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Munafa ebook

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Read Ebook: Baccara by Malot Hector

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Ebook has 2424 lines and 91985 words, and 49 pages

BACCARA

HECTOR MALOT

BACCARA

PREMI?RE PARTIE

Ouvrez les livres de g?ographie les plus complets, ?tudiez les cartes, m?me celle de l'?tat-major, et vous y chercherez en vain un petit affluent de la Seine, qui cependant a ?t? pour la ville qu'il traverse ce que le Furens a ?t? pour Saint-Etienne et l'eau de Robec pour Rouen.--Cette rivi?re est le Puchot. Il est vrai que de sa source ? son embouchure elle n'a que quelques centaines de m?tres, mais si peu long que soit son cours, si peu consid?rable que soit le d?bit de ses eaux, ils n'en ont pas moins fait la fortune industrielle d'Elbeuf.

Le Puchot a donc ?t? le berceau d'Elbeuf; c'est aux abords de ses rives basses et tortueuses, au pied du mont Duve d'o? il sort, ? quelques pas du ch?teau des ducs, rue Saint-Etienne, rue Saint-Auct qui descend de la for?t de la Londe, rue Meleuse, rue Royale, que peu ? peu se sont group?s les fabricants de drap; et c'est encore dans ce quartier aux maisons sombres, aux cours profondes, aux ruelles ?troites o? les ruisseaux charrient des eaux rouges, bleues, jaunes quelquefois ?paisses comme une bouillie laiteuse quand elles sont charg?es de terre ? foulon, que se trouvent les vieilles fabriques qui ont v?cu jusqu'? nos jours.

C'?tait petitement que le premier Adeline avait commenc?, en ouvrier qui n'a rien et qui ne sait pas s'il r?ussira, et il avait fallu des succ?s r?p?t?s pendant des s?ries d'ann?es pour que ses successeurs eussent la pens?e d'agrandir l'?tablissement primitif; peu ? peu cependant ils avaient pris la place de leurs voisins moins heureux qu'eux, reb?tissant en briques leurs bicoques de bois, montant ?tages sur ?tages, mais sans vouloir abandonner l'impasse du Glayeul, si ? l'?troit qu'ils y fussent. Il semblait qu'il y e?t dans cette obstination une religion de famille, et que le nom d'Adeline form?t avec celui du Glayeul une sorte de raison sociale.

Pour l'habitation personnelle, il en avait ?t? comme pour la fabrique: c'?tait impasse du Glayeul que le premier Adeline avait demeur?, c'?tait impasse du Glayeul que ses h?ritiers continuaient de demeurer; l'appartement ?tait bien noir cependant, peu confortable, compos? de grandes pi?ces mal closes, mal ?clair?es, mais ils n'avaient besoin ni du bien-?tre ni du luxe que ne comprenaient point leurs id?es bourgeoises. A quoi bon? C'?tait dans l'argent amass? qu'ils mettaient leur satisfaction; surtout dans l'importance, dans la consid?ration commerciale qu'il donne. Vendre, gagner, ?tre estim?s, pour eux tout ?tait l?, et ils n'?pargnaient rien pour obtenir ce r?sultat, surtout ils ne s'?pargnaient pas eux-m?mes: le mari travaillait dans la fabrique, la femme travaillait au bureau, et quand les fils revenaient du coll?ge de Rouen, les filles du couvent des Dames de la Visitation, c'?tait pour travailler,--ceux-ci avec le p?re, celles-l? avec la m?re.

Jusqu'? la Restauration, ils s'?taient content?s de cette petite existence, qui d'ailleurs ?tait celle de leurs concurrents les plus riches, mais ? cette ?poque le dernier des ducs d'Elbeuf ayant mis en vente ce qui lui restait de propri?t?s, ils avaient achet? le ch?teau du Thuit, aux environs de Bourgtheroulde. A la v?rit?, ce nom de <> les avait un moment arr?t?s et failli emp?cher leur acquisition; mais de ce ch?teau d?pendaient une ferme dont les terres ?taient en bon ?tat, des bois qui rejoignaient la for?t de la Londe; l'occasion se pr?sentait avantageuse, et les bois, la ferme et les terres avaient fait passer le ch?teau, que d'ailleurs ils s'?taient empress?s de d?baptiser et d'appeler <>, se gardant soigneusement de tout ce qui pouvait donner ? croire qu'ils voulaient jouer aux ch?telains: petits bourgeois ?taient leurs p?res, petits bourgeois ils voulaient rester, mettant leur ostentation dans la modestie.

