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Read Ebook: Eugénie Grandet by Balzac Honor De
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next PageEbook has 1272 lines and 65100 words, and 26 pagesEUG?NIE GRANDET. Sc?nes de la vie de Province. par HONOR? DE BALZAC. A MARIA, DE BALZAC --Le p?re Grandet?... le p?re Grandet doit avoir cinq ? six millions. --Vous ?tes plus habile que je ne le suis, je n'ai jamais pu savoir le t otal, r?pondaient monsieur Cruchot ou monsieur des Grassins s'ils entendaient le propos. Quelque Parisien parlait-il des Rotschild ou de monsieur Laffitte, les gens de Saumur demandaient s'ils ?taient aussi riches que monsieur Grandet. Si le Parisien leur jetait en souriant une d?daigneuse affirmation, ils se regardaient en hochant la t?te d'un air d'incr?dulit?. Une si grande fortune couvrait d'un manteau d'or toutes les actions de cet homme. Si d'abord quelques particularit?s de sa vie donn?rent prise au ridicule et ? la moquerie, la moquerie et le ridicule s'?taient us?s. En ses moindres actes, monsieur Grandet avait pour lui l'autorit? de la chose jug?e. Sa parole, son v?tement, ses gestes, le clignement de ses yeux faisaient loi dans le pays, o? chacun, apr?s l'avoir ?tudi? comme un naturaliste ?tudie les effets de l'instinct chez les animaux, avait pu reconna?tre la profonde et muette sagesse de ses plus l?gers mouvements. --L'hiver sera rude, disait-on, le p?re Grandet a mis ses gants fourr?s: il faut vendanger. --Je ne puis rien conclure sans avoir consult? ma femme. Sa femme, qu'il avait r?duite ? un ilotisme complet, ?tait en affaires son paravent le plus commode. Il n'allait jamais chez personne, ne voulait ni recevoir ni donner ? d?ner; il ne faisait jamais de bruit, et semblait ?conomiser tout, m?me le mouvement. Il ne d?rangeait rien chez les autres par un respect constant de la propri?t?. N?anmoins, malgr? la douceur de sa voix, malgr? sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier per?aient, surtout quand il ?tait au logis, o? il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet ?tait un homme de cinq pieds, trapu, carr?, ayant des mollets de douze pouces de circonf?rence, des rotules noueuses et de larges ?paules; son visage ?tait rond, tann?, marqu? de petite v?role; son menton ?tait droit, ses l?vres n'offraient aucunes sinuosit?s, et ses dents ?taient blanches; ses yeux avaient l'expression calme et d?voratrice que le peuple accorde au basilic; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protub?rances significatives; ses cheveux jaun?tres et grisonnants ?taient blanc et or, disaient quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravit? d'une plaisanterie faite sur monsieur Grandet. Son nez, gros par le bout, supportait une loupe vein?e que le vulgaire disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annon?ait une finesse dangereuse, une probit? sans chaleur, l'?go?sme d'un homme habitu? ? concentrer ses sentiments dans la jouissance de l'avarice et sur le seul ?tre qui lui f?t r?ellement de quelque chose, sa fille Eug?nie, sa seule h?riti?re. Attitude, mani?res, d?marche, tout en lui, d'ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne l'habitude d'avoir toujours r?ussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de moeurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait-il un caract?re de bronze. Toujours v?tu de la m?me mani?re, qui le voyait aujourd'hui le voyait tel qu'il ?tait depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir, il portait en tout temps des bas de laine drap?s, une culotte courte de gros drap marron ? boucles d'argent, un gilet de velours ? raies alternativement jaunes et puces, boutonn? carr?ment, un large habit marron ? grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois, et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau ? la m?me place, par un geste m?thodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage. Six habitants