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Read Ebook: Freedom Truth and Beauty Sonnets by Doyle Edward
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next PageEbook has 231 lines and 26076 words, and 5 pagesMAURICE MAETERLINCK LE DOUBLE JARDIN QUATRI?ME MILLE PARIS BIBLIOTH?QUE-CHARPENTIER EUG?NE FASQUELLE, ?DITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 OUVRAGES DU M?ME AUTEUR. Le Tr?sor des Humbles . 3 fr. 50 La Sagesse et la Destin?e . 3 fr. 50 La Vie des Abeilles . 3 fr. 50 Monna Vanna, pi?ce en 3 actes . 2 fr. >> Joyzelle, pi?ce en 5 actes . 3 fr. 50 Le Temps Enseveli . . 3 fr. 50 Th??tre. 3 vol. ? 3 fr. 50 L'Ornement des Noces spirituelles, de Ruysbroeck l'Admirable, traduit du flamand et pr?c?d? d'une Introduction. 5 fr. >> Les Disciples ? Sa?s et les Fragments de Novalis, traduits de l'allemand et pr?c?d?s d'une Introduction. 5 fr. >> Serres Chaudes . 3 fr. >> Album de douze chansons. 10 fr. >> Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.--7172. IL A ?T? TIR? DE CET OUVRAGE: sur papier de Hollande et 10 exemplaires num?rot?s sur papier du Japon. A MON AMI CYRIEL BUYSSE M. M. LE DOUBLE JARDIN SUR LA MORT D'UN PETIT CHIEN J'ai perdu ces jours-ci un petit bouledogue. Il venait d'accomplir le sixi?me mois de sa br?ve existence. Il n'a pas eu d'histoire. Ses yeux intelligents se sont ouverts pour regarder Le monde et pour aimer les hommes, puis se sont referm?s sur les secrets injustes de la mort. C'est qu'elle commen?ait, cette t?te ingrate et un peu triste, pareille ? celle d'un enfant surmen?, le travail accablant qui ?crase tout cerveau au d?but de la vie. Il lui fallait, en moins de cinq ou six semaines, faire p?n?trer et organiser en elle une repr?sentation et une conception satisfaisantes de l'univers. L'homme, aid? de toute la science de ses a?n?s et de ses fr?res, met trente ou quarante ans ? esquisser cette conception ou plut?t ? entasser autour d'elle, comme autour d'un palais de nuages, la conscience d'une ignorance qui s'?l?ve; mais l'humble chien doit la d?brouiller seule en quelques jours; et cependant, aux yeux d'un dieu qui saurait tout, n'aurait-elle pas ? peu pr?s le m?me poids et la m?me valeur que la n?tre?... Il s'agissait donc d'?tudier la terre que l'on peut gratter et creuser, et qui parfois rec?le de surprenantes choses: vers de terre et vers blancs, taupes, mulots, grillons; il s'agissait de jeter vers le ciel, qui n'a pas d'int?r?t puisque rien n'y est comestible, un seul regard qui le supprime une fois pour toutes; de reconna?tre l'herbe, l'herbe admirable et verte, l'herbe ?lastique et fra?che, champ de courses et de jeux, couche bienveillante et sans bornes o? se cache le bon chiendent utile ? la sant?. Il s'agissait encore de faire p?le-m?le, des milliers de constatations urgentes et curieuses. Il fallait, par exemple, sans autre guide que la douleur, apprendre ? calculer l'?l?vation des objets du haut desquels on peut s'?lancer dans le vide, se convaincre qu'il est vain de poursuivre les oiseaux qui s'envolent, et qu'on ne peut grimper aux arbres pour y rattraper les chats qui vous conspuent; distinguer les nappes de soleil, o? le sommeil est d?licieux, des flaques d'ombre o? l'on grelotte; remarquer avec stup?faction que la pluie ne tombe pas dans les maisons, que l'eau est froide, inhabitable et dangereuse, tandis que le feu est bienfaisant ? distance, mais terrible de pr?s; observer que les herbages, la cour des fermes et parfois les chemins sont hant?s de gigantesques cr?atures pourvues de cornes mena?antes, monstres peut-?tre d?bonnaires, en tout cas silencieux, qu'on peut flairer assez indiscr?tement sans qu'ils s'en formalisent, mais qui ne livrent pas leur arri?re-pens?e; ?prouver, ? la suite d'exp?riences humiliantes et p?nibles, qu'il n'est pas permis d'ob?ir indistinctement ? toutes les lois