Cependant cette acquisition du Thuit avait n?cessairement amen? avec elle de nouvelles habitudes. Jusque-l? toutes les distractions de la famille consistaient en promenades aux environs le dimanche, aux roches d'Orival, au ch?ne de la Vierge, en parties dans la for?t qui, quelquefois, en ?t?, se prolongeaient par le ch?teau de Robert-le-Diable jusqu'? la Bouille, pour y manger des douillons et des matelotes. Mais on ne pouvait pas tous les samedis, par le mauvais comme par le beau temps, s'en aller au Thuit ? pied ? la queue leu-leu; il fallait une voiture; on en avait achet? une; une vieille cal?che d'occasion encore solide, si elle ?tait ridicule; et, comme les harnais vendus avec elle ?taient plaqu?s en argent, on les avait r?cur?s jusqu'? ce qu'il ne rest?t que le cuivre, qu'on avait laiss? se ternir. Tous les samedis, apr?s la paye des ouvriers, la famille s'?tait entass?e dans le vieux carrosse charg? de provisions, et par la c?te de Bourgtheroulde, au trot pacifique de deux gros chevaux, elle s'en ?tait all?e ? la maison du Thuit, o? l'on restait jusqu'au lundi matin; les enfants passant leur temps ? se promener ? travers les bois, les parents parcourant les terres de la ferme, discutant avec les ouvriers les travaux ? ex?cuter, estimant les arbres ? abattre, toisant les tas de cailloux extraits dans la semaine ?coul?e.

Cependant ces moeurs qui ?taient alors celles de la fabrique elbeuvienne s'?taient peu ? peu modifi?es; le bien-?tre, le brillant, le luxe, la vie de plaisir, jusque-l? ? peu pr?s inconnus, avaient gagn? petit ? petit, et l'on avait vu des fils enrichis abandonner le commerce paternel, ou ne le continuer que mollement, avec indiff?rence, lassitude ou d?go?t. A quoi bon se donner de la peine? Ne valait-il pas mieux jouir de leur fortune dans les terres qu'ils achetaient, ou les ch?teaux qu'ils se faisaient construire avec le faste de parvenus?

Mais les Adeline n'avaient pas suivi ce mouvement, et chez eux les habitudes, les usages, les proc?d?s de la vieille maison ?taient en 1830 ce qu'ils avaient ?t? en 1800, en 1870 ce qu'ils avaient ?t? en 1850. Quand la vapeur avait r?volutionn? l'industrie, ils ne l'avaient point syst?matiquement repouss?e mais ils ne l'avaient admise que prudemment, au moment juste o? ils auraient d?chu en ne l'employant pas; encore, au lieu de se lancer dans des installations co?teuses, s'?taient-ils content?s de louer ? un voisin la force motrice n?cessaire ? la marche de leurs m?tiers m?caniques. Bonnes pour leurs concurrents, les innovations, mauvaises pour eux. Ils ?taient les plus hauts repr?sentants de la fabrique en chambre, ils voulaient rester ce qu'ils avaient toujours ?t?. Les manufactures puissantes qui s'?taient ?lev?es autour d'eux ne les avaient point tent?s. Ils n'enviaient point ces casernes vitr?es en serres et ces hautes chemin?es qui, jour et nuit, vomissaient des tourbillons de fum?e. C'?tait le chiffre d'affaires qui seul m?ritait consid?ration, et le leur ?tait sup?rieur ? ceux de leurs rivaux. Ils pouvaient donc continuer la vieille industrie elbeuvienne, celle o? les nombreuses op?rations de la fabrication du drap, le d?graissage de la laine en suint, la teinture, le s?chage, le cardage, la filature, le bobinage, l'ourdissage, le tissage, le d?graissage en pi?ces, le foulage, le lainage, le tondage, le d?catissage s'ex?cutent au dehors dans des ateliers sp?ciaux ou chez l'ouvrier m?me, et o? la fabrique ne sert qu'? visiter les produits de ces diverses op?rations et ? cr?er la nouveaut? au moyen de l'agencement des fils et du coloris.

