|
Read Ebook: Récits d'un soldat: Une armée prisonnière; Une campagne devant Paris by Achard Am D E
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next Page Prev PageEbook has 591 lines and 45276 words, and 12 pagesJe pris subitement place dans un wagon o? quinze zouaves allongeaient leurs gu?tres. Des regards curieux se dirig?rent vers le nouveau-venu, qui m?lait tout ? coup sa jeune barbiche au rassemblement farouche de ces moustaches rouges et noires. L'instant ?tait critique: il y avait l? un ?cueil ? franchir. Une magnifique pipe que je tirai et que j'offris tour ? tour ? chacun me gagna le coeur de mes compagnons de route. En signe d'adoption, ils me tutoy?rent spontan?ment. Vers dix heures du soir, le train s'arr?ta ? Charleville: le d?tachement des zouaves quitta les wagons, et vint camper sur une promenade au-dessus de la station. L'influence de la pipe, dont le tuyau d'ambre sortait de ma poche, me permit l'entr?e d'une tente o? l'hospitalit? la plus cordiale m'accueillit sur un pan de gazon. Mon tartan, que je n'avais pas quitt? depuis mon d?part de Paris, me servit de matelas et de couverture, et je m'endormis entre mes camarades. Lorsque par hasard j'entrouvrais les yeux, et qu'? la lueur p?le de quelques tisons br?lant ?? et l? j'apercevais ce p?le-m?le de jambes enfouies dans d'immenses culottes, et de t?tes cach?es ? demi sous le fez rouge, des rires silencieux me prenaient. Je fus r?veill? par la ros?e qui transper?ait mes v?tements et me gla?ait. Les zouaves, qui, dans des attitudes diverses, ronflaient sous la tente, secou?rent leurs oreilles comme des chiens qui viennent de recevoir une ond?e, et, sifflant des airs bizarres m?l?s de couplets saugrenus, se mirent en devoir de plier les tentes et de faire les sacs pour ?tre pr?ts ? partir au premier signal. Je m'employai avec eux tant bien que mal. Allant et venant, je fis la d?couverte d'un superbe capuchon de drap tout neuf qui gisait sur l'herbe et semblait orphelin. Je soulevai le capuchon, l'examinai, et ne put lui refuser les louanges qu'il m?ritait au double point de vue de la solidit? et de la conservation. --A qui le capuchon? m'?criai-je en le tenant suspendu au bout de mon bras. --A toi, parbleu! s'?cria un vieux zouave chevronn? jusqu'? l'?paule. Je le regardai un peu surpris. --Tu ne comprends donc pas? reprit-il; c'est pourtant bien clair. Tu as droit ? un capuchon et tu n'en as pas, ce qui est la faute du gouvernement; cependant en voici un qui se balance entre tes doigts. Quelqu'un le r?clame-t-il? non; ma conclusion est qu'il t'appartient. Et toujours parlant il m'en coiffa. Un coup de clairon retentit. --C'est l'assembl?e qui sonne, ajouta-t-il, en route ? pr?sent, le lieutenant n'aime pas qu'on le fasse attendre. A sept heures et demie, un train prit le d?tachement, et la locomotive courut sur la voie qui aboutissait ? Sedan. Ici le verbe courir doit se prendre dans le sens le plus modeste. Le convoi marchait, parfois m?me il se tra?nait. D'une main, le m?canicien, debout sur sa machine, serrait le frein; du regard, il sondait l'horizon. On ne savait pas au juste o? ?taient les Prussiens, et ? toute minute on craignait de trouver la voie coup?e. Tout ? c?t? des rails, en contre-bas, filait une route sur laquelle passaient en toute h?te des familles de paysans chass?es par la peur et le d?sespoir. Des femmes qui pleuraient portaient des petits enfants. Ces malheureux pressaient la fuite de quelques bestiaux. On entendait le grincement des charrettes toutes charg?es de ce qu'ils avaient pu sauver. Des d?tonations roulaient dans la campagne. On voyait ?? et l?, au-dessus des haies, des panaches de fum?e blanche; toutes les t?tes ?taient aux porti?res. Le convoi allait au devant de la bataille. Un m?lange d'angoisse et d'impatience m'agitait. En ce moment, un zouave parut sur le marchepied, et avertit ses