de la nature dans la demeure des dieux; reconna?tre que la cuisine est le lieu privil?gi? et le plus agr?able de cette demeure divine, bien qu'on n'y puisse s?journer ? cause de la cuisini?re, puissance consid?rable mais jalouse; s'assurer que les portes sont des volont?s importantes et capricieuses qui parfois m?nent ? la f?licit?, mais qui le plus souvent, herm?tiquement closes, muettes et rigides, hautaines et sans coeur, restent sourdes ? toutes les supplications; admettre, une fois pour toutes, que les biens essentiels de l'existence, les bonheurs incontestables, g?n?ralement emprisonn?s dans les marmites et les casseroles, sont inaccessibles; savoir les regarder avec une indiff?rence laborieusement acquise, s'exercer ? les ignorer en se disant qu'il s'agit l? d'objets probablement sacr?s, puisqu'il suffit de les effleurer du bout d'une langue respectueuse pour d?cha?ner, magiquement, la col?re unanime de tous les dieux de la maison... Et puis, que penser de la table sur laquelle se passent tant de choses qu'on ne peut deviner? des fauteuils ironiques o? il est d?fendu de dormir, des plats et des assiettes qui ne contiennent plus rien lorsqu'on vous les confie? de la lampe qui chasse les t?n?bres, et de l'?tre qui met en fuite les jours froids?... Que d'ordres, que de dangers, que de d?fenses, que de probl?mes, que d'?nigmes qu'il faut classer dans la m?moire surcharg?e!... Et comment concilier tout cela avec d'autres lois, d'autres ?nigmes plus vastes et plus imp?rieuses, qu'on porte en soi, dans son instinct, qui surgissent et se d?veloppent d'heure en heure, qui viennent du fond des temps et de la race, envahissent le sang, les muscles et les nerfs, et s'affirment soudain plus irr?sistibles et plus puissantes que la douleur, l'ordre m?me du ma?tre et la crainte de la mort? Ainsi pour ne citer que cet exemple, lorsque l'heure du sommeil a sonn? pour les hommes, on s'est retir? dans sa niche, entour? des t?n?bres, du silence et de la solitude formidable de la nuit. Tout dort dans la maison du ma?tre. On se sent tr?s petit et tr?s faible en pr?sence du myst?re. On sait que l'ombre est peupl?e d'ennemis qui se glissent et attendent. On suspecte les arbres, le vent qui passe et les rayons de lune. On voudrait se cacher et se faire oublier en retenant son souffle. Pourtant il faut veiller; il faut, au moindre bruit, sortir de sa retraite, affronter l'invisible et troubler brusquement le silence imposant des ?toiles au risque d'attirer sur soi seul le malheur ou le crime qui chuchote. Quel que soit l'ennemi, f?t-il l'homme, c'est-?-dire le fr?re m?me du dieu qu'il s'agit de d?fendre, il faut l'attaquer aveugl?ment, lui sauter ? la gorge, planter des dents, peut-?tre sacril?ges, dans de la chair humaine, oublier les prestiges d'une main et d'une voix pareilles ? celles du ma?tre, ne jamais se taire, ne jamais fuir, ne jamais se laisser tenter ni corrompre, et, perdu dans la nuit sans secours, prolonger l'alarme h?ro?que jusqu'au dernier soupir. Voil? le grand devoir l?gu? par les anc?tres, le devoir essentiel et plus fort que la mort, que la volont? m?me et la col?re de l'homme ne peuvent rebuter. C'est toute notre humble histoire li?e ? celle du chien dans nos premi?res luttes contre tout ce qui respirait; c'est toute cette humble et effrayante histoire, qui rena?t chaque nuit dans la m?moire primitive de notre ami des mauvais jours. Et quand, dans nos demeures plus s?res, il nous arrive de le punir d'un z?le intempestif, il nous lance un regard de reproche ?tonn?, comme pour nous signifier que nous sommes dans l'erreur, et que, si nous perdons de vue la clause capitale du pacte d'alliance qu'il a fait avec nous au temps o? nous habitions les cavernes, les for?ts et les mar?cages, il y reste fid?le malgr? nous et demeure plus pr?s de la v?rit? ?ternelle de la vie qui est