Constant Adeline, le chef de la maison actuelle, ?tait le digne h?ritier de ces sages fabricants; d'aucun de ses p?res on n'avait pu dire aussi justement que de lui: <>; et on l'avait dit, on l'avait r?p?t? ? sati?t?, ? propos de tout, dans toutes les circonstances:--d?s le coll?ge o? il s'?tait montr? intelligent et studieux, bon camarade, estim? de ses professeurs, le Benjamin de l'aum?nier, heureux de trouver en lui un gar?on ?lev? chr?tiennement et de complexion religieuse, ce qui ?tait rare dans la g?n?ration de 1830;--plus tard au tribunal de Commerce, au conseil g?n?ral et enfin ? la Chambre, o? il ?tait un excellent d?put?, appliqu? au travail, vivant en dehors des intrigues de couloir, ne parlant que sur ce qu'il connaissait ? fond et alors se faisant ?couter de tous, votant selon sa conscience tant?t pour, tant?t contre le minist?re, sans qu'aucune consid?ration de groupe ou d'int?r?t particulier pes?t sur lui.

A un certain moment cependant, ce mod?le avait inspir? des craintes ? ses amis. Apr?s avoir travaill? quelques ann?es dans la fabrique paternelle en sortant du coll?ge, il avait fait un voyage d'?tudes en Allemagne, en Autriche, en Russie, et alors on avait dit, ? Elbeuf, qu'une femme galante l'accompagnait; un acheteur en laines les avait rencontr?s dans des casinos, o? Adeline jouait gros jeu.

--Un Adeline! Etait-ce possible? Un gar?on si sage! La <>, on la lui pardonnait; il faut bien que jeunesse se passe. Mais les casinos?

?pouvant?, le p?re avait couru en Allemagne, ne s'en rapportant ? personne pour sauver son fils. Celui-ci n'avait fait aucune r?sistance, et, soumis, repentant, il ?tait revenu ? Elbeuf: il s'?tait laiss? entra?ner; comment? il ne le comprenait pas, n'aimant pas le jeu; mais humili? d'avoir perdu son argent, il avait voulu le rattraper.

On l'avait alors mari?.

Et depuis cette ?poque, il avait ?t?, comme ses amis le disaient en plaisantant, l'exemple des maris, des fabricants, des juges au tribunal de Commerce, des conseillers g?n?raux, des jur?s d'exposition et et des d?put?s.

--Voyez Adeline!

Que lui manquait-il pour ?tre l'homme le plus heureux du monde? N'avait-il pas tout,--l'estime, la consid?ration, les honneurs, la fortune?--et une honn?te fortune, loyalement acquise si elle n'?tait pas consid?rable.

C'?tait dans le gros public qu'on parlait de la fortune des Adeline, l? o? l'on s'en tient aux apparences et o? l'on r?p?te consciencieusement les phrases toutes faites sans s'inqui?ter de ce qu'elles valent; il y avait cent cinquante ans que cette fortune ?tait monnaie courante de la conversation ? Elbeuf, on continuait ? s'en servir.

Mais, parmi ceux qui savent et qui vont au fond des choses, cette croyance ? une fortune, solide et in?branlable, commen?ait ? ?tre amoindrie.