camarades, de la part du lieutenant, qu'ils devaient se tenir pr?ts ? tirer. En un clin d'oeil, tous les chassepots furent charg?s et arm?s. Le wagon s'en trouva h?riss?, et la locomotive prit une allure plus rapide. On n'apercevait au loin que quelques groupes noirs ondulant dans la plaine. Des yeux per?ants croyaient y reconna?tre le casque ? pointe des Prussiens. Tout ? coup un obus parti d'un point invisible s'enfon?a dans le remblai du chemin de fer; un autre, qui le suivait, ?corna l'angle d'un wagon. Le convoi en fut quitte pour la secousse. Les zouaves r?pondirent ? cette agression par quelques coups de fusil tir?s dans la direction des masses noires qu'on voyait au loin. Une heure apr?s, le convoi ?tait en vue de Sedan, et s'arr?tait bient?t ? la gare, qui est situ?e ? un kilom?tre ? peu pr?s du corps de place. D?j? les bataillons prussiens couronnaient certaines hauteurs voisines. Les promenades qui m'avaient fatigu? ? M?zi?res et ? Rethel m'attendaient ? Sedan. J'avais ? peine fait quelques pas dans la ville, qu'un fourrier de zouaves m'engagea, ainsi que plusieurs de mes camarades, ? retourner ? la gare, o? des caisses de fusils ?taient arriv?es, disait-il. Je m'y rendis en courant. A la gare, point de caisses et point de fusils, mais des amas de pains et des monceaux de sacs remplis de biscuits. Je regardai le fourrier. --Vous n'y comprenez rien, n'est-ce pas? me dit-il en riant: ne me fallait-il pas des hommes de bonne volont? pour enlever ces provisions? M'auriez-vous suivi, si je ne vous avais pas promis des armes? Il n'y avait rien ? r?pliquer ? ce raisonnement. Ployant bient?t sous le poids du sac et portant un pain sous chaque bras, je repris le chemin de Sedan, o? mon d?tachement avait ordre d'attendre sur la place Stanislas. Un ordre vint en effet qui le fit retourner ? la porte de Paris, par laquelle il ?tait entr?. Une rumeur effroyable remplissait la ville. Des aides de camp circulaient, des estafettes passaient portant des d?p?ches, des groupes se formaient au coin des rues; un homme vint criant qu'on avait remport? une grande victoire. Quelques incr?dules hoch?rent la t?te. Une canonnade furieuse ne cessait pas de retentir dans la direction nord-est de Sedan. On avait le sentiment qu'une partie formidable se jouait de ce c?t?-l?. Toutes les oreilles ?taient tendues, tous les coeurs oppress?s. Brusquement un sergent me tira de mon repos, et, faisant l'appel des hommes qui n'?taient pas arm?s, me conduisit avec quelques-uns de mes camarades ? la citadelle, o? enfin on nous distribua des fusils. Le commandant de place, qui assistait ? cette distribution, fit aux zouaves une courte allocution pour les engager ? s'en bravement servir, et au pas gymnastique le sergent nous ramena ? la porte de Paris, o? l'on se disposait ? recevoir une attaque. Des bourgeois effar?s allaient et venaient. Il y avait de grands silences interrompus par de sourdes d?tonations. Un cort?ge passa portant un uhlan ? moiti? mort couch? sur deux fusils. De ces ?tres abrutis et vils comme il s'en trouve dans toutes les foules, se ru?rent autour de la civi?re en criant et vocif?rant. Le visage p?le du bless? ne remua pas; peut-?tre n'entendait-il plus ces insultes. Sur sa poitrine ensanglant?e, et que laissait voir sa chemise entr'ouverte, pendait une plaque de cuir dont la vue m'intrigua beaucoup. ?tait-ce, comme quelques-uns le supposaient, une esp?ce de cuirasse destin?e ? prot?ger les soldats du roi Guillaume contre les balles des fusils fran?ais? ?tait-ce plus simplement une sorte d'?tiquette solide sur laquelle ?taient inscrits le num?ro matricule du combattant, avec ceux du r?giment, du bataillon et de la compagnie, et qui devait le faire reconna?tre en cas de mort? Le bruit du canon qui grondait toujours ne me permit pas d'approfondir plus longtemps cette question. Un sergent disposait nos hommes le long du