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Read Ebook: Les opinions de M. Jérôme Coignard Recueillies par Jacques Tournebroche by France Anatole
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next PageEbook has 479 lines and 43802 words, and 10 pagesANATOLE FRANCE LES OPINIONS DE M. J?R?ME COIGNARD RECUEILLIES PAR JACQUES TOURNEBROCHE L'ABB? J?R?ME COIGNARD Attentif, exact et bienveillant, il fit un portrait plein de vie et tout empreint d'une amoureuse fid?lit?. C'est un ouvrage qui fait songer ? ces portraits d'?rasme, peints par Holbein, qu'on voit au Louvre, au mus?e de B?le et ? Hampton-Court, et dont on ne se lasse point de go?ter la finesse. Bref, il nous laissa un chef-d'oeuvre. Il est probable que Jacques Tournebroche, dont on conna?t la simplicit?, ne se posait pas toutes ces questions au sujet du petit livre sorti de sa main. Ce serait lui faire injure que de penser qu'il avait de lui-m?me une opinion exag?r?e. Jacques Tournebroche ne se contenta pas de faire conna?tre les actions et les maximes de son ma?tre dans un r?cit suivi. Il prit soin encore de recueillir plusieurs discours et entretiens de M. l'abb? Coignard qui n'avaient point trouv? place dans les m?moires , et il en forma un petit cahier qui m'est tomb? entre les mains avec ses autres papiers. Mais s'il faut estimer que M. l'abb? Coignard v?cut libre, affranchi des communes erreurs et que les spectres de nos passions et de nos craintes n'eurent point d'empire sur lui, on doit reconna?tre encore que cet esprit excellent eut des vues originales sur la nature et sur la soci?t?, et que, pour ?tonner et ravir les hommes par une vaste et belle construction mentale, il lui manqua seulement l'adresse ou la volont? de jeter ? profusion les sophismes comme un ciment dans l'intervalle des v?rit?s. C'est de cette mani?re seulement qu'on ?difie les grands syst?mes de philosophie qui ne tiennent que par le mortier de la sophistique. L'esprit de syst?me lui fit d?faut, ou l'art des ordonnances sym?triques. Sans quoi il para?trait ce qu'il ?tait en effet, c'est-?-dire le plus sage des moralistes, une sorte de m?lange merveilleux d'?picure et de saint Fran?ois d'Assise. Ce sont l?, ? mon sens, les deux meilleurs amis que l'humanit? souffrante ait encore rencontr?s dans sa marche d?sorient?e. ?picure affranchit les ?mes des vaines terreurs et les instruisit ? proportionner l'id?e de bonheur ? leur mis?rable nature et ? leurs faibles forces. Le bon saint Fran?ois, plus tendre et plus sensuel, les conduisit ? la f?licit? par le r?ve int?rieur, et voulut qu'? son exemple les ?mes se r?pandissent en joie dans les ab?mes d'une solitude enchant?e. Ils furent bons tous deux, l'un de d?truire les illusions d?cevantes, l'autre de cr?er les illusions dont on ne s'?veille pas. Mais il ne faut rien exag?rer. M. l'abb? Coignard n'?gala certes ni par l'action ni m?me par la pens?e le plus audacieux des sages et le plus ardent des saints. Les v?rit?s qu'il d?couvrait, il ne savait pas s'y jeter comme dans un gouffre. Il garda en ses explorations les plus hardies l'attitude d'un promeneur paisible. Il ne s'exceptait pas assez du m?pris universel que lui inspiraient les hommes. Il lui manqua cette illusion pr?cieuse qui soutenait Bacon et Descartes, de croire en eux-m?mes apr?s n'avoir cru en personne. Il douta de la v?rit? qu'il portait en lui, et il r?pandit sans solennit? les tr?sors de son intelligence. Cette confiance lui fit d?faut, commune pourtant ? tous les faiseurs de pens?es, de se tenir soi-m?me pour sup?rieur aux plus grands g?nies. C'est une faute qui ne se pardonne pas, car la gloire ne se donne qu'? ceux qui la sollicitent. Chez M. l'abb? Coignard, c'?tait de plus une