|
Read Ebook: Aziyadé Extrait des notes et lettres d'un lieutenant de la marine anglaise entré au service de la Turquie le 10 mai 1876 tué dans les murs de Kars le 27 octobre 1877. by Loti Pierre
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next Page Prev PageEbook has 1271 lines and 52005 words, and 26 pagesLes trois vieilles mettent dans sa ceinture plusieurs poignards dont les manches d'argent sont incrust?s de corail, et les lames damasquin?es d'or; elles lui passent une veste dor?e ? manches flottantes, et le coiffent d'un tarbouch. Apr?s cela, elles expriment, par des gestes, que Loti est tr?s beau ainsi, et vont chercher un grand miroir. Loti trouve qu'il n'est pas mal en effet, et sourit tristement ? cette toilette qui pourrait lui ?tre fatale; et puis il dispara?t par une porte de derri?re et traverse toute une ville saugrenue, des bazars d'Orient et des mosqu?es; il passe inaper?u dans des foules bariol?es, v?tues de ces couleurs ?clatantes qu'on affectionne en Turquie; quelques femmes voil?es de blanc se disent seulement sur son passage: " Voici un Albanais qui est bien mis, et ses armes sont belles." Plus loin, mon cher William, il serait imprudent de suivre votre ami Loti; au bout de cette course, il y a l'amour d'une femme turque, laquelle est la femme d'un Turc,--entreprise insens?e en tout temps, et qui n'a plus de nom dans les circonstances du jour.--Aupr?s d'elle, Loti va passer une heure de compl?te ivresse, au risque de sa t?te, de la t?te de plusieurs autres, et de toutes sortes de complications diplomatiques. Vous direz qu'il faut, pour en arriver l?, un terrible fond d'?go?sme; je ne dis pas le contraire; mais j'en suis venu ? penser que tout ce qui me pla?t est bon ? faire et qu'il faut toujours ?picer de son mieux le repas si fade de la vie. Vous ne vous plaindrez pas de moi, mon cher William: je vous ai ?crit longuement. Je ne crois nullement ? votre affection, pas plus qu'? celle de personne; mais vous ?tes, parmi les gens que j'ai rencontr?s de?? et del? dans le monde, un de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir ? vivre et ? ?changer mes impressions. S'il y a dans ma lettre quelque peu d'?panchement, il ne faut pas m'en vouloir: j'avais bu du vin de Chypre. ? pr?sent c'est pass?; je suis mont? sur le pont respirer l'air vif du soir, et Salonique faisait pi?tre mine; ses minarets avaient l'air d'un tas de vieilles bougies, pos?es sur une ville sale et noire o? fleurissent les vices de Sodome. Quand l'air humide me saisit comme une douche glac?e, et que la nature prend ses airs ternes et piteux, je retombe sur moi-m?me; je ne retrouve plus au-dedans de moi que le vide ?coeurant et l'immense ennui de vivre. Je pense aller bient?t ? J?rusalem, o? je t?cherai de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l'instant, mes croyances religieuses et philosophiques, mes principes de morale, mes th?ories sociales, etc., sont repr?sent?s par cette grande personnalit?: le gendarme. Je vous reviendrai sans doute en automne dans le Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains et je suis votre d?vou?. Ce fut une des ?poques troubl?es de mon existence que ces derniers jours de mai 1876. Longtemps j'?tais rest? an?anti, le coeur vide, inerte, ? force d'avoir souffert; mais cet ?tat transitoire avait pass?, et la force de la jeunesse amenait le r?veil. Je m'?veillais seul dans la vie; mes derni?res croyances s'en ?taient all?es, et aucun frein ne me retenait plus. Quelque chose comme de l'amour naissait sur ces ruines, et l'Orient jetait son grand charme sur ce r?veil de moi-m?me, qui se traduisait par le trouble des sens. Elle ?tait venue habiter avec les trois autres femmes de son ma?tre un yali de campagne, dans un bois, sur le chemin de Monastir; l?, on la surveillait moins. Le jour je descendais en armes. Par grosse mer, toujours, un canot me jetait sur les quais, au milieu de la foule des bateliers et des p?cheurs; et Samuel, plac? comme par hasard sur mon passage, recevait par signes mes ordres pour la nuit. J'ai pass? bien des journ?es ? errer sur ce chemin de Monastir. C'?tait une campagne nue et triste, o? l'oeil s'?tendait ? perte de vue sur des cimeti?res antiques; des tombes de marbre en ruine, dont le lichen rongeait les inscriptions myst?rieuses; des champs plant?s de menhirs de granit; des s?pultures grecques, byzantines, musulmanes, couvraient ce vieux sol de Mac?doine o? les grands peuples du pass? ont laiss? leur poussi?re. De loin en loin, la silhouette aigu? d'un cypr?s, ou un platane immense, abritant des bergers albanais et des ch?vres; sur la terre aride, de larges fleurs lilas p?le, r?pandant une douce odeur de ch?vrefeuille, sous un soleil d?j? br?lant. Les moindres d?tails de ce pays sont rest?s dans ma m?moire. La nuit, c'?tait un calme ti?de, inalt?rable, un silence m?l? de bruits de cigales, un air pur rempli de parfums d'?t?; la mer immobile, le ciel aussi brillant qu'autrefois dans mes nuits des tropiques. Elle ne m'appartenait pas encore; mais il n'y avait plus entre nous que des barri?res mat?rielles, la pr?sence de son ma?tre, et le grillage de fer de ses fen?tres. Je passais ces nuits ? l'attendre, ? attendre ce moment, tr?s court quelquefois, o? je pouvais toucher ses bras ? travers les terribles barreaux, et embrasser dans l'obscurit? ses mains blanches, orn?es de bagues d'Orient. Et puis, ? certaine heure du matin, avant le jour, je pouvais, avec mille dangers, rejoindre ma corvette par un moyen convenu avec les officiers de garde. Mais j'ai vu d'?tranges choses la nuit avec ce vagabond, une prostitution ?trange, dans les caves o? se consomment jusqu'? compl?te ivresse le mastic et le raki ... Une nuit ti?de de juin, ?tendus tous deux ? terre dans la campagne, nous attendions deux heures du matin,--l'heure convenue.--Je me souviens de cette belle nuit ?toil?e, o? l'on n'entendait que le faible bruit de la mer calme. Les cypr?s dessinaient sur la montagne des larmes noires, les platanes des masses obscures; de loin en loin, de vieilles bornes s?culaires marquaient la place oubli?e de quelque derviche d'autrefois; l'herbe s?che, la mousse et le lichen avaient bonne odeur; c'?tait un bonheur d'?tre en pleine campagne une pareille nuit, et il faisait bon vivre. Mais Samuel paraissait subir cette corv?e nocturne avec une d?testable humeur, et ne me r?pondait m?me plus. Alors je lui pris la main pour la premi?re fois, en signe d'amiti?, et lui fis en espagnol ? peu pr?s ce discours: --Mon bon Samuel, vous dormez chaque nuit sur la terre dure ou sur des planches; l'herbe qui est ici est meilleure et sent bon comme le serpolet. Dormez, et vous serez de plus belle humeur apr?s. N'?tes-vous pas content de moi? et qu'ai-je pu vous faire? Sa main tremblait dans la mienne et la serrait plus qu'il n'e?t ?t? n?cessaire. Quelque chose d'inou? et de t?n?breux avait un moment pass? dans la t?te du pauvre Samuel;--dans le vieil Orient tout est possible!--et puis il s'?tait couvert la figure de ses bras, et restait l?, terrifi? de lui-m?me, immobile et tremblant ... LOTI A PLUMKETT, LIEUTENANT DE MARINE Salonique, mai 1876. Mon cher Plumkett, Vous pouvez me raconter, sans m'ennuyer jamais, toutes les choses tristes ou saugrenues, ou m?me gaies, qui vous passeront par la t?te; comme vous ?tes class? pour moi en dehors du " vil troupeau ", je lirai toujours avec plaisir ce que vous m'?crirez. Votre lettre m'a ?t? remise sur la fin d'un d?ner au vin d'Espagne, et je me souviens qu'elle m'a un peu, ? premi?re vue, abasourdi par son ensemble original. Vous ?tes en effet " un dr?le de type ", mais cela, je le savais d?j?. Vous ?tes aussi un gar?on d'esprit, ce qui ?tait connu. Mais ce n'est point l? seulement ce que j'ai d?m?l? dans votre longue lettre, je vous l'assure. J'ai vu que vous avez d? beaucoup souffrir, et c'est l? un point de commun entre nous deux. Moi aussi, il y a dix longues ann?es que j'ai ?t? lanc? dans la vie, ? Londres, livr? ? moi-m?me ? seize ans; j'ai go?t? un peu toutes les jouissances; mais je ne crois pas non plus qu'aucun genre de douleur m'ait ?t? ?pargn?. Je me trouve fort vieux, malgr? mon extr?me jeunesse physique, que j'entretiens par l'escrime et l'acrobatie. Les confidences d'ailleurs ne servent ? rien; il suffit que vous ayez souffert pour qu'il y ait sympathie entre nous. ? la quatri?me page de votre papier, votre main courait un peu vite sans doute, quand vous avez ?crit: " une