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Read Ebook: Les opinions de M. Jérôme Coignard Recueillies par Jacques Tournebroche by France Anatole
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next Page Prev PageEbook has 479 lines and 43802 words, and 10 pages--Puisque enfin, disait-il, il faut p?cher sur cette terre, et que nul ne peut, sans superbe, se croire infaillible, c'est avec vous, mademoiselle, que je voudrais que la gr?ce divine me f?t d?faut de pr?f?rence, si toutefois tel pouvait ?tre votre bon plaisir. J'y rencontrerais deux avantages pr?cieux, ? savoir: premi?rement, de p?cher avec une joie rare et des d?lices singuli?res; secondement, de trouver ensuite une excuse dans la puissance de vos charmes, car il est sans doute ?crit au livre du Jugement que vos attraits sont irr?sistibles. Cela doit ?tre consid?r?. L'on voit des imprudents qui forniquent avec des femmes laides et mal faites. Ces malheureux, en travaillant de la sorte, risquent fort de perdre leur ?me; car ils p?chent pour p?cher, et leur faute laborieuse est pleine de malice. Tandis qu'une si belle peau que la v?tre, Catherine, est une excuse aux yeux de l'?ternel. Vos charmes all?gent merveilleusement la faute, qui devient pardonnable, ?tant involontaire. Pour tout vous dire, mademoiselle, je sens que, pr?s de vous, la gr?ce divine m'abandonne et fuit ? tire-d'aile. Au moment que je vous parle, ce n'est plus qu'un petit point blanc au-dessus de ces toits o?, dans les goutti?res, les chats font l'amour avec des cris furieux et des plaintes d'enfant, pendant que la lune s'assied effront?ment sur un tuyau de chemin?e. Tout ce que je vois de votre personne, Catherine, m'est sensible; et ce que je n'en vois pas m'est plus sensible encore. En entendant ces mots, elle baissa le regard sur ses genoux, puis le coula tout luisant sur M. l'abb? Coignard. Et d'une voix tr?s douce: --Puisque vous me voulez du bien monsieur J?r?me, dit-elle, promettez-moi de m'accorder la gr?ce que je vais vous demander, et dont je vous serai reconnaissante. Mon bon ma?tre promit. Qui n'en e?t fait autant ? sa place? Catherine lui dit alors avec vivacit?: --Vous savez, monsieur J?r?me, que l'abb? La Perruque, vicaire ? Saint-Beno?t, accuse fr?re Ange de lui avoir vol? son ?ne, et qu'il en a fait une plainte ? l'official. Or, rien n'est plus faux. Ce bon fr?re avait emprunt? l'?ne pour porter des reliques dans les villages. L'?ne s'est perdu en chemin. Les reliques ont ?t? retrouv?es. C'est l'essentiel, comme dit fr?re Ange. Mais l'abb? La Perruque r?clame son ?ne et ne veut rien entendre. Il fera mettre le petit fr?re dans les prisons de l'archev?que. Vous seul pouvez fl?chir sa col?re et l'amener ? retirer sa plainte. --Mais, mademoiselle, dit l'abb? Coignard, je n'en ai ni le pouvoir ni l'envie. --Pour cela, dit rudement M. Coignard en d?nouant les jolies mains agraf?es ? son ?paule, je refuse net. Les promesses qu'on fait ? une jolie fille n'engagent que la peau, et ce n'est point p?cher que de s'en d?dire. Ne comptez pas sur moi, la belle, pour tirer votre galant barbu des mains de l'official. Si je faisais un ou deux ou douze sermons, ce serait contre les mauvais moines qui sont la honte de l'?glise et comme une vermine attach?e ? la robe de saint Pierre. Ce fr?re Ange est un fripon; il fait toucher aux bonnes femmes, en guise de