A sa mort, le p?re de Constant Adeline avait laiss? deux fils: Constant, l'a?n?, chef de la maison d'Elbeuf, et Jean, le cadet, qui, au lieu de s'associer avec son fr?re, avait fond? ? Paris une importante maison de laines en gros, si importante qu'elle avait des comptoirs de vente au Havre et ? Roubaix, d'achat ? Buenos-Ayres, ? Moscou, ? Odessa, ? Saratoff. Celui-l? n'avait que le nom des Adeline; en r?alit?, c'?tait un ambitieux et un aventureux; la fortune gagn?e dans le commerce petit ? petit lui paraissait mis?rable, il lui fallait celle que donne en quelques coups hardis la sp?culation. S'il avait v?cu, peut-?tre l'e?t-il r?alis?e. Mais, surpris par la mort, il avait laiss? de grosses, de tr?s grosses affaires engag?es qui s'?taient liquid?es par la ruine compl?te--la sienne, celle de sa femme, celle de sa m?re. A la v?rit?, elles pouvaient ne pas payer, mais alors c'?tait la faillite. Elles s'?taient sacrifi?es et l'honneur avait ?t? sauf. Pour acquitter ce lourd passif, la femme avait abandonn? tout ce qu'elle poss?dait, et la m?re, apr?s avoir vendu ses propri?t?s et ses valeurs mobili?res, s'?tait encore fait rembourser par son fils a?n? la part qui lui revenait dans la maison d'Elbeuf. Constant e?t pu r?sister ? la demande de sa m?re; en tout cas, il e?t pu ne donner que la moiti? de cette part; il l'avait donn?e enti?re, autant par respect pour la volont? de sa m?re que pour l'honneur de son nom qui ne devait pas figurer au tableau des faillites.

Un commer?ant ne retire pas douze cent mille francs de ses affaires sans embarras et sans trouble, cependant Constant Adeline avait pu s'imposer cette saign?e sans compromettre, semblait-il, la solidit? de sa maison; s'il s'en trouvait un peu g?n?, quelques bonnes ann?es combleraient ce trou; il n'avait qu'? travailler.

Mais justement ? cette ?poque avait commenc? une crise commerciale qui dure encore, et un changement radical dans la mode qui, ? la nouveaut? en tissu foul?, fabriqu? ? Elbeuf depuis trente ou quarante ans avec une sup?riorit? reconnue, a fait pr?f?rer le tissu fortement serr? en cha?ne et en trame, fabriqu? en Angleterre et ? Roubaix;--au lieu des bonnes ann?es attendues, les mauvaises s'?taient encha?n?es; au lieu de travailler pour combler le trou creus?, il avait fallu travailler pour qu'il ne s'agrandit pas d?mesur?ment, et encore n'y avait-on pas r?ussi. Car, pour la nouveaut? beaucoup plus que pour les autres industries, les crises sont une cause de ruine: il en est d'elle comme des primeurs, elle ne se garde pas. Une pi?ce de drap uni, noir, vert, bleu, reste en magasin sans autre inconv?nient pour le fabricant que la perte d'int?r?t de l'argent avanc? et du b?n?fice manqu?. Une pi?ce de nouveaut? ne peut pas y rester, le mot m?me le dit. Lorsque tout a ?t? dispos? par le fabricant pour faire une ?toffe neuve: m?lange de la mati?re, laine de telle esp?ce avec telle autre laine ou avec la soie; teinture de ces laines et de cette soie; filature selon l'effet cherch?; tissage d'apr?s certaines combinaisons d?termin?es pour le dessin, la force, la fa?on; appr?t sp?cial aussi vari? dans ses combinaisons que celles de la teinture, de la filature et du tissage--il faut que cette ?toffe soit vendue ? son heure pr?cise et pour la saison en vue de laquelle elle a ?t? cr??e, ou la saison suivante elle ne vaut plus rien. Et comment la vendre quand, par suite d'une raison quelconque, crise commerciale ou changement de mode, les acheteurs pour lesquels on a travaill? ne se pr?sentent pas? La mode, le fabricant doit la pressentir, et tant pis pour lui s'il est sa victime. Mais il n'a pas la responsabilit? des crises commerciales, il n'est ni ministre ni roi, et ce n'est pas lui qui souffle ou ?carte les maladies, les fl?aux et les guerres.