seulement avaient le droit de venir dans cette maison. Le plus consid?rable des trois premiers ?tait le neveu de monsieur Cruchot. Depuis sa nomination de pr?sident au tribunal de premi?re instance de Saumur, ce jeune homme avait joint au nom de Cruchot celui de Bonfons, et travaillait ? faire pr?valoir Bonfons sur Cruchot. Il signait d?j? C. de Bonfons. Le plaideur assez malavis? pour l'appeler monsieur Cruchot s'apercevait bient?t ? l'audience de sa sottise. Le magistrat prot?geait ceux qui le nommaient monsieur le pr?sident, mais il favorisait de ses plus gracieux sourires les flatteurs qui lui disaient monsieur de Bonfons. Monsieur le pr?sident ?tait ?g? de trente-trois ans, poss?dait le domaine de Bonfons , valant sept mille livres de rente; il attendait la succession de son oncle le notaire et celle de son oncle l'abb? Cruchot, dignitaire du chapitre de Saint-Martin de Tours, qui tous deux passaient pour ?tre assez riches. Ces trois Cruchot, soutenus par bon nombre de cousins, alli?s ? vingt maisons de la ville, formaient un parti, comme jadis ? Florence les M?dicis; et, comme les M?dicis, les Cruchot avaient leurs Lazzi. Madame des Grassins, m?re d'un fils de vingt-trois ans, venait tr?s assid?ment faire la partie de madame Grandet, esp?rant marier son cher Adolphe avec mademoiselle Eug?nie. Monsieur des Grassins le banquier favorisait vigoureusement les manoeuvres de sa femme par de constants services secr?tement rendus au vieil avare, et arrivait toujours ? temps sur le champ de bataille. Ces trois des Grassins avaient ?galement leurs adh?rents, leurs cousins, leurs alli?s fid?les. Du c?t? des Cruchot, l'abb?, le Talleyrand de la famille, bien appuy? par son fr?re le notaire, disputait vivement le terrain ? la financi?re, et tentait de r?server le riche h?ritage ? son neveu le pr?sident. Ce combat secret entre les Cruchot et les des Grassins, dont le prix ?tait la main d'Eug?nie Grandet, occupait passionn?ment les diverses soci?t?s de Saumur. Mademoiselle Grandet ?pousera-t-elle monsieur le pr?sident ou monsieur Adolphe des Grassins? A ce probl?me, les uns r?pondaient que monsieur Grandet ne donnerait sa fille ni ? l'un ni ? l'autre. L'ancien tonnelier rong? d'ambition cherchait, disaient-ils, pour gendre quelque pair de France, ? qui trois cent mille livres de rente feraient accepter tous les tonneaux pass?s, pr?sents et futurs des Grandet. D'autres r?pliquaient que monsieur et madame des Grassins ?taient nobles, puissamment riches, qu'Adolphe ?tait un bien gentil cavalier, et qu'? moins d'avoir un neveu du pape dans sa manche, une alliance si convenable devait satisfaire des gens de rien, un homme que tout Saumur avait vu la doloire en main, et qui, d'ailleurs, avait port? le bonnet rouge. Les plus sens?s faisaient observer que monsieur Cruchot de Bonfons avait ses entr?es ? toute heure au logis, tandis que son rival n'y ?tait re?u que les dimanches. Ceux-ci soutenaient que madame des Grassins, plus li?e avec les femmes de la maison Grandet que les Cruchot, pouvait leur inculquer certaines id?es qui la feraient, t?t ou tard, r?ussir. Ceux-l? r?pliquaient que l'abb? Cruchot ?tait l'homme le plus insinuant du monde, et que femme contre moine la partie se trouvait ?gale. --Ils sont manche ? manche, disait un bel esprit de Saumur. Plus instruits, les anciens du pays pr?tendaient que les Grandet ?taient trop avis?s pour laisser sortir les biens de leur famille, mademoiselle Eug?nie Grandet de Saumur serait mari?e au fils de monsieur Grandet de Paris, riche marchand de vin en gros. A cela les Cruchotins et les Grassinistes r?pondaient: --D'abord les deux fr?res ne se sont pas vus deux fois depuis trente ans. Puis, monsieur Grandet de Paris a de hautes pr?tentions pour son fils. Il est maire d'un arrondissement, d?put?, colonel de la garde nationale, juge au tribunal de commerce; il renie Grandet de Saumur, et pr?tend s'allier ? quelque famille ducale par la gr?ce de