reliques, quelque os de mouton ou de cochon, qu'il a lui-m?me rong? avec une avidit? d?go?tante. Il a port?, je gage, sur l'?ne de monsieur La Perruque une plume de l'ange Gabriel, un rayon de l'?toile des mages et, dans une petite fiole, un peu du son des cloches qui sonnaient dans le clocher du temple de Salomon. Il est ignare, il est menteur et vous l'aimez. Ce sont l? trois raisons pour qu'il me d?plaise. Je vous laisse ? juger, mademoiselle, laquelle des trois est la plus forte. Ce peut bien ?tre la moins honn?te, car enfin j'?tais port? vers vous tout ? l'heure avec une violence qui n'est point de mon ?ge ni de mon ?tat. Mais ne vous y trompez pas: je ressens tr?s vivement les outrages que votre greluchon encapuchonn? fait ? l'?glise de Notre-Seigneur J?sus-Christ, dont je suis un membre tr?s indigne. Et l'exemple de ce capucin m'inspire un tel d?go?t que je suis poss?d? d'une envie soudaine de m?diter quelque bel endroit de saint Jean Chrysostome, au lieu de frotter mes genoux aux v?tres, mademoiselle, comme je fais depuis un quart d'heure. Car le d?sir du p?cheur est p?rissable et la gloire de Dieu dure ?ternellement. Je ne me suis jamais fait une id?e exag?r?e du p?ch? de la chair. C'est une justice qu'on peut me rendre. >>Je ne m'effarouche pas, ? l'exemple de monsieur Nicod?me, pour une si petite affaire que de prendre du plaisir avec une jolie fille. Mais ce que je ne puis souffrir, c'est la bassesse de l'?me, c'est l'hypocrisie, c'est le mensonge et cette crasse ignorance, qui font de votre fr?re Ange un capucin accompli. Vous prenez dans son commerce, mademoiselle, une habitude de crapule qui vous ravale bien au-dessous de votre condition, laquelle est celle de fille galante. J'en sais les hontes et les mis?res; mais c'est un ?tat bien sup?rieur ? celui de capucin. Ce coquin vous d?shonore, comme il d?shonore jusqu'aux ruisseaux de la rue Saint-Jacques, en y trempant les pieds. Songez, mademoiselle, ? toutes les vertus dont vous pourriez encore vous orner, dans votre incertain m?tier, et dont une seule peut-?tre vous ouvrirait un jour le paradis, si vous n'?tiez soumise et assujettie ? cette b?te immonde. >>Tout en vous laissant prendre ?? et l? ce qu'il faut bien finalement qu'on vous laisse quand on s'en va, vous pourriez, Catherine, fleurir en foi, en esp?rance et en charit?, aimer les pauvres et visiter les malades; vous pourriez ?tre aum?ni?re et compatissante, et vous d?lecter chastement ? la vue du ciel, des eaux, des bois et des champs; vous pourriez, le matin, ouvrant votre fen?tre, louer Dieu en ?coutant chanter les oiseaux; vous pourriez, aux jours de p?lerinage, gravir la montagne de Saint-Val?rien et l?, sous le calvaire, pleurer doucement votre innocence perdue; vous pourriez faire en sorte que Celui qui seul lit dans les coeurs dise: < Catherine l'interrompit. --Mais, l'abb?, fit-elle s?chement, c'est un sermon que vous me d?goisez l?. --Ne m'en avez-vous point demand? une douzaine? r?pondit-il. Elle commen?ait ? se f?cher: --Prenez garde, l'abb?. Il d?pend de vous que nous soyons amis ou ennemis. Voulez-vous faire les douze sermons? R?fl?chissez avant de r?pondre. --Mademoiselle, dit M. l'abb? Coignard, j'ai fait des actions bl?mables dans ma vie, mais ce n'?tait pas apr?s y avoir r?fl?chi. --Vous ne voulez pas? C'est bien s?r? Une fois... deux fois... Vous