faiblesse et une incons?quence. Puisqu'il poussait ? ses derni?res limites l'audace philosophique, il n'e?t pas d? se faire scrupule de se proclamer le premier des hommes. Mais son coeur restait simple et son ?me candide, et cette insuffisance d'un esprit qui ne sut pas se tendre au-dessus de l'univers lui fit un tort irr?parable. Dirai-je pourtant que je l'aime mieux ainsi? Je ne crains pas d'affirmer que, philosophe et chr?tien, M. l'abb? Coignard unit dans un m?lange incomparable l'?picurisme qui nous garde de la douleur et la simplicit? sainte qui nous m?ne ? la joie. Il est remarquable que non seulement il accepta l'id?e de Dieu telle qu'elle lui ?tait fournie par la foi catholique, mais encore qu'il tenta de la soutenir sur des arguments d'ordre rationnel. Il n'imita jamais cette habilet? pratique des d?istes de profession qui font ? leur usage un Dieu moral, philanthrope et pudique, avec lequel ils go?tent la satisfaction d'une parfaite entente. Les rapports ?troits qu'ils ?tablissent avec lui donnent ? leurs ?crits beaucoup d'autorit? et ? leur personne une grande consid?ration dans le public. Et ce Dieu gouvernemental, mod?r?, grave, exempt de tout fanatisme et qui a du monde, les recommande dans les assembl?es, dans les salons et dans les acad?mies. M. l'abb? Coignard ne se repr?sentait point un ?ternel si profitable. Mais, consid?rant qu'il est impossible de concevoir l'univers autrement que sous les cat?gories de l'intelligence et qu'il faut tenir le cosmos pour intelligible, m?me en vue d'en d?montrer l'absurdit?, il en rapportait la cause ? une intelligence qu'il nommait Dieu, laissant ? ce terme son vague infini, et s'en rapportant pour le surplus ? la th?ologie qui, comme on sait, traite avec une minutieuse exactitude de l'inconnaissable. Cette r?serve, qui marque les limites de son intelligence, fut heureuse si, comme je le crois, elle lui ?ta la tentation de mordre ? quelque app?tissant syst?me de philosophie et le garda de donner du museau dans une de ces sourici?res o? les esprits affranchis ont h?te de se faire prendre. A l'aise dans la grande et vieille rati?re, il trouva plus d'une issue pour d?couvrir le monde et observer la nature. Je ne partage pas ses croyances religieuses et j'estime qu'elles le d?cevaient, comme elles ont d??u, pour leur bonheur ou leur malheur, tant de si?cles d'hommes. Mais il semble que les vieilles erreurs soient moins f?cheuses que les nouvelles, et que, puisque nous devons nous tromper, le meilleur est de s'en tenir aux illusions ?mouss?es. Il est certain du moins que M. l'abb? Coignard, en admettant les principes chr?tiens et catholiques, ne s'interdit pas d'en tirer des conclusions tr?s originales. Sur les racines de l'orthodoxie, son ?me luxuriante fleurit singuli?rement en ?picurisme et en humilit?. Je l'ai d?j? dit: il s'effor?a toujours de chasser ces fant?mes de la nuit, ces vaines terreurs, ou, comme il les appelait, ces diableries gothiques, qui font de la vie pieuse d'un simple bourgeois une esp?ce de sabbat mesquin et journalier. Des th?ologiens l'ont, de nos jours, accus? de porter l'esp?rance ? l'exc?s, et jusqu'au d?r?glement. Je retrouve ce reproche sous la plume d'un ?minent philosophe. Je ne sais si vraiment M. Coignard se reposait avec une confiance exag?r?e sur la bont? divine. Mais il est certain qu'il concevait la gr?ce dans un sens large et naturel, et que le monde, ? ses yeux, ressemblait moins aux d?serts de la Th?ba?de qu'aux jardins d'?picure. Il s'y promenait avec cette audacieuse ing?nuit? qui est le trait essentiel de son caract?re et le principe de sa doctrine. Jamais esprit ne se montra tout ensemble si hardi et si pacifique et ne trempa ses d?dains de plus de