Napol?on Que ne disait-on pas d'une h?riti?re dont on parlait ? vingt lieues ? la ronde et jusque dans les voitures publiques, d'Angers ? Blois inclusivement? Au commencement de 1818, les Cruchotins remport?rent un avantage signal? sur les Grassinistes. La terre de Froidfond, remarquable par son parc, son admirable ch?teau, ses fermes, rivi?res, ?tangs, for?ts, et valant trois millions, fut mise en vente par le jeune marquis de Froidfond oblig? de r?aliser ses capitaux. Ma?tre Cruchot, le pr?sident Cruchot, l'abb? Cruchot, aid?s par leurs adh?rents, surent emp?cher la vente par petits lots. Le notaire conclut avec le jeune homme un march? d'or en lui persuadant qu'il y aurait des poursuites sans nombre ? diriger contre les adjudicataires avant de rentrer dans le prix des lots; il valait mieux vendre ? monsieur Grandet, homme solvable, et capable d'ailleurs de payer la terre en argent comptant. Le beau marquisat de Froidfond fut alors convoy? vers l'oesophage de monsieur Grandet, qui, au grand ?tonnement de Saumur, le paya, sous escompte, apr?s les formalit?s. Cette affaire eut du retentissement ? Nantes et ? Orl?ans. Monsieur Grandet alla voir son ch?teau par l'occasion d'une charrette qui y retournait. Apr?s avoir jet? sur sa propri?t? le coup d'oeil du ma?tre, il revint ? Saumur, certain d'avoir plac? ses fonds ? cinq, et saisi de la magnifique pens?e d'arrondir le marquisat de Froidfond en y r?unissant tous ses biens. Puis, pour remplir de nouveau son tr?sor presque vide, il d?cida de couper ? blanc ses bois, ses for?ts, et d'exploiter les peupliers de ses prairies. La Grande Nanon ?tait peut-?tre la seule cr?ature humaine capable d'accepter le despotisme de son ma?tre. Toute la ville l'enviait ? monsieur et ? madame Grandet. La Grande Nanon, ainsi nomm?e ? cause de sa taille haute de cinq pieds huit pouces, appartenait ? Grandet depuis trente-cinq ans. Quoiqu'elle n'e?t que soixante livres de gages, elle passait pour une des plus riches servantes de Saumur. Ces soixante livres, accumul?es depuis trente-cinq ans, lui avaient permis de placer r?cemment quatre mille livres en viager chez ma?tre Cruchot. Ce r?sultat des longues et persistantes ?conomies de la Grande Nanon parut gigantesque. Chaque servante, voyant ? la pauvre sexag?naire du pain pour ses vieux jours, ?tait jalouse d'elle sans penser au dur servage par lequel il avait ?t? acquis. A l'?ge de vingt-deux ans, la pauvre fille n'avait pu se placer chez personne, tant sa figure semblait repoussante; et certes ce sentiment ?tait bien injuste: sa figure e?t ?t? fort admir?e sur les ?paules d'un grenadier de la garde; mais en tout il faut, dit-on, l'?-propos. Forc?e de quitter une ferme incendi?e o? elle gardait les vaches, elle vint ? Saumur, o? elle chercha du service, anim?e de ce robuste courage qui ne se refuse ? rien. Le p?re Grandet pensait alors se marier, et voulait d?j? monter son m?nage. Il avisa cette fille rebut?e de porte en porte. Juge de la force corporelle en sa qualit? de tonnelier, il devina le parti qu'on pouvait tirer d'une cr?ature femelle taill?e en Hercule, plant?e sur ses pieds comme un ch?ne de soixante ans sur ses racines, forte des hanches, carr?e du dos, ayant des mains de charretier et une probit? vigoureuse comme l'?tait son intacte vertu. Ni les verrues qui ornaient ce visage martial, ni le teint de brique, ni les bras nerveux, ni les haillons de la Nanon n'?pouvant?rent le tonnelier, qui se trouvait encore dans l'?ge o? le coeur tressaille. Il v?tit alors, chaussa, nourrit la pauvre fille, lui donna des gages, et l'employa sans trop la rudoyer. En se voyant ainsi accueillie, la Grande Nanon pleura secr?tement de joie, et s'attacha sinc?rement au tonnelier, qui d'ailleurs l'exploita f?odalement. Nanon faisait tout: elle faisait la cuisine, elle faisait les bu?es, elle allait laver le linge ? la Loire, le rapportait sur ses ?paules; elle se levait au jour, se couchait tard; faisait ? manger ? tous