D?put?, Constant Adeline ne pouvait plus s'occuper de sa fabrique comme au temps de sa jeunesse, du matin au soir, mais, pour passer ses journ?es au palais Bourbon, il ne l'abandonnait pas cependant. Elbeuf n'est qu'? deux heures et demie de Paris; tous les samedis, apr?s la s?ance, il prenait le train, et ? neuf heures et demie il arrivait chez lui, o? il trouvait les siens qui l'attendaient. Ce jour-l?, le d?ner retard? ?tait un souper; et tout le monde, m?me la vieille madame Adeline, ?g?e de quatre-vingt-quatre ans, infirme et paralys?e des jambes, qu'on appelait <>, m?me la jeune L?onie Adeline, fille de Jean Adeline, qui depuis la mort de sa m?re demeurait chez son oncle, ne se mettait ? table qu'apr?s que le chef de la famille s'?tait assis ? sa place, vide pendant toute la semaine; les visages ?taient ?panouis, et, malgr? le retard qui avait dit aiguiser les app?tits, on causait plus qu'on ne mangeait.

--Comment vas-tu, la Maman?

Respectueusement il se d?fendait, mais le plus souvent il cherchait ? changer la conversation en faisant signe ? sa femme ou ? sa fille de venir ? son secours; il en avait assez de la politique, et ce n'?tait point pour reprendre et continuer les discussions de la semaine qu'il avait h?te d'arriver chez lui. C'?tait pour se retrouver avec les siens dans cette maison toute pleine de souvenirs, o? il avait ?t? enfant, o? il avait grandi, o? son p?re ?tait mort, o? il s'?tait mari?, o? sa fille ?tait n?e, o? il n'y avait pas un meuble, pas un coin qui ne lui parl?t au coeur et ne le repos?t de la vie parisienne vide et fatigante qu'il menait pendant neuf mois. Comme ces vastes pi?ces un peu noires d'aspect, comme ces vieux meubles d?mod?s qu'il avait toujours vus, ces fauteuils de style Empire, ces pendules en bronze dor? ? sujets mythologiques, ces fleurs en papier conserv?es sous des cylindres depuis la jeunesse de sa m?re, lui ?taient plus doux aux yeux que le mobilier du petit appartement de gar?on qu'il occupait dans une maison meubl?e de la rue Tronchet. Comme le fumet du pot-au-feu qui lui chatouillait l'app?tit d?s qu'il poussait sa porte le disposait mieux ? se mettre ? table que les bouff?es chaudes qui le frappaient au visage quand il entrait dans les restaurants parisiens o? il mangeait seul! A mesure qu'il revenait dans son milieu d'autrefois, l'homme d'autrefois se retrouvait. Des cases de son cerveau s'ouvraient, d'autres se refermaient. Le Parisien restait ? Paris, ? Elbeuf il n'y avait plus que l'Elbeuvien, l'odeur fade des cuves d'indigo l'avait rajeuni; le commer?ant rempla?ait le d?put?; il n'?tait plus que mari et p?re de famille.

Aussi se f?chait-il contre la politique qu'il lui d?plaisait de retrouver ? Elbeuf: c'?tait de paroles affectueuses, de regards tendres qu'il avait besoin, du laisser-aller de l'intimit?, de sorte que bien souvent, pendant que la Maman continuait ses discussions, ses approbations ou ses r?primandes, il oubliait de lui r?pondre ou ne le faisait qu'en quelques mots distraits: <>

C'?tait assez indiff?remment qu'? son retour d'Allemagne il s'?tait laiss? marier par son p?re avec une jeune fille n?e dans une condition inf?rieure ? la sienne, au moins pour la fortune, mais depuis vingt ans il vivait dans une ?troite communion de sentiment et de pens?e avec sa femme, car il s'?tait trouv? que celle qu'il avait accept?e pour la gr?ce de sa jeunesse ?tait une femme dou?e de qualit?s r?elles que chaque jour r?v?lait: l'intelligence, la fermet? de la raison, la droiture du caract?re, la bont? indulgente, et, ce qui pour lui ?tait inappr?ciable depuis son entr?e dans la vie politique--le flair et le g?nie du commerce qui faisaient d'elle une associ?e ? laquelle il pouvait laisser la direction de la maison aussi bien pour la fabrication que pour la vente. Pendant qu'? Paris il s'occupait des affaires de la France, ? Elbeuf elle dirigeait d'une main aussi habile que ferme celles de la fabrique; en vraie femme de commerce, comme il n'?tait pas rare d'en rencontrer autrefois derri?re les rideaux verts d'un comptoir, mais comme on n'en voit plus maintenant, trouvant encore le temps d'accomplir avec un seul commis la besogne du bureau: la correspondance, la comptabilit?, la caisse et la paye qu'elle faisait elle-m?me.