douceur. Sa morale unit la libert? des philosophes cyniques ? la candeur des premiers moines de la sainte Portioncule. Il m?prisa les hommes avec tendresse. Il tenta de leur enseigner que, n'ayant d'un peu grand que leur capacit? pour la douleur, ils ne peuvent rien mettre en eux d'utile ni de beau que la piti?; qu'habiles seulement ? d?sirer et ? souffrir, ils doivent se faire des vertus indulgentes et voluptueuses. Il en vint ? consid?rer l'orgueil comme la source des plus grands maux et comme le seul vice contre nature. Il semble bien, en effet, que les hommes se rendent malheureux par le sentiment exag?r? qu'ils ont d'eux et de leurs semblables, et que, s'ils se faisaient une id?e plus humble et plus vraie de la nature humaine, ils seraient plus doux ? autrui et plus doux ? eux-m?mes. C'est donc sa bienveillance qui le poussait ? humilier ses semblables dans leurs sentiments, leur savoir, leur philosophie et leurs institutions. Il avait ? coeur de leur montrer que leur imb?cile nature n'a rien imagin? ni construit qui vaille la peine d'?tre attaqu? ni d?fendu bien vivement, et que, s'ils connaissaient la rudesse fragile de leurs plus grands ouvrages, tels que les lois et les empires, ils s'y battraient seulement en jouant, et pour le plaisir, comme les enfants qui ?l?vent des ch?teaux de sable au bord de la mer. Ce qu'il avait le moins, c'?tait le sens de la v?n?ration. La nature le lui avait refus?, et il ne fit rien pour l'acqu?rir. Il e?t craint, en exaltant les uns, d'abaisser les autres, et sa charit? universelle s'?tendait ?galement sur les humbles et sur les superbes. Elle se portait vers les victimes avec plus de sollicitude, mais les bourreaux eux-m?mes lui semblaient trop mis?rables pour valoir quelque haine. Il ne leur souhaitait pas de mal, et les plaignait seulement d'?tre m?chants. Il ne croyait pas que les repr?sailles, ou l?gales ou spontan?es, fissent autre chose qu'ajouter le mal au mal. Il ne se complaisait ni dans l'?-propos piquant des vengeances priv?es ni dans la majestueuse cruaut? des lois, et, s'il lui arrivait de sourire quand on rossait les sergents, c'?tait l'effet d'un pur mouvement de la chair et du sang, et par naturelle bonhomie. J'ai re?u la semaine derni?re la visite d'un compagnon anarchiste qui m'honore de son amiti? et que j'aime parce que, n'ayant pas encore eu de part au gouvernement de son pays, il a gard? beaucoup d'innocence. Il ne veut tout faire sauter que parce qu'il croit les hommes naturellement bons et vertueux. Il pense que, d?livr?s de leurs biens, affranchis des lois, ils d?pouilleront leur ?go?sme et leur m?chancet?. Il a ?t? conduit ? la f?rocit? la plus sauvage par l'optimisme le plus tendre. Tout son malheur et tout son crime est d'avoir port? dans l'?tat de cuisinier o? il fut condamn? une ?me ?lys?enne, faite pour l'?ge d'or. C'est un Jean-Jacques tr?s simple et tr?s honn?te qui ne s'est point laiss? troubler par la vue d'une madame d'Houdetot, ni adoucir par la g?n?rosit? polie d'un mar?chal de Luxembourg. Sa puret? le laisse ? sa logique et le rend terrible. Il raisonne mieux qu'un ministre, mais il part d'un principe absurde. Il ne croit pas au p?ch? originel, et pourtant c'est l? un dogme d'une v?rit? si solide et stable qu'on a pu b?tir dessus tout ce qu'on a voulu. Que n'?tiez-vous avec lui dans mon cabinet, monsieur l'abb? Coignard, pour lui faire sentir la fausset? de sa doctrine? Vous n'eussiez pas parl? ? ce g?n?reux utopiste des bienfaits de la civilisation et des int?r?ts de l'?tat. Vous saviez que ce sont l? des plaisanteries qu'il est ind?cent de faire aux malheureux; vous saviez que l'ordre public n'est que la violence organis?e et que chacun est juge de l'int?r?t