pleine d'emb?ches et de forces hostiles. Mais que de soins et que d'?tudes pour arriver ? remplir sagement ce devoir! Et qu'il s'est compliqu? depuis le temps des grottes silencieuses et des grands lacs d?serts! C'?tait si simple, alors, si clair et si facile! L'antre solitaire s'ouvrait au flanc du mont, et tout ce qui s'avan?ait, tout ce qui remuait ? l'horizon des plaines ou des bois, ?tait l'ennemi indubitable!... Mais aujourd'hui, on ne sait plus... Il faut se mettre au courant d'une civilisation qu'on d?sapprouve, avoir l'air de comprendre mille choses incompr?hensibles... Ainsi, il para?t ?vident que d?sormais le monde entier n'appartient plus au ma?tre, que sa propri?t? consent ? d'inexplicables limites... Il est donc tout d'abord n?cessaire qu'on sache exactement o? commence et o? finit le domaine sacr?. Que doit-on tol?rer, que faut-il interdire?--Voil? la route o? tout le monde, le pauvre m?me, a le droit de passer. Pourquoi?--On n'en sait rien; c'est un fait qu'on d?plore mais qu'on doit accepter. Heureusement, par contre, voici le beau sentier, le sentier r?serv?, que nul ne peut fouler. Ce sentier est fid?le aux saines traditions; il importe de ne pas le perdre de vue; c'est par lui que les probl?mes difficiles font leur entr?e dans l'existence quotidienne. Voulez-vous un exemple?--On dort tranquillement dans un rai de soleil qui recouvre de perles mouvantes et fol?tres le seuil de la cuisine. Les pots de porcelaines s'amusent ? se pousser du coude et ? se bousculer au bord des tablettes garnies de dentelles de papier. Les casseroles de cuivre jouent ? ?parpiller des taches de lumi?re sur les murs blancs et lisses. Le fourneau maternel chantonne doucement en ber?ant trois marmites qui dansent avec b?atitude, et par le petit trou qui ?claire son ventre, pour narguer le bon chien qui ne peut approcher, lui tire constamment une langue de feu. L'horloge, qui s'ennuie dans son armoire de ch?ne en attendant qu'elle sonne l'heure auguste du repas, fait aller et venir son gros nombril dor?, et les mouches sournoises agacent les oreilles. Sur la table ?clatante reposent un poulet, un li?vre, trois perdreaux, ? c?t? d'autres choses qu'on appelle fruits ou l?gumes: petits pois, haricots, p?ches, melons, raisins, et qui ne valent rien. La cuisini?re vide un grand poisson d'argent et jette les entrailles dans la bo?te aux ordures.--Ah! la bo?te aux ordures! tr?sor in?puisable, r?ceptacle d'aubaines, joyau de la maison! On en aura sa part, exquise et subreptice, mais il ne convient pas qu'on ait l'air de savoir o? elle se trouve. Il est strictement interdit d'y fouiller. L'homme d?fend ainsi maintes choses agr?ables, et la vie serait morne et les jours seraient nus s'il fallait ob?ir ? tous les commandements de l'office, de la cave et de la salle ? manger. Par bonheur il est distrait et ne se souvient pas longtemps des ordres qu'il prodigue. On le trompe ais?ment. On arrive ? ses fins et l'on fait ce qu'on veut, pourvu qu'avec patience on sache attendre l'heure. On est soumis ? l'homme et il est le seul dieu; mais on n'en ? pas moins sa morale personnelle, pr?cise, imperturbable, qui proclame hautement que les actes d?fendus deviennent tr?s licites par le fait m?me qu'ils s'accomplissent ? l'insu du ma?tre. C'est pourquoi fermons l'oeil attentif qui a vu. Ayons l'air de dormir en r?vant ? la lune.--Tiens! on frappe doucement ? la fen?tre bleue qui donne sur le jardin.--Qu'est-ce donc?--Rien, une branche d'aub?pine qui vient voir ce qu'on fait dans la cuisine fra?che.--Les arbres sont curieux et souvent agit?s; mais ils ne comptent point, on n'a rien ? leur dire, ils sont irresponsables, ils ob?issent au vent qui n'a pas de principes.--Mais quoi?--J'entends des pas!...--Debout, l'oreille en pointe et le nez en action!...