refusez?... L'abb?, je me vengerai. Elle bouda quelque temps, muette et rechign?e sur le banc. Puis tout ? coup, elle se mit ? crier: --Finissez! monsieur l'abb? Coignard. A votre ?ge, avec cet habit respectable, me lutiner ainsi, fi! monsieur l'abb?, fi! Quelle honte, monsieur l'abb?! Il avoua en lui-m?me que la vengeance de Catherine ?tait prompte et s?re, car la vertu de mademoiselle Lecoeur, fortifi?e par l'?ge, ?tait devenue si vigoureuse qu'elle s'attaquait ? toutes les impuret?s de la paroisse et transper?ait sept fois le jour, de la pointe de sa langue, les p?cheurs charnels de la rue Saint-Jacques. Mais Catherine elle-m?me ne savait pas combien sa vengeance ?tait compl?te. Elle avait vu venir sur la place mademoiselle Lecoeur. Elle n'avait pas vu mon p?re qui suivait de pr?s. Mes craintes n'?taient qu'? demi fond?es. Une circonstance o? Catherine montrait de la vertu ?tait pour le surprendre, non pour lui d?plaire, et le contentement l'emporta dans son ?me sur la col?re. Il aborda mon bon ma?tre assez civilement et lui dit avec une gravit? moqueuse: --Monsieur Coignard, tous les pr?tres qui recherchent la soci?t? des femmes galantes y laissent leur vertu et leur bon renom. Et c'est justice, alors m?me qu'aucun plaisir n'a pay? leur d?shonneur. Catherine quitta la place avec un bel air de pudeur offens?e et mon bon ma?tre r?pondit ? mon p?re avec une ?loquence douce et riante: --Cette maxime, ma?tre L?onard, est excellente; encore ne doit-on pas l'appliquer sans discernement et la coller en toute occasion comme l'?tiquette < six blancs>> que le coutelier boiteux met ? tous ses couteaux. Je ne rechercherai pas en quoi j'en ai pu tant?t m?riter l'application. Ne suffit-il pas que j'avoue l'avoir m?rit?e? >>Il est ind?cent de s'entretenir de soi-m?me, et ce serait faire trop de violence ? ma pudeur que de m'obliger ? discourir de ce qui m'est particulier. J'aime mieux vous opposer, ma?tre L?onard, l'exemple du v?n?rable Robert d'Arbrissel, qui, fr?quentant les filles de joie, y acquit de grands m?rites. On peut citer aussi saint Abraham, anachor?te de Syrie, qui ne craignit point de p?n?trer dans une maison mal fam?e. --Qui est ce saint Abraham? demanda mon p?re, dont toutes les id?es ?taient en d?route. --Asseyons-nous devant votre porte, dit mon bon ma?tre; apportez un pot de vin; et je vous conterai l'histoire de ce grand saint, telle qu'elle nous a ?t? enseign?e par saint Ephrem lui-m?me. Mon p?re fit signe qu'il le voulait bien. Nous pr?mes place tous trois sous l'auvent, et mon bon ma?tre parla comme il suit: --Saint Abraham, d?j? vieux, vivait seul au d?sert, dans une petite cabane, lorsque son fr?re mourut, laissant une fille d'une grande beaut?, nomm?e Marie. Assur? que la vie qu'il menait serait excellente pour sa ni?ce, Abraham fit b?tir pour elle une cellule proche de la sienne, d'o? il l'instruisait par une petite fen?tre qu'il avait perc?e. >>Il avait soin qu'elle je?n?t, veill?t et chant?t des psaumes. Mais un moine, qu'on croit ?tre un faux moine, s'?tant approch? de Marie pendant que le saint homme Abraham m?ditait sur les ?critures, induisit en p?ch? la jeune fille qui se dit ensuite: >>--Il vaut bien mieux, puisque je suis morte ? Dieu, que j'aille dans un pays o? je ne sois connue de personne. >>Et quittant sa cellule, elle s'en alla dans une ville voisine nomm?e Edesse, o? il y