qu'il y doit porter. Mais vous lui eussiez fait un tableau v?ritable et terrible de cet ordre de nature qu'il veut r?tablir; vous lui eussiez montr? dans l'idylle qu'il r?ve une infinit? de trag?dies domestiques et sanglantes et dans sa bienheureuse anarchie le commencement d'une tyrannie ?pouvantable. Comme il remontait aux principes, il e?t d?couvert sans doute la vanit? des n?tres. J'en juge par un de ses propos qui nous a ?t? conserv?. < Cette maxime suffit ? nous faire croire qu'il e?t gard? de nos jours cette riante et fi?re libert? dont il embellit son ?me au temps des rois. Pourtant il n'e?t jamais ?t? r?volutionnaire. Il avait trop peu d'illusions pour cela, et il ne pensait pas que les gouvernements dussent ?tre d?truits autrement que par ces forces aveugles et sourdes, lentes et irr?sistibles, qui emportent tout. Il croyait qu'un m?me peuple ne peut ?tre gouvern? que d'une seule fa?on dans le m?me temps pour cette raison que, les nations ?tant des corps, leurs fonctions d?pendent de la structure des membres, et de l'?tat des organes, c'est-?-dire de la terre et du peuple et non des gouvernements qui sont ajust?s ? la nation comme des habits au corps d'un homme. < On voit par l? que M. l'abb? Coignard conciliait l'ordre et le progr?s et qu'il n'?tait pas, en somme, un mauvais citoyen. Il n'excitait personne ? la r?volte et souhaitait que les institutions fussent us?es et lim?es par un frottement continu plut?t que renvers?es et bris?es ? grands coups. Il faisait observer sans cesse ? ses disciples que les plus ?pres lois se polissaient merveilleusement par l'usage, et que la cl?mence du temps est plus s?re que celle des hommes. Quant ? voir refaire d'une fois le corps informe des lois, il ne l'esp?rait ni ne le souhaitait, comptant peu sur les bienfaits d'une l?gislation soudaine. Parfois Jacques Tournebroche lui demandait s'il ne craignait pas que sa philosophie critique, s'exer?ant sur des institutions n?cessaires, et que lui-m?me estimait telles, n'e?t pour effet inopportun d'?branler ce qu'il faut conserver. --Pourquoi, lui disait son disciple fid?le, pourquoi donc, ? le meilleur des ma?tres, r?duire en poussi?re les fondements du droit, de la justice, des lois, et g?n?ralement de toutes les magistratures civiles et militaires, puisque vous reconnaissez qu'il faut un droit, une justice, une arm?e, des magistrats et des sergents? --Mon fils, r?pondait M. l'abb? Coignard, j'ai toujours observ? que les maux des hommes leur viennent de leurs pr?jug?s, comme les araign?es et les scorpions sortent de l'ombre des caveaux et de l'humidit? des courtils. Il est bon de promener la t?te-de-loup et le balai un peu ? l'aveuglette dans tous les coins obscurs. Il est bon m?me de donner ?? et l? quelque petit coup de pioche dans les murs de la cave et du jardin; cela fait peur ? la vermine et pr?pare les ruines n?cessaires. --J'y consens volontiers, r?pondait le doux Tournebroche, mais quand vous aurez d?truit tous les principes, ? mon ma?tre, que subsistera-t-il? A quoi le ma?tre r?pondait: --Apr?s la destruction de tous les faux principes, la soci?t? subsistera, parce qu'elle est fond?e sur la n?cessit?, dont les lois, plus vieilles que Saturne, r?gneront encore quand Prom?th?e aura d?tr?n? Jupiter. Depuis le temps o? l'abb? Coignard parlait ainsi, Prom?th?e a plusieurs fois d?tr?n? Jupiter, et les proph?ties du sage se sont v?rifi?es si litt?ralement qu'on doute aujourd'hui, tant le nouvel ordre ressemble ? l'ancien, si l'empire n'est point rest? ? l'antique Jupiter. Plusieurs m?me nient l'av?nement du Titan. On ne voit plus, disent-ils, sur sa poitrine la blessure par o? l'aigle de l'injustice lui arrachait le coeur et qui devait saigner ?ternellement. Il ne sait rien des douleurs et des r?voltes de l'exil. Ce n'est pas le dieu ouvrier qui nous ?tait promis et que nous attendions, c'est le gras Jupiter de l'ancien et risible Olympe. Quand donc para?tra-t-il, le robuste ami des hommes, l'allumeur du feu, le Titan encore clou? sur son rocher? Un bruit effrayant venu de la montagne annonce qu'il soul?ve de dessus le roc inique ses ?paules d?chir?es et nous sentons sur nous les flammes de son souffle lointain. ?tranger aux affaires, M. Coignard inclinait aux sp?culations pures et se r?pandait volontiers en id?es g?n?rales. Cette disposition de son esprit, qui pouvait lui nuire aupr?s de ses contemporains, donne ? ses r?flexions, apr?s un si?cle et demi, quelque prix et une certaine utilit?. Nous y pouvons apprendre ? mieux conna?tre nos propres moeurs et ? d?m?ler le mal qui s'y trouve. Les injustices, les sottises et les cruaut?s ne frappent pas quand elles sont communes. Nous voyons celles de nos anc?tres et nous ne voyons pas les n?tres. Or, comme il n'est pas une seule ?poque, dans le pass?, o? l'homme ne nous paraisse absurde, inique, f?roce, il serait miraculeux que notre si?cle e?t, par sp?cial privil?ge, d?pouill? toute b?tise, toute malice et toute f?rocit?. Les opinions de M. l'abb? Coignard nous aideraient ? faire notre examen de conscience, si nous n'?tions semblables ? ces idoles dont les yeux ne voient point et les oreilles n'entendent point. Avec un peu de bonne foi et de d?sint?ressement, nous reconna?trions bien vite que nos codes sont encore un nid d'injustices, que nous gardons dans nos moeurs l'h?r?ditaire duret? de l'avarice et de l'orgueil, que nous estimons la seule richesse et n'honorons point le travail; notre ordre de choses nous appara?trait ce qu'il est en effet, un ordre pr?caire et mis?rable, que condamne la justice des choses ? d?faut de celle des hommes et dont la ruine est commenc?e; nos riches nous sembleraient aussi stupides que ces hannetons qui continuent de manger la feuille de l'arbre, pendant que le petit scarab?e, introduit dans leur corps, leur d?vore les entrailles; nous ne nous laisserions plus endormir par les fausses et plates d?clamations de nos gens d'?tat; nous prendrions en piti? nos ?conomistes qui se disputent entre eux sur le prix des meubles dans la maison qui br?le. Les propos de l'abb? Coignard nous font para?tre un d?dain proph?tique de ces grands principes de la R?volution et de ces droits de la d?mocratie sur lesquels nous avons ?tabli pendant cent ans, avec toutes les violences et toutes les usurpations, une suite incoh?rente de gouvernements insurrectionnels, condamnant sans ironie les insurrections. Si nous commencions ? sourire un peu de ces sottises, qui parurent augustes et furent parfois sanglantes; si nous nous apercevions que les pr?jug?s modernes ont comme les anciens des effets ou ridicules ou odieux; si nous nous jugions les uns les autres avec un scepticisme charitable, les querelles seraient moins vives dans le plus beau pays du monde et M. l'abb? Coignard aurait travaill? pour sa part au bien universel. ANATOLE FRANCE LES OPINIONS DE M. J?R?ME COIGNARD LES MINISTRES D'?TAT M. Roman entra dans la boutique au moment o? mon bon ma?tre pronon?ait ces derni?res paroles. --Hol?! monsieur l'abb?, s'?cria cet habile homme. Vous oubliez que ces b?tes d?go?tantes et f?roces sont soumises, tout au moins en Europe, ? une police admirable, et que des ?tats comme le royaume de France ou la r?publique de Hollande sont bien ?loign?s de cette barbarie et de cette rudesse qui vous offensent. Mon bon ma?tre repoussa dans le rayon le tome de Racine et r?pondit ? M. Roman, avec sa gr?ce coutumi?re: En entendant impatiemment ce