Si bon commer?ant que f?t Adeline, ce n'?tait cependant pas d'affaires qu'il avait h?te de s'entretenir en arrivant chez lui--ces affaires, il les connaissait, au moins en gros, par les lettres que sa femme lui ?crivait tous les soirs; c'?tait sa femme m?me, c'?tait sa fille qui occupaient son coeur, et tout en mangeant, tout en r?pondant avec plus ou moins d'?-propos ? sa m?re, ses yeux allaient de l'une ? l'autre. S'il aimait celle-ci tendrement, il adorait celle-l?, et il n'?tait pas rare que tout ? coup il s'interromp?t pour se pencher vers elle et l'embrasser en la prenant dans ses bras:

--Eh bien, ma petite Berthe, es-tu contente du retour du papa?

Il la regardait, il la contemplait avec un bon sourire, fier de sa beaut? qui lui semblait incomparable; o? trouver une fille de dix-huit ans plus charmante? Elle avait des cheveux d'un blond soyeux qu'il ne voyait chez aucune autre, une fra?cheur de carnation, une profondeur, une tendresse dans le regard vraiment admirables, et avec cela si bonne de coeur, si facile, si aimable de caract?re!

Comme il ne voulait pas faire de jaloux, il avait aussi des mots affectueux pour la petite L?onie, sa ni?ce, ?g?e de douze ans, dont il ?tait le tuteur et qui vivait chez lui, travaillant sous la direction de ma?tres particuliers, parce qu'elle ?tait trop faible de sant? pour ?tre envoy?e ? Rouen au couvent des Dames de la Visitation o? toutes les filles des Adeline avaient ?t? ?lev?es.

Le d?ner se prolongeait; quand il ?tait fini, l'heure ?tait avanc?e; alors il roulait lui-m?me sa m?re jusqu'? la chambre qu'elle occupait au rez-de-chauss?e, de plain-pied avec le salon, depuis qu'elle ?tait paralys?e; puis, apr?s avoir embrass? Berthe et L?onie, qui montaient ? leurs chambres, il passait avec sa femme dans le bureau, et alors commen?ait entre eux la causerie s?rieuse, celle des affaires, qui, plus d'une fois, se prolongeait tard dans la nuit.

Ils avaient l? sous la main les livres, la correspondance, les carr?s d'?chantillons, ils pouvaient discuter s?rieusement et se mettre d'accord sur ce qui, pendant la semaine, avait ?t? r?serv?: elle lui rendait compte de ce qu'elle avait fait et de ce qu'elle voulait faire; ? son tour, il racontait ses d?marches ? Paris dans l'int?r?t de leur maison, il disait quels commissionnaires, quels commer?ants il avait vus, et, tirant de ses poches les ?chantillons qu'il avait pu se procurer chez les marchands de drap et chez les tailleurs, ils les comparaient ? ceux qui avaient ?t? essay?s chez eux.

Pendant quelques ann?es, quand ils avaient arr?t? ces divers points, leur t?che ?tait faite pour la soir?e: la semaine finie ?tait r?gl?e, celle qui allait commencer ?tait d?cid?e; mais des temps durs avaient commenc? o? les choses ne s'?taient plus arrang?es avec cette facilit?: la consommation se ralentissant, il fallait ?tre plus accommodant pour la vente et accepter des acheteurs avec lesquels les petits fabricants seuls, forc?s de courir des aventures, avaient consenti ? traiter jusqu'? ce jour; de grosses faillites avaient ?t? le r?sultat de ce nouveau syst?me; elles s'?taient r?p?t?es, encha?n?es, et il ?tait arriv? un moment o? la maison Adeline, autrefois si solide, avait eu de la peine ? combiner ses ?ch?ances.