affection et un d?vouement illimit?s. " Si vous avez pens? cela, vous voyez bien, mon cher ami, qu'il y a encore chez vous de la jeunesse et de la fra?cheur, et que tout n'est pas perdu. Ces belles amiti?s-l?, ? la vie, ? la mort, personne plus que moi n'en a ?prouv? tout le charme; mais, voyez-vous, on les a ? dix-huit ans; ? vingt-cinq, elles sont finies, et on n'a plus de d?vouement que pour soi-m?me. C'est d?solant, ce que je vous dis l?, mais c'est terriblement vrai. Salonique, juin 1876. C'?tait un bonheur de faire ? Salonique ces corv?es matinales qui vous mettaient ? terre avant le lever du soleil. L'air ?tait si l?ger, la fra?cheur si d?licieuse, qu'on n'avait aucune peine ? vivre; on ?tait comme p?n?tr? de bien-?tre. Quelques Turcs commen?aient ? circuler, v?tus de robes rouges, vertes ou orange, sous les rues vo?t?es des bazars, ? peine ?clair?es encore d'une demi-lueur transparente. L'ing?nieur Thompson jouait aupr?s de moi le r?le du confident d'op?ra-comique, et nous avons bien couru ensemble par les vieilles rues de cette ville, aux heures les plus prohib?es et dans les tenues les moins r?glementaires. Le soir, c'?tait pour les yeux un enchantement d'un autre genre: tout ?tait rose ou dor?. L'Olympe avait des teintes de braise ou de m?tal en fusion, et se r?fl?chissait dans une mer unie comme une glace. Aucune vapeur dans l'air: il semblait qu'il n'y avait plus d'atmosph?re et que les montagnes se d?coupaient dans le vide, tant leurs ar?tes les plus lointaines ?taient nettes et d?cid?es. Samuel ?tait heureux et fier quand nous l'invitions ? notre table. Il r?dait alentour, pour me transmettre par signes convenus quelque rendez-vous d'Aziyad?, et je tremblais d'impatience en songeant ? la nuit qui allait venir. Salonique, juillet 1876. Aziyad? avait dit ? Samuel qu'il resterait cette nuit-l? aupr?s de nous. Je la regardais faire avec ?tonnement: elle m'avait pri? de m'asseoir entre elle et lui, et commen?ait ? lui parler en langue turque. C'?tait un entretien qu'elle voulait, le premier entre nous deux, et Samuel devait servir d'interpr?te; depuis un mois, li?s par l'ivresse des sens, sans avoir pu ?changer m?me une pens?e, nous ?tions rest?s jusqu'? cette nuit ?trangers l'un ? l'autre et inconnus. --O? es-tu n?? O? as-tu v?cu? Quel ?ge as-tu? As-tu une m?re? Crois-tu en Dieu? Es-tu all? dans le pays des hommes noirs? As-tu eu beaucoup de ma?tresses? Es-tu un seigneur dans ton pays? Elle, elle ?tait une petite fille circassienne venue ? Constantinople avec une autre petite de son ?ge; un marchand l'avait vendue ? un vieux Turc qui l'avait ?lev?e pour la donner ? son fils; le fils ?tait mort, le vieux Turc aussi; elle, qui avait seize ans, ?tait extr?mement belle; alors, elle avait ?t? prise par cet homme, qui l'avait remarqu?e ? Stamboul et ramen?e dans sa maison de Salonique. --Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieu n'est pas le m?me que le tien, et qu'elle n'est pas bien s?re, d'apr?s le Koran, que les femmes aient une ?me comme les hommes; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne vous verrez jamais, m?me apr?s que vous serez morts, et c'est pour cela qu'elle pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tu veux te jeter dans la mer avec elle tout de suite; et vous vous laisserez couler au fond en vous tenant serr?s tous les deux ... Et moi, ensuite, je ram?nerai la barque, et je dirai que je ne vous ai pas vus. --Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu'elle ne pleure plus; partons tout de suite, ce sera fini apr?s. Aziyad? comprit, elle passa ses bras en tremblant autour de mon cou; et nous nous pench?mes tous deux sur l'eau. --Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eut peur, en nous retenant tous deux avec une poigne de fer. Vilain baiser que vous vous donneriez l?. En se noyant, on se mord et on fait une horrible grimace. Cela ?tait dit en sabir avec une crudit? sauvage que le fran?ais ne peut pas traduire. .................. Il ?tait l'heure pour Aziyad? de repartir, et, l'instant d'apr?s, elle nous quitta. PLUMKETT A LOTI Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page |
Terms of Use Stock Market News! © gutenberg.org.in2025 All Rights reserved.