avait des jardins d?licieux et de fra?ches fontaines, et qui est encore aujourd'hui la plus agr?able des villes de Syrie. >>Cependant le saint homme Abraham restait plong? dans une m?ditation profonde. Sa ni?ce ?tait d?j? partie depuis plusieurs jours quand, ouvrant sa petite fen?tre, il demanda: >>--Marie, pourquoi ne chantes-tu plus les psaumes que tu chantais si bien? >>Et ne recevant pas de r?ponse, il soup?onna la v?rit? et s'?cria: >>--Un loup cruel a enlev? ma brebis! >>Il demeura dans l'affliction pendant deux ans; apr?s quoi, il apprit que sa ni?ce menait une mauvaise vie. Agissant avec prudence, il pria un de ses amis d'aller ? la ville pour reconna?tre exactement ce qu'il en ?tait. Le rapport de cet ami fut qu'en effet Marie menait une mauvaise vie. A cette nouvelle, le saint homme pria son ami de lui pr?ter un habit de cavalier et de lui amener un cheval; et, ayant mis sur sa t?te, afin de n'?tre point reconnu, un grand chapeau qui lui couvrait le visage, il se rendit dans l'h?tellerie o? on lui avait dit que sa ni?ce ?tait log?e. Il jetait les yeux de tous c?t?s pour voir s'il ne l'apercevrait point; mais, comme elle ne paraissait pas, il dit ? l'h?telier en feignant de sourire: >>--Mon ma?tre, on dit que vous avez ici une jolie fille. Ne pourrais-je pas la voir? >>L'h?telier, qui ?tait obligeant, la fit appeler, et Marie se pr?senta dans un costume qui, selon la propre expression de saint Ephrem, suffisait ? r?v?ler sa conduite. Le saint homme en fut p?n?tr? de douleur. >>Il affecta pourtant la gaiet? et commanda un bon repas. Marie ?tait, ce jour-l?, d'une humeur sombre. A donner le plaisir, on ne le go?te pas toujours; et la vue de ce vieillard, qu'elle ne reconnaissait pas, car il n'avait point tir? son chapeau, ne la tournait nullement ? la joie. L'h?telier lui faisait honte d'une si m?chante attitude, et si contraire aux devoirs de sa profession; mais elle dit en soupirant: >>--Pl?t ? Dieu que je fusse morte il y a trois ans! >>Le saint homme Abraham prit soin de prendre le langage d'un galant cavalier comme il en avait pris l'habit: >>--Ma fille, dit-il, je viens ici non pour pleurer tes p?ch?s, mais pour partager ton amour. >>Mais quand l'h?telier l'eut laiss? seul avec Marie, il cessa de feindre et, levant son chapeau, il dit en pleurant: >>--Ma fille Marie, ne me reconnaissez-vous pas? Ne suis-je pas Abraham qui vous ai tenu lieu de p?re? >>Il lui prit la main et l'exhorta toute la nuit au repentir et ? la p?nitence. Surtout il eut soin de ne point la d?sesp?rer. Il lui r?p?tait sans cesse: < >>Marie avait l'?me naturellement douce. Elle consentit ? retourner aupr?s de lui. Quand le jour se leva, ils partirent. Elle voulait emporter ses robes et ses bijoux. Mais le saint homme lui fit entendre qu'il ?tait plus convenable de les laisser. Il la fit monter sur son cheval et la ramena aux cellules o? ils reprirent tous deux leur vie pass?e. Seulement le saint homme prit soin, cette fois, que la chambre de Marie ne communiqu?t point avec le dehors et qu'on n'en p?t sortir sans passer par la chambre qu'il habitait lui-m?me, moyennant quoi, avec la gr?ce de Dieu, il garda sa brebis. >>Telle est l'histoire de saint Abraham, dit mon bon ma?tre en prenant sa tasse de vin. Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page |
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