discours, M. Roman avait saisi un vieil atlas. Il se mit ? l'agiter avec un fracas qui se m?la au bruit de sa voix. --Quel aveuglement! dit-il. Quoi, m?conna?tre l'action des grands ministres, des grands citoyens! Ignorez-vous ? ce point l'histoire qu'il ne vous apparaisse pas qu'un C?sar, un Richelieu, un Cromwell, p?trit les peuples comme un potier l'argile? Ne voyez-vous point qu'un ?tat marche comme une montre aux mains de l'horloger? --Je ne le vois point, reprit mon bon ma?tre, et depuis cinquante ans que j'existe, j'ai observ? que ce pays avait plusieurs fois chang? de gouvernement, sans que la condition des personnes y e?t chang?, sinon par un insensible progr?s qui ne d?pend point des volont?s humaines. D'o? je conclus qu'il est ? peu pr?s indiff?rent d'?tre gouvern? d'une mani?re ou d'une autre, et que les ministres ne sont consid?rables que par leur habit et leur carrosse. --Pouvez-vous parler ainsi, r?pliqua M. Roman, au lendemain de la mort d'un ministre d'?tat qui eut tant de part aux affaires, et qui, apr?s une longue disgr?ce, expire dans le moment qu'il ressaisissait le pouvoir avec les honneurs? Par le bruit qui poursuit son cercueil vous pouvez juger de l'effet de ses actes. Cet effet dure apr?s lui. --Monsieur, r?pondit mon bon ma?tre, ce ministre fut honn?te homme, laborieux, appliqu?, et l'on peut dire de lui, comme de monsieur Vauban, qu'il eut trop de politesse pour en affecter les dehors, car il ne prit jamais soin de plaire ? personne. Je le louerai surtout de s'?tre am?lior? dans les affaires, au rebours de tant d'autres qui s'y g?tent. Il avait l'?me forte et un vif sentiment de la grandeur de son pays. Il est louable encore d'avoir port? tranquillement sur ses larges ?paules les haines des colporteurs et des petits marquis. Ses ennemis m?mes lui accordent une secr?te estime. Mais qu'a-t-il fait, monsieur, de consid?rable, et par quoi vous appara?t-il autre chose que le jouet des vents qui soufflaient autour de lui? Les j?suites qu'il a chass?s sont revenus; la petite guerre de religion qu'il avait allum?e afin de divertir le peuple s'est ?teinte, ne laissant apr?s la f?te que la carcasse puante d'un m?chant feu d'artifice. Il eut, je vous l'accorde, le g?nie du divertissement ou plut?t des diversions. Son parti, qui n'?tait que celui de l'occasion et des exp?dients, n'avait pas attendu sa mort pour changer de nom et de chef sans changer de doctrine. Sa cabale resta fid?le ? son ma?tre et ? elle-m?me en continuant d'ob?ir aux circonstances. Est-ce donc l? une oeuvre dont la grandeur ?tonne? --C'en est une admirable en effet, r?pondit M. Roman. Et ce ministre e?t-il seulement tir? l'art du gouvernement des nuages de la m?taphysique pour le ramener ? la r?alit? des choses, que je l'en chargerais de louanges. Son parti, dites-vous, fut celui de l'occasion et des exp?dients. Mais que faut-il pour exceller dans les affaires humaines que saisir l'occasion favorable et recourir aux exp?dients utiles? C'est ce qu'il fit, ou du moins ce qu'il e?t fait, si la mobilit? pusillanime de ses amis et l'audace perfide de ses adversaires lui avaient laiss? quelque repos. Mais il s'usa dans le vain ouvrage d'apaiser ceux-ci et de raffermir les premiers. Le temps et les hommes, instruments n?cessaires, lui firent d?faut pour ?tablir son bienfaisant despotisme. Il forma du moins des desseins admirables pour la politique int?rieure. Vous ne devez pas oublier que, ? l'ext?rieur, il dota sa patrie de vastes et fertiles territoires. Et nous lui devons en cela d'autant plus de reconnaissance, qu'il fit ces heureuses conqu?tes seul et malgr? le parlement dont il d?pendait. --Monsieur, r?pondit mon bon ma?tre, il montra de l'?nergie et de