--Est-ce que vous avez une erreur de caisse, ma bru? demanda la Maman.

--Non.

La Maman, relevant ses lunettes, la regarda longuement

--Qu'est-ce qui ne va pas!

--Mais rien.

Autrefois, la Maman ne se serait pas content?e de cette r?ponse, car ?videmment, puisqu'il n'y avait pas d'erreur de caisse, quelque chose pr?occupait sa bru; mais depuis qu'elle s'?tait fait rembourser sa part de propri?t? dans la maison de commerce, elle n'avait plus la m?me libert? de parole. Ce remboursement ne s'?tait pas fait sans r?sistance, sinon chez Adeline soumis ? la volont? de sa m?re, au moins chez madame Adeline. Qu'une m?re avec deux enfants donn?t la moiti? de sa fortune ? l'un de ses fils, il n'y avait rien ? dire, mais qu'elle voul?t la donner enti?re en d?pouillant ainsi l'un pour l'autre, ce n'?tait pas juste. Et la bru s'?tait expliqu?e l?-dessus avec la belle-m?re nettement. De ce jour, les relations entre elles avaient chang? de caract?re. Quand la Maman poss?dait la moiti? de la maison de commerce, elle ?tait une associ?e, et on lui devait les comptes qu'on rend ? un associ?. Sa part rembours?e, les inventaires ne lui avaient plus ?t? communiqu?s, les comptes ne lui avaient plus ?t? rendus. Qu'e?t-elle pu demander? elle n'?tait plus rien dans cette maison. ? la v?rit?, son fils semblait s'entretenir aussi librement avec elle qu'autrefois, mais le fils et la bru faisaient deux; d'ailleurs, c'?tait sur certains sujets seulement que cette libert? se montrait; sur la marche des affaires, ils ?taient avec elle aussi r?serv?s l'un que l'autre. Quand elle insistait pr?s de Constant, il r?pondait invariablement que les choses allaient aussi bien qu'elles pouvaient aller; mais l'embarras et m?me la r?ticence se laissait voir dans ses r?ponses. Et alors, avec inqui?tude, avec remords, elle se demandait si, en enlevant douze cent mille francs ? son fils, elle ne l'avait pas mis dans une situation critique: les affaires allaient si mal, on parlait si souvent de faillites; les acheteurs qu'elle ?tait habitu?e ? voir autrefois venaient maintenant si rarement ? Elbeuf. Si encore elle avait pu rejeter sur sa bru la responsabilit? de cette situation, c'e?t ?t? un soulagement pour elle. Mais, malgr? l'envie qu'elle en avait, cela ne semblait pas possible. Jamais, il fallait bien le reconna?tre, la fabrique n'avait ?t? dirig?e avec plus d'intelligence et plus d'ordre; la surveillance ?tait de tous les instants du haut jusqu'en bas, aussi bien pour les grandes que pour les petites choses; et dans tous les services on trouvait de ces ?conomies ing?nieuses que seules les femmes savent appliquer sans rien d?sorganiser et sans soulever des plaintes.

Elle n'avait pas pu insister, il avait fallu que, se contentant de ce rien, elle repr?t la lecture de son journal: cependant, il ?tait certain qu'il se passait quelque chose de grave; jamais elle n'avait vu sa bru aussi nerveuse, et cela ?tait caract?ristique chez une femme calme d'ordinaire, qui mieux que personne savait se poss?der, et ne dire comme ne laisser para?tre que ce qu'elle voulait bien.

Cependant, si absorb?e qu'elle voul?t ?tre dans sa lecture, elle ne pouvait pas ne pas entendre les coups de plume qui rayaient le papier; ? un certain moment, n'y tenant plus, elle risqua encore une question:

--Est-ce que vous craignez quelque nouvelle faillite?

--MM. Bouteillier fr?res ont suspendu leurs payements.

Madame Adeline reprit ses comptes en femme qui voudrait n'?tre pas interrompue; mais l'angoisse de la Maman l'emporta.

--Vous ?tes engag?e avec eux pour une grosse somme?

--Assez grosse.

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