mur d'enceinte, de cinq m?tres en cinq m?tres, en nous recommandant de ne pas tirer sans voir et sans bien viser. Il ?tait ? peu pr?s six heures du soir quand je pris possession du poste qui m'avait ?t? assign?. On nous avait pr?venus que nous serions relev?s ? minuit: c'?tait une faction de six heures pour mes d?buts; mais j'avais un bon chassepot ? la main, tout battant neuf, et je n'aurais pas troqu? mon coin o? soufflait la bise contre un fauteuil d'orchestre ? l'Op?ra. Mes camarades et moi, nous ?tions tous couch?s sur le rempart dans l'herbe et la ros?e, observant un silence profond et l'oeil au guet. Mon attention ?tait quelquefois distraite par des mouvements qui se faisaient autour de nous. Deux compagnies de lignards firent abaisser le pont-levis, et fil?rent, l'arme sur l'?paule, vers la gare du chemin de fer, o? elles allaient prendre une grand'garde. On entendait leur pas dans l'ombre, et leur masse noire s'effa?ait lentement dans une sorte d'ondulation cadenc?e. Le froid p?n?trant de la nuit se faisait sentir. Mes v?tements de laine et mon capuchon lui-m?me s'imbibaient de ros?e; des frissons me couraient sous la peau. Dix heures sonn?rent, puis onze. Rien ne bougeait dans la plaine. Mes yeux se fatiguaient ? regarder la nuit. Je me serais peut-?tre endormi sans le froid glacial qui, du bout de mes pieds tremp?s dans l'eau, montait jusqu'? mes ?paules. A droite et ? gauche, les corps inertes de mes compagnons de garde s'allongeaient pesamment dans le gazon terne et d?tremp?. De temps ? autre, des monosyllabes rudes sortaient de leurs l?vres, puis tout rentrait dans le silence. Minuit arriva; toutes les oreilles en compt?rent les douze coups. Mon enthousiasme s'?tait adouci. Plusieurs d'entre nous tourn?rent la t?te du c?t? par lequel nous ?tions venus. Rien n'y parut. Quand la demie tinta: --A pr?sent, murmura l'un de mes voisins que l'exp?rience avait rendu sceptique, ce sera comme ?a jusqu'? demain. Il ne se trompait pas. A six heures du matin, nous ?tions encore immobiles aux m?mes places. Pour secouer la somnolence qui faisait parfois tomber nos paupi?res alourdies, nous avions la distraction de quelques alertes. Ainsi, par exemple, vers une heure, des mobiles camp?s dans notre voisinage, entendant marcher, saut?rent sur leurs faisceaux, cri?rent aux armes ? tue-t?te, et commenc?rent un feu violent. Les officiers exasp?r?s couraient partout en criant: Ne tirez pas! ne tirez pas! mais les fusils partaient toujours. Ce beau tapage dura cinq minutes. Il s'agissait tout simplement d'une compagnie de ligne qui rentrait apr?s une reconnaissance. Un malheureux caporal fut victime de cette fausse alerte. Il y eut encore deux ou trois algarades semblables. La derni?re me laissa sans ?motion. Vers quatre heures et demie du matin, aux premi?res lueurs du jour, partit un coup de canon tir? des remparts de Sedan. Ce premier coup de canon marquait le commencement d'une journ?e qui devait compter parmi les plus irr?parables d?sastres. Bient?t des d?charges violentes suivirent cette premi?re d?tonation. Je regardais, dans l'ombre qui s'?clairait, les rayons rouges de ces coups de feu retentissants. D?j? mon oreille ?tait faite ? ce bruit terrible. Appuy? sur le coude, j'en ?coutais le grondement, qui ne cessait plus et redoublait d'intensit? en se rapprochant. La bataille faisait rage. Cette fois j'y avais ma place marqu?e d'avance. Vers six heures, on vint relever le d?tachement qui avait pass? la nuit sur le rempart. --C'est le moment de casser une cro?te, me dit le sergent, d?p?che-toi; tout ? l'heure il va faire chaud. Les obus broyaient la pierre des murailles ou fouettaient l'eau des foss?s. Les ?clats volaient partout. Une pi?ce de canon plac?e sur le rempart, un peu ? gauche de la porte, r?pondait aux batteries prussiennes avec une rapidit? et une pr?cision qui attir?rent bient?t leur