l'habilet? dans les affaires des colonies, mais non beaucoup plus, peut-?tre, qu'un bourgeois n'en d?ploie pour acheter une terre. Et ce qui me g?te toutes ces affaires maritimes, c'est la conduite que les Europ?ens ont coutume de tenir avec les peuples de l'Afrique et de l'Am?rique. Les blancs, quand ils sont aux prises avec des hommes jaunes ou noirs, se voient forc?s de les exterminer. L'on ne vient ? bout des sauvages que par une sauvagerie perfectionn?e. C'est ? cette extr?mit? qu'aboutissent toutes les entreprises coloniales. Je ne nie pas que les Espagnols, les Hollandais et les Anglais n'y aient trouv? quelque avantage; mais d'ordinaire on se lance au hasard et tout ? fait ? l'aventure dans ces grandes et cruelles exp?ditions. Qu'est-ce que la sagesse et la volont? d'un homme dans des entreprises qui int?ressent le commerce, l'agriculture, la navigation, et qui, par cons?quent, d?pendent d'une immense quantit? d'?tres minuscules? La part d'un ministre en de telles affaires est bien petite, et si elle nous para?t notable, c'est parce que notre esprit, tourn? ? la mythologie, veut donner un nom et une figure ? toutes les forces secr?tes de la nature. Qu'a-t-il invent?, votre ministre, en fait de colonies, qui ne f?t d?j? connu des Ph?niciens, au temps de Cadmus? A ces mots, M. Roman laissa tomber son atlas, que le libraire alla ramasser doucement. --Monsieur l'abb?, dit-il, je d?couvre ? regret que vous ?tes sophiste. Car il faut l'?tre pour offusquer avec Cadmus et les Ph?niciens les entreprises coloniales du ministre d?funt. Vous n'avez pu nier que ces entreprises fussent son ouvrage, et vous avez pitoyablement introduit ce Cadmus pour nous embrouiller. --Monsieur, dit l'abb?, laissons l? Cadmus puisqu'il vous f?che. Je veux dire seulement qu'un ministre a peu de part ? ses propres entreprises et qu'il n'en m?rite ni la gloire, ni la honte; je veux dire que, si, dans la com?die pitoyable de la vie, les princes ont l'air de commander comme les peuples d'ob?ir, ce n'est qu'un jeu, une vaine apparence, et que r?ellement ils sont les uns et les autres conduits par une force invisible. SAINT ABRAHAM --Puisque enfin, disait-il, il faut p?cher sur cette terre, et que nul ne peut, sans superbe, se croire infaillible, c'est avec vous, mademoiselle, que je voudrais que la gr?ce divine me f?t d?faut de pr?f?rence, si toutefois tel pouvait ?tre votre bon plaisir. J'y rencontrerais deux avantages pr?cieux, ? savoir: premi?rement, de p?cher avec une joie rare et des d?lices singuli?res; secondement, de trouver ensuite une excuse dans la puissance de vos charmes, car il est sans doute ?crit au livre du Jugement que vos attraits sont irr?sistibles. Cela doit ?tre consid?r?. L'on voit des imprudents qui forniquent avec des femmes laides et mal faites. Ces malheureux, en travaillant de la sorte, risquent fort de perdre leur ?me; car ils p?chent pour p?cher, et leur faute laborieuse est pleine de malice. Tandis qu'une si belle peau que la v?tre, Catherine, est une excuse aux yeux de l'?ternel. Vos charmes all?gent merveilleusement la faute, qui devient pardonnable, ?tant involontaire. Pour tout vous dire, mademoiselle, je sens que, pr?s de vous, la gr?ce divine m'abandonne et fuit ? tire-d'aile. Au moment que je vous parle, ce n'est plus qu'un petit point blanc au-dessus de ces toits o?, dans les goutti?res, les chats font l'amour avec des cris furieux et des plaintes d'enfant, pendant que la lune s'assied effront?ment sur un tuyau de chemin?e. Tout ce que je vois de votre personne, Catherine, m'est sensible; et ce que je n'en vois pas m'est plus sensible encore. Add to tbrJar First Page Next Page |
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