les vendangeurs pendant les r?coltes, surveillait les halleboteurs; d?fendait, comme un chien fid?le, le bien de son ma?tre; enfin, pleine d'une confiance aveugle en lui, elle ob?issait sans murmure ? ses fantaisies les plus saugrenues. Lors de la fameuse ann?e de 1811, dont la r?colte co?ta des peines inou?es, apr?s vingt ans de service, Grandet r?solut de donner sa vieille montre ? Nanon, seul pr?sent qu'elle re?ut jamais de lui. Quoiqu'il lui abandonn?t ses vieux souliers , il est impossible de consid?rer le profit trimestriel des souliers de Grandet comme un cadeau, tant ils ?taient us?s. La n?cessit? rendit cette pauvre fille si avare que Grandet avait fini par l'aimer comme on aime un chien, et Nanon s'?tait laiss? mettre au cou un collier garni de pointes dont les piq?res ne la piquaient plus. Si Grandet coupait le pain avec un peu trop de parcimonie, elle ne s'en plaignait pas; elle participait gaiement aux profits hygi?niques que procurait le r?gime s?v?re de la maison o? jamais personne n'?tait malade. Puis la Nanon faisait partie de la famille: elle riait quand riait Grandet, s'attristait, gelait, se chauffait, travaillait avec lui. Combien de douces compensations dans cette ?galit?! Jamais le ma?tre n'avait reproch? ? la servante ni l'halleberge ou la p?che de vigne, ni les prunes ou les brugnons mang?s sous l'arbre. --Allons, r?gale-toi, Nanon, lui disait-il dans les ann?es o? les branches pliaient sous les fruits que les fermiers ?taient oblig?s de donner aux cochons. Pour une fille des champs qui dans sa jeunesse n'avait r?colt? que de mauvais traitements, pour une pauvresse recueillie par charit?, le rire ?quivoque du p?re Grandet ?tait un vrai rayon de soleil. D'ailleurs le coeur simple, la t?te ?troite de Nanon ne pouvaient contenir qu'un sentiment et une id?e. Depuis trente-cinq ans, elle se voyait toujours arrivant devant le chantier du p?re Grandet, pieds nus, en haillons, et entendait toujours le tonnelier lui disant: --Que voulez-vous, ma mignonne? Et sa reconnaissance ?tait toujours jeune. Quelquefois Grandet, songeant que cette pauvre cr?ature n'avait jamais entendu le moindre mot flatteur, qu'elle ignorait tous les sentiments doux que la femme inspire, et pouvait compara?tre un jour devant Dieu, plus chaste que ne l'?tait la Vierge Marie elle-m?me; Grandet, saisi de piti?, disait en la regardant: --Cette pauvre Nanon! Son exclamation ?tait toujours suivie d'un regard ind?finissable que lui jetait la vieille servante. Ce mot, dit de temps ? autre, formait depuis longtemps une cha?ne d'amiti? non interrompue, et ? laquelle chaque exclamation ajoutait un cha?non. Cette piti?, plac?e au coeur de Grandet et prise tout en gr? par la vieille fille, avait je ne sais quoi d'horrible. Cette atroce piti? d'avare, qui r?veillait mille plaisirs au coeur du vieux tonnelier, ?tait pour Nanon sa somme de bonheur. Qui ne dira pas aussi: Pauvre Nanon! Dieu reconna?tra ses anges aux inflexions de leur voix et ? leurs myst?rieux regrets. Il y avait dans Saumur une grande quantit? de m?nages o? les domestiques ?taient mieux trait?s, mais o? les ma?tres n'en recevaient n?anmoins aucun contentement. De l? cette autre phrase: < La description des autres portions du logis se trouvera li?e aux ?v?nements de cette histoire; mais d'ailleurs le croquis de la salle o? ?clatait tout le luxe du m?nage peut faire soup?onner par avance la nudit? des ?tages sup?rieurs. En 1819, vers le commencement de la soir?e, au milieu du mois de novembre, la grande Nanon alluma du feu pour la premi?re fois. L'automne avait ?t? tr?s beau. Ce jour ?tait un jour de f?te bien connu des Cruchotins et des Grassinistes. Aussi les six antagonistes se pr?paraient-ils ? venir arm?s de toutes pi?ces, pour se rencontrer dans la salle et s'y surpasser en preuves d'amiti?. Le matin tout Saumur avait vu madame et mademoiselle Grandet, accompagn?es de Nanon, se rendant ? l'?glise paroissiale pour y entendre la messe, et chacun se souvint que ce jour ?tait l'anniversaire de la naissance de mademoiselle Eug?nie. Aussi, calculant l'heure o? le d?ner devait finir, ma?tre Cruchot, l'abb? Cruchot et monsieur C. de Bonfons s'empressaient-ils d'arriver avant les des Grassins peur f?ter mademoiselle Grandet. Tous trois apportaient d'?normes bouquets cueillis dans leurs petites serres. La queue des fleurs que le pr?sident voulait pr?senter ?tait ing?nieusement envelopp?e d'un ruban de satin blanc, orn? de franges d'or. Le matin, monsieur Grandet, suivant sa coutume pour les jours m?morables de la naissance et de la f?te d'Eug?nie, ?tait venu la surprendre au lit, et lui avait solennellement offert son pr?sent paternel, consistant, depuis treize ann?es, en une curieuse pi?ce d'or. Madame Grandet donnait ordinairement ? sa fille une robe d'hiver ou d'?t?, selon la circonstance. Ces deux robes, les pi?ces d'or qu'elle r?coltait au premier jour de l'an et ? la f?te de son p?re, lui composaient un petit revenu de cent ?cus environ, que Grandet aimait ? lui voir entasser. N'?tait-ce pas mettre son argent d'une caisse dans une autre, et, pour ainsi dire, ?lever ? la brochette l'avarice de son h?riti?re, ? laquelle il demandait parfois compte de son tr?sor, autrefois grossi par les La Bertelli?re, en lui disant: --Puisque c'est la f?te d'Eug?nie, faisons du feu! ce sera de bon augure. --Mademoiselle se mariera dans l'ann?e, c'est s?r, dit la grande Nanon en remportant les restes d'une oie, ce faisan des tonneliers. --Je ne vois point de partis pour elle ? Saumur, r?pondit madame Grandet en regardant son mari d'un air timide qui, vu son ?ge, annon?ait l'enti?re servitude conjugale sous laquelle g?missait la pauvre femme. Grandet contempla sa fille, et s'?cria gaiement: --Elle a vingt-trois ans aujourd'hui, l'enfant, il faudra bient?t s'occuper d'elle. Eug?nie et sa m?re se jet?rent silencieusement un coup d'oeil d'intelligence. Madame Grandet ?tait une femme s?che et maigre, jaune comme un coing, gauche, lente; une de ces femmes qui semblent faites pour ?tre tyrannis?es. Elle avait de gros os, un gros nez, un gros front, de gros yeux, et offrait, au premier aspect, une vague ressemblance avec ces fruits cotonneux qui n'ont plus ni saveur ni suc. Ses dents ?taient noires et rares, sa bouche ?tait rid?e, et son menton affectait la forme dite en galoche. C'?tait une excellente femme, une vraie La Bertelli?re. L'abb? Cruchot savait trouver quelques occasions de lui dire qu'elle n'avait pas ?t? trop mal, et elle le croyait. Une douceur ang?lique, une r?signation d'insecte tourment? par des enfants, une pi?t? rare, une inalt?rable ?galit? d'?me, un bon coeur, la faisaient universellement plaindre et respecter. Son mari ne lui donnait jamais plus de six francs ? la fois pour ses menues d?penses. Quoique ridicule en apparence, cette femme qui, par sa dot et ses successions, avait apport? au p?re Grandet plus de trois cent mille francs, s'?tait toujours sentie si profond?ment humili?e d'une d?pendance et d'un ilotisme contre lequel la douceur de son ?me lui interdisait de se r?volter, qu'elle n'avait jamais demand? un sou, ni fait une observation sur les actes que ma?tre Cruchot lui pr?sentait ? signer. Cette fiert? sotte et secr?te, cette noblesse d'?me constamment m?connue et bless?e par Grandet, dominaient la conduite de cette femme. Madame Grandet mettait constamment une robe de levantine verd?tre, qu'elle s'?tait accoutum?e ? faire durer pr?s d'une ann?e; elle portait un grand fichu de cotonnade blanche, un chapeau de paille cousue, et gardait presque toujours un tablier de taffetas noir. Sortant peu du logis, elle usait peu de souliers. Enfin elle ne voulait jamais rien pour elle. Aussi Grandet, saisi parfois d'un remords en se rappelant le long temps ?coul? depuis le jour o? il avait donn? six francs ? sa femme, stipulait-il toujours des ?pingles pour elle en vendant ses r?coltes de l'ann?e. Les quatre ou cinq