attention de son c?t?. Une gr?le de projectiles mit hors de service quelques artilleurs. Il ?tait clair que les ennemis s'appliquaient ? ?teindre le feu de leur pi?ce. Ils y r?ussirent bient?t sans m?rite aucun. Le pauvre canon se tut de lui-m?me faute de munitions. L'un des artilleurs qui restaient debout jeta son ?couvillon avec rage; un autre se croisa les bras sur la poitrine, quelques-uns se retir?rent lentement poursuivis par les obus. Pendant ce duel in?gal, j'allais et venais devant mon pont-levis. Les obus et les boulets, qui tout ? l'heure arrivaient seuls, ?taient maintenant accompagn?s d'une pluie de balles qui s'aplatissaient en aur?ole contre les murailles, ou ricochaient sur le fer des garde-fous avec un p?tillement qui aga?ait mes oreilles. Nous ?tions, mon camarade et moi, en sentinelle sur le bord du foss?, comme des cibles vivantes contre lesquelles des Bavarois qui venaient de s'emparer de la gare exer?aient leur adresse. Ils y mettaient une grande activit?. Jusqu'alors leur pr?cipitation m?me nous avait pr?serv?s; mais l'un d'eux ne pouvait-il pas rectifier son tir et atteindre enfin le point de mire offert ? leurs coups? Nous n'?changions pas un mot, nos regards parlaient pour nous. Deux ou trois jets de poussi?re arrach?s par des balles ? la cr?te du foss? avaient d?j? vol? sur mes jambi?res, lorsque le lieutenant, tout en laissant le pont-levis abaiss?, nous fit rentrer sous le rempart. Un soupir d'all?gement, je l'avoue, souleva ma poitrine. Cela fait, il demanda trente hommes de bonne volont? pour occuper les cr?neaux de l'avanc?e au del? du pont-levis. En ce moment, la route par laquelle il fallait n?cessairement passer ?tait balay?e par une pluie d'obus et de balles qui en labouraient le sol et les abords. Cinquante zouaves se pr?sent?rent, et les trente premiers s'?lanc?rent au pas de course. Retenu sous la vo?te par la consigne, je les regardai partir. J'avais le coeur serr?: il me semblait qu'aucun d'eux ne pourrait traverser cet ouragan de fer et de plomb; mais d?j? leur course furieuse les avait port?s aux cr?neaux. Deux ou trois gisaient par terre; un autre se d?battait dans le foss?. A peine accroupis ? leur poste d'observation, ils rendaient balle pour balle. On tirait aussi de dessus les remparts, o? des compagnies de mobiles ?taient align?es; malheureusement tous les coups, dans la pr?cipitation du feu, ne portaient pas sur les Prussiens. Quelques-uns frappaient autour des cr?neaux; un zouave atteint entre les ?paules, resta sur place. La fusillade ne faisait plus qu'un long roulement ?touff? par les d?charges de l'artillerie. Le lieutenant fit sonner la retraite. Il fallait de nouveau passer le pont-levis o? le tourbillon des projectiles s'abattait. Un ?lan ramena les volontaires qui avaient si bravement fait leur devoir; mais leur groupe vaillant paya sa d?me ? la mort. J'en vis tomber trois encore, et le reste disparut sous la vo?te: ma gorge ?tait prise comme dans un ?tau. Mon tour de servir ?tait venu. Sur un signe du lieutenant, et ? l'instant m?me o? les derniers zouaves passaient sur le tablier du pont-levis, je m'?lan?ai avec cinq ou six camarades compl?tement en dehors et me suspendis aux cha?nes du pont qu'il s'agissait de relever. Les Prussiens, qui n'?taient plus tenus en respect, se pr?cipit?rent du c?t? des palissades et firent un feu d'enfer. Je ne voyais plus. Autour de cette grappe d'hommes qui pesaient de toutes leurs forces sur les deux cha?nes, les balles tra?aient un cercle en s'aplatissant contre le mur. Il me semblait que huit ou dix allaient me traverser le corps. Elles ricochaient partout; leur choc contre la pierre et le fer ne s'en d?tachait pas en coups isol?s, mais faisait un bruissement continuel. Je m'?tonnais de la pesanteur du pont, bien que j'eusse mis ? l'?preuve la solidit? de mes muscles, et de la lenteur maladroite des cha?nes ? glisser dans leurs ramures, et cependant cette op?ration qui me paraissait interminable ne dura pas plus de quinze secondes. Quand les balles trou?rent le lourd bouclier qui fermait la vo?te, je me secouai: je n'avais pas une ?gratignure. Aucun de mes camarades non plus n'avait ?t? touch?. --C'est la chance, murmura un caporal qui s'essuyait le front. Un de mes voisins me tapa sur l'?paule, et m'engagea ? le suivre sur le rempart. --Tu comprends, me dit-il, qu'il n'y a plus rien ? faire ici; l?