--Non! c'est le boulanger qui s'approche de la grille, tandis que le facteur ouvre une petite porte dans la haie de tilleuls.--Ils sont connus, c'est bien... Ils apportent quelque chose, on peut les saluer; et la queue, circonspecte, s'agite deux ou trois fois, avec un sourire protecteur. Autre alerte! Qu'est-ce encore?--Une voiture s'arr?te devant le perron. Ah! ceci est plus grave!... Le probl?me est complexe.--Il importe avant tout de copieusement injurier les chevaux, grandes b?tes orgueilleuses, toujours endimanch?es et toujours en sueur, qui ne r?pondent pas. Cependant on examine du coin de l'oeil les personnages qui descendent.--Ils sont bien mis et semblent pleins d'assurance. Ils vont probablement s'asseoir ? la table des dieux. Il convient d'aboyer sans aigreur, avec une nuance de respect, pour montrer que l'on fait son devoir, mais qu'on le fait avec intelligence. N?anmoins on nourrit quelque arri?re-soup?on, et dans le dos des h?tes, ? la d?rob?e, on hume l'air avec pers?v?rance et d'un air entendu, afin de d?m?ler les intentions cach?es. Mais des pas clopinants sonnent autour de la cuisine. Cette fois c'est le pauvre qui tra?ne sa besace; l'ennemi essentiel, l'ennemi sp?cifique, l'ennemi h?r?ditaire, le descendant direct de celui qui r?dait autour de la caverne encombr?e d'ossements qu'on revoit tout ? coup dans la m?moire de la race. Ivre d'indignation, l'aboi entrecoup?, les dents multipli?es par la haine et la rage, on va saisir aux gr?gues l'irr?conciliable adversaire, lorsque la cuisini?re, arm?e de son balai, sceptre ancillaire et parjure, vient prot?ger le tra?tre; et l'on est oblig? de rentrer dans sa niche, o?, l'oeil rempli de flammes impuissantes et torves, on gronde des mal?dictions effroyables mais vaines, en songeant ? part soi que c'est la fin de tout, qu'il n'y a plus de lois et que l'esp?ce humaine a perdu la notion du juste et de l'injuste... Est-ce tout?--Pas encore, car la plus petite vie se compose d'innombrables devoirs, et c'est un long travail que de s'organiser une existence heureuse sur la limite de deux mondes aussi diff?rents que le monde des b?tes et le monde des hommes. Comment nous en tirerions-nous s'il nous fallait servir, tout en restant dans notre sph?re, une divinit? non plus imaginaire et semblable ? nous-m?mes puisqu'elle est n?e de nos pens?es, mais un dieu bien visible, toujours pr?sent, toujours actif et aussi ?tranger, aussi sup?rieur ? notre ?tre que nous le sommes au chien? L'homme aime le chien, mais qu'il l'aimerait davantage s'il consid?rait, dans l'ensemble inflexible des lois de la nature, l'exception unique qu'est cet amour qui parvient ? percer, pour se rapprocher de nous, les cloisons, partout ailleurs imperm?ables, qui s?parent les esp?ces! Nous sommes seuls, absolument seuls sur cette plan?te de hasard, et parmi toutes les formes de la vie qui nous entourent, pas une, hors le chien, n'a fait alliance avec nous. Quelques ?tres nous craignent, la plupart nous ignorent, et aucun ne nous aime. Nous avons, dans le monde des plantes, des esclaves muettes et immobiles, mais elles nous servent malgr? elles. Elles subissent simplement nos lois et notre joug. Ce sont des prisonni?res impuissantes, des victimes incapables de fuir mais silencieusement rebelles, et sit?t que nous les perdons de vue elles s'empressent de nous trahir et retournent ? leur libert? sauvage et malfaisante d'autrefois. S'ils avaient des ailes, la rose et le bl? fuiraient ? notre approche comme fuient les oiseaux. Parmi les animaux, nous comptons quelques serviteurs qui ne se sont soumis que par indiff?rence, par l?chet? ou par stupidit?: le cheval incertain et poltron qui n'ob?it qu'? la douleur et ne s'attache ? rien, l'?ne passif et morne qui ne reste pr?s de nous que parce qu'il ne sait que faire ni o? aller, mais garde cependant, sous la trique ou le b?t, son id?e de derri?re les oreilles; la