louis offerts par le Hollandais ou le Belge acqu?reur de la vendange Grandet formaient le plus clair des revenus annuels de madame Grandet. Mais, quand elle avait re?u ses cinq louis, son mari lui disait souvent, comme si leur bourse ?tait commune: --As-tu quelques sous ? me pr?ter? Et la pauvre femme, heureuse de pouvoir faire quelque chose pour un homme que son confesseur lui repr?sentait comme son seigneur et ma?tre, lui rendait, dans le courant de l'hiver, quelques ?cus sur l'argent des ?pingles. Lorsque Grandet tirait de sa poche la pi?ce de cent sous allou?e par mois pour les menues d?penses, le fil, les aiguilles et la toilette de sa fille, il ne manquait jamais, apr?s avoir boutonn? son gousset, de dire ? sa femme: --Et toi, la m?re, veux-tu quelque chose? --Mon ami, r?pondait madame Grandet anim?e par un sentiment de dignit? maternelle, nous verrons cela. Sublimit? perdue! Grandet se croyait tr?s g?n?reux envers sa femme. Les philosophes qui rencontrent des Nanon, des madame Grandet, des Eug?nie ne sont-ils pas en droit de trouver que l'ironie est le fond du caract?re de la Providence? Apr?s ce d?ner, o?, pour la premi?re fois, il fut question du mariage d'Eug?nie, Nanon alla chercher une bouteille de cassis dans la chambre de monsieur Grandet, et manqua de tomber en descendant. --Grande b?te, lui dit son ma?tre, est-ce que tu te laisserais choir comme une autre, toi? --Monsieur, c'est cette marche de votre escalier qui ne tient pas. --Elle a raison, dit madame Grandet. Vous auriez d? la faire raccommoder depuis longtemps. Hier, Eug?nie a failli s'y fouler le pied. --Tiens, dit Grandet ? Nanon en la voyant toute p?le, puisque c'est la naissance d'Eug?nie, et que tu as manqu? de tomber, prends un petit verre de cassis pour te remettre. --Ma foi, je l'ai bien gagn?, dit Nanon. A ma place, il y a bien des gens qui auraient cass? la bouteille, mais je me serais plut?t cass? le coude pour la tenir en l'air. --C'te pauvre Nanon! dit Grandet en lui versant le cassis. --T'es-tu fait mal? lui dit Eug?nie en la regardant avec int?r?t. --Non, puisque je me suis retenue en me fichant sur mes reins. --H?! bien, puisque c'est la naissance d'Eug?nie, dit Grandet, je vais vous raccommoder votre marche. Vous ne savez pas, vous autres, mettre le pied dans le coin, ? l'endroit o? elle est encore solide. Grandet prit la chandelle, laissa sa femme, sa fille et sa servante, sans autre lumi?re que celle du foyer qui jetait de vives flammes, et alla dans le fournil chercher des planches, des clous et ses outils. --Faut-il vous aider? lui cria Nanon en l'entendant frapper dans l'escalier. --Non! non! ?a me conna?t, r?pondit l'ancien tonnelier. Au moment o? Grandet raccommodait lui-m?me son escalier vermoulu, et sifflait ? tue-t?te en souvenir de ses jeunes ann?es, les trois Cruchot frapp?rent ? la porte. --C'est-y vous, monsieur Cruchot? demanda Nanon en regardant par la petite grille. --Oui, r?pondit le pr?sident. Nanon ouvrit la porte, et la lueur du foyer, qui se refl?tait sous la vo?te, permit aux trois Cruchot d'apercevoir l'entr?e de la salle. --Ah! vous ?tes des f?teux, leur dit Nanon en sentant les fleurs. --Excusez, messieurs, cria Grandet en reconnaissant la voix de ses amis, je suis ? vous! Je ne suis pas fier, je rafistole moi-m?me une marche de mon escalier. Madame et mademoiselle Grandet se lev?rent. Le pr?sident, profitant de l'obscurit?, dit alors ? Eug?nie: --Me permettez-vous, mademoiselle, de vous souhaiter, aujourd'hui que vous venez de na?tre, une suite d'ann?es heureuses, et la continuation de la sant? dont vous jouissez? Il offrit un gros bouquet de fleurs rares ? Saumur; puis, serrant l'h?riti?re par les coudes, il l'embrassa des deux c?t?s du cou, avec une complaisance qui rendit Eug?nie honteuse. Le pr?sident, qui ressemblait ? un grand clou rouill?, croyait ainsi faire sa cour. Add to tbrJar First Page Next Page |
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