-haut, nous verrons tout: ce doit ?tre dr?le. Cette derni?re observation me d?cida. On avait bien l?-haut, comme disait le zouave, l'inconv?nient des obus qui tombaient ?? et l?; mais on pouvait ais?ment se d?filer des balles. Je m'?tendis sur l'herbe, et me mis ? fumer quelques cigarettes, tout en ne perdant aucun d?tail du spectacle que j'avais sous les yeux. Des nuages de fum?e montaient dans l'air, des fermes br?laient; on distinguait des ondulations noires parmi les champs. ?? et l?, des hommes isol?s couraient. Des masses profondes s'avan?aient au loin. --?a, c'est l'infanterie, me dit mon voisin, qui savourait ma pipe... Ces gueux-l? en ont des tas. Il s'interrompit pour m'emprunter une pinc?e de tabac, et, allongeant le bras dans la direction d'un hameau: --Cette poussi?re qui roule tout l?-bas, c'est des uhlans; plus on en tue, plus il y en a. J'?tais sur mon rempart comme dans une stalle d'orchestre; mais les drames militaires que j'avais vus au th??tre ne m'avaient donn? qu'une m?diocre id?e du spectacle terrible dont les sc?nes se d?roulaient sous mes yeux: je ne comptais plus les cadavres ?pars dans les champs. Quelque chose qui se passait ? ma gauche me fit tout ? coup me relever ? demi. Sur un plateau qui s'?tend au-dessus de Sedan et qui fait face ? la Belgique, un r?giment de cuirassiers lanc? au galop ex?cutait une charge. Les rayons du soleil frappaient leur masse ?clatante. Les cuirasses semblaient en flammes: c'?tait comme une nappe d'?clairs qui courait. On voyait leurs sabres ?tinceler parmi les casques. L'avalanche des escadrons tombait sur les lignes noires de l'infanterie bavaroise, lorsque les batteries prussiennes aper?urent nos cuirassiers. Soudain le vol des obus qui battait le rempart passa avec un bruit strident au-dessus de nos t?tes et tourbillonna sur le plateau. Je vis des rangs s'ouvrir et des chevaux tomber. Je sentais mon coeur battre ? m'?touffer. Il arrive souvent que les ?motions n'atteignent pas au niveau de ce qu'on esp?rait ou redoutait; mais au milieu de ce bruit formidable, en pr?sence de ces fourmili?res d'hommes qui marchaient dans le sang, celles qui m'agitaient d?passaient en violence tout ce que j'avais pu supposer. Pendant toute la matin?e, on avait cru dans Sedan que nous ?tions vainqueurs; c'?tait moins cependant une croyance qu'un espoir. Quelques officiers essay?rent m?me de relever le moral des soldats par des r?cits fantastiques. --Courage, mes enfants, disaient-ils, Bazaine arrive! H?las! ce ne fut point Bazaine, mais un nouveau Bl?cher avec 100,000 hommes encore! Vers midi, le bruit se r?pandit parmi les groupes que l'arm?e prussienne, augment?e subitement d'un gros renfort de troupes fra?ches, avait pris l'offensive, et que les n?tres, fatigu?s d'une lutte in?gale, battaient en retraite. A deux heures ? peu pr?s, la d?bandade commen?a. Du sommet du rempart, o? j'?tais toujours plac? avec les autres zouaves de mon d?tachement, j'assistais ? cette retraite, qui prenait de minute en minute l'aspect d'une d?route. Les r?giments que j'apercevais au loin flottaient ind?cis. Les rangs ?taient confondus; plus d'ordre. Dans cette foule, les projectiles faisaient des trou?es. Des bataillons s'effondraient ou s'?miettaient. Je ne perdais pas l'occasion de faire le coup de feu. Nous tirions ? volont?, et nous m?nagions nos cartouches. Je me sentais pris de rage ? la vue des Prussiens, dont les casques pointus s'avan?aient de toutes parts. Il en tombait quelques-uns; mais la masse de leurs tirailleurs affluait toujours. De singuli?res id?es vous traversent l'esprit en ces moments-l?. Tout en chargeant et d?chargeant mon chassepot avec la sage lenteur d'un homme qui a beaucoup chass?, je me rappelai ces grandes battues de li?vres auxquelles j'avais assist? dans le pays de Bade pendant la saison d'automne. J'y prenais un plaisir extr?me; je ne me doutais pas qu'un jour viendrait o? ces m?mes coups que j'envoyais ? d'innocentes b?tes, je les dirigerais contre des hommes. Je voyais mes voisins relever la t?te par un mouvement vif apr?s chaque coup, et regarder au loin pour voir s'il avait port?. Parfois un rire ?clatant t?moignait de leur contentement, un juron de leur d?convenue. De malheureux bless?s se tra?naient le long des haies, usant ce qui leur restait de force pour chercher un abri. Des soldats tombaient lourdement comme des masses, les bras en avant, et ne remuaient plus; d'autres pirouettaient sur eux-m?mes, ou bondissaient comme des chevreuils surpris dans leur course et se d?battaient dans l'herbe. Je pus remarquer l'effroyable dose de f?rocit? qui se r?veille dans le coeur de l'homme quand il a une arme dans les mains. On a soif de sang humain; on ne pense plus qu'? tuer. Cette f?rocit? qui pr?cipite l'attaque n'a d'?gale que la peur qui pr?cipite la fuite. Je me demandais ce que pouvait signifier ce verbe, quand j'aper?us un soldat prussien qui, rampant le long d'un talus, cherchait ? gagner la palissade que nous venions d'abandonner. De temps en temps il ?paulait et tirait. J'attendis un passage o? l'ondulation du terrain le for?ait ? se mettre ? d?couvert. Au moment o? il s'y engageait, je fis feu. Il l?cha son fusil et roula dans le creux. --Tu as mordu, me dit le zouave. J'?prouvai un fr?missement profond dans tout mon ?tre; mais l'affaire ?tait trop chaude pour me permettre d'analyser mes sensations. Les projectiles ne cessaient pas d'?gratigner la cr?te du rempart contre lequel nous ?tions couch?s. Il y avait ? ma gauche un engag? volontaire qui avait voulu, comme moi, faire partie du 3e zouaves. Je l'avais rencontr? dans le wagon pris ? Harrison. Le premier obus qui ?clata dans son voisinage ne lui fit pas cligner les yeux. Un moment vint o? il manqua de cartouches. Un caporal, qui en avait une provision, lui en jeta un paquet; mon jeune voisin se leva sur les genoux pour le ramasser. Sa t?te d?passa un instant le niveau du parapet. Je vis tout ? coup son visage tomber sur sa main, qui devint rouge; une balle lui ?tait entr?e par la nuque et sortie par la bouche; je m'?lan?ai vers lui. --Il est mordu! reprit mon vieux voisin. J'avais le coeur un peu lourd. Un mouvement machinal m'avait fait allonger les doigts vers le paquet de cartouches qu'un filet de sang gagnait. J'en mis une partie sur l'herbe autour de moi, et le reste dans mes larges poches. --Tu n'as donc pas de ceinturon? me dit l'homme qui conjuguait si bien le verbe mordre. Et sur ma r?ponse n?gative: --Quelle brute! fit-il en haussant les ?paules. D?bouclant alors le ceinturon du pauvre mort, froidement il l'ajusta autour de ma taille. Nous continuions ? tirailler. --Trente hommes de bonne volont?! cria tout ? coup notre lieutenant. Je fus sur pied aussit?t. La plupart de mes camarades ?taient debout. --Il s'agit de retourner aux cr?neaux et vivement! cria le lieutenant. Nous part?mes tous en courant. D?j? les cha?nes du pont-levis s'abaissaient. Notre ?lan fut si rapide, que plusieurs d'entre nous se trouv?rent sur le tablier, suspendus dans le vide, avant qu'il e?t touch? le bord oppos?. Arriv?s l?, un bond nous porta vers les cr?neaux. Les Prussiens, embusqu?s de l'autre c?t?, nous envoyaient des d?charges terribles presque ? bout portant. On a la fi?vre dans ces moments-l?, et la bouche d'un canon ne vous ferait pas peur; mais quelle ne fut pas ma stup?faction d'apercevoir, en arrivant ? mon poste, que le revers du cr?neau ?tait habit?! Devant moi soufflait un visage rouge que coupait en deux une longue paire de moustaches h?riss?es. Un casque luisait au sommet de ce visage qui grima?ait. Deux canons de fusil s'abattirent dans l'ouverture du cr?neau presque en m?me temps, l'un mena?ant l'autre; mais le mien partit le premier. J'entendis un cri ?touff?, et le visage rouge disparut. Je ne me risquai pas ? regarder de l'autre c?t?. Les mobiles rang?s le long du rempart tiraient toujours, et quelques-unes de leurs balles arrivaient dans le clos o? nous restions accroupis; mais les Prussiens nous donnaient trop de besogne pour qu'aucun de nous e?t le temps de s'occuper de ce qui se passait derri?re lui. Une violente d?tonation cependant me fit tourner la t?te: c'?tait le canon, dont un premier coup avait attir? l'attention des batteries prussiennes, qui envoyait des paquets de mitraille aux maisons voisines pour en d?loger les Bavarois. Des cartouches de chassepot lui avaient fourni la poudre et les balles. A la premi?re d?charge, les soldats ? la veste bleue ou couverts de la lourde capote grise, saut?rent comme des rats surpris par une explosion dans leur grenier. Les plus agiles bondissaient par-dessus les murs et les enclos; les plus fins ou les plus timides rampaient ?? et l?, profitant du moindre pan de muraille, des plis du terrain, des obstacles ?pars sur la route, pour dissimuler leur pr?sence. D'autres, qui ne voulaient pas reculer, se faisaient un abri de quelque bout de haie ou d'une borne jet?e ? l'angle d'une maison, et continuaient ? tirailler. Prussiens et Fran?ais, nous ?tions tous en embuscade. Je n'avais qu'un petit nombre de cartouches, et je les m?nageais. Mes camarades et moi, nous n'?changions que de rares monosyllabes. Les yeux, les oreilles, les pens?es, l'?me et le coeur, tout appartenait ? la bataille. On voulait tuer, tuer encore, toujours tuer. Du bout du fusil, on cherchait sa proie; on avait des joies subites et des sourires nerveux quand un corps tombait et augmentait la ceinture de cadavres qui bordait la palissade. On m'avait parl? de la fi?vre ?pouvantable que donne la chasse ? l'homme: j'en avais l'abominable feu dans les veines. Nous ne savions rien de la bataille, dont les bruits retentissaient depuis le matin. Un horizon de fum?e nous entourait; mais on comprenait, ? la violence des d?tonations, qu'elle se rapprochait de plus en plus. Nous sentions vaguement que l'arm?e allait ?tre prise dans Sedan. Elle s'y engouffrait lentement. Autour des remparts, des tourbillons d'hommes s'agitaient p?le-m?le, les cavaliers avec les fantassins. On y voyait les r?giments s'?parpiller et se dissoudre. Un coup de clairon nous rappela sur les remparts; il y avait deux heures que je br?lais de la poudre. Deux heures apr?s, un coup de clairon me renvoya aux palissades: j'avais renouvel? ma provision de cartouches. Je ne sentais plus ni la fatigue, ni le soleil, ni la faim. Tout ? coup la nouvelle qu'un armistice de vingt-quatre heures venait d'?tre sign? circula avec la rapidit? de l'?tincelle ?lectrique. Presque aussit?t le drapeau blanc fut arbor? sur le rempart. --Voil? le chiffon! me dit un zouave d'Afrique en me poussant du coude. Tous, nous nous m?mes ? le regarder d'un air d'h?b?tement. A la furie de la bataille succ?dait une sorte d'an?antissement. J'essuyai machinalement mon fusil, dont la culasse ?tait noire de poudre et dont le canon fumait. Mes camarades grondaient entre eux: --Et l'homme aux graines d'?pinard de ce matin, o? donc est-il? En voil? des g?n?raux qui ne valent pas un caporal! murmura l'un d'eux. Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page |
Terms of Use Stock Market News! © gutenberg.org.in2025 All Rights reserved.