vache et le boeuf, heureux pourvu qu'ils mangent et dociles parce que depuis des si?cles ils n'ont plus une pens?e ? eux; le mouton ahuri qui n'a d'autre ma?tre que l'?pouvante; la poule fid?le ? la basse-cour parce qu'on y trouve plus de ma?s et de froment que dans la for?t prochaine. Je ne parle pas du chat pour qui nous ne sommes qu'une proie trop grosse et immangeable, du chat f?roce dont l'oblique d?dain ne nous tol?re que comme des parasites encombrants dans notre propre logis. Lui du moins nous maudit dans son coeur myst?rieux, mais tous les autres vivent pr?s de nous comme ils vivraient pr?s d'un rocher ou pr?s d'un arbre. Ils ne nous aiment pas, ne nous connaissent pas, nous remarquent ? peine. Ils ignorent notre vie, notre mort, notre d?part, notre retour, notre tristesse, notre joie, notre sourire. Ils n'entendent m?me pas le son de notre voix d?s qu'elle ne menace plus, et quand ils nous regardent, c'est avec l'effarement m?fiant du cheval, dans l'oeil duquel passe encore l'affolement de l'?lan ou de la gazelle qui nous voit pour la premi?re fois; ou avec la morne stupeur des ruminants qui ne nous consid?rent que comme un accident momentan? et inutile de l'herbage. Depuis des milliers d'ann?es ils sont ? nos c?t?s aussi ?trangers ? nos pens?es, ? notre affection, ? nos moeurs que si la moins fraternelle des ?toiles les avait laiss?s choir d'hier sur notre globe. Dans l'espace sans bornes qui s?pare l'homme de tous les autres ?tres, nous n'avons r?ussi ? leur faire faire, ? force de patience, que deux ou trois pas illusoires. Et si demain, laissant intacts leurs sentiments ? notre ?gard, la nature leur donnait l'intelligence et les armes n?cessaires pour nous vaincre, j'avoue que je me m?fierais de la vengeance emport?e du cheval, des repr?sailles obstin?es de l'?ne et de la rancune enrag?e du mouton. Je fuirais le chat comme je fuirais le tigre; et m?me la bonne vache, solennelle et somnolente, ne m'inspirerait qu'une confiance sur ses gardes. Quant ? la poule, l'oeil rond et rapide, comme ? la d?couverte d'une limace ou d'un ver, je suis s?r qu'elle me d?vorerait sans se douter de rien. Or, dans cette indiff?rence et cette incompr?hension totale o? demeure tout ce qui nous environne, dans ce monde incommunicable o? tout a son but herm?tiquement renferm? en lui-m?me, o? toute destin?e est circonscrite en soi, o? il n'y a entre les ?tres d'autres rapports que ceux de bourreaux ? victimes, de mangeurs ? mang?s, o? rien ne peut sortir de sa sph?re ?tanche, o? la mort seule ?tablit de cruelles relations de cause ? effet entre les vies voisines, o? la plus l?g?re sympathie n'a jamais fait un saut conscient d'une esp?ce ? une autre, seul, parmi tout ce qui respire sur cette terre, un animal est parvenu ? rompre le cercle fatidique, ? s'?vader de soi pour bondir jusqu'? nous, ? franchir d?finitivement l'?norme zone de t?n?bres, de glace et de silence qui isole chaque cat?gorie d'existences dans le plan inintelligible de la nature. Cet animal, notre bon chien familier, si simple et si peu ?tonnant que nous paraisse aujourd'hui ce qu'il a fait, en se rapprochant aussi sensiblement d'un monde dans lequel il n'?tait pas n? et auquel il n'?tait pas destin?, a cependant accompli l'un des actes les plus insolites et les plus invraisemblables que nous puissions trouver dans l'histoire g?n?rale de la vie. Quand cette reconnaissance de l'homme par la b?te, quand ce passage extraordinaire de l'ombre ? la lumi?re s'est-il effectu?? Est-ce nous qui avons cherch? le caniche, le molosse ou le l?vrier parmi les loups ou les chacals, ou si c'est lui qui est venu spontan?ment ? nous? Nous n'en savons rien. Si loin que s'?tendent les annales humaines, il est ? nos c?t?s comme ? pr?sent, mais que sont les annales humaines au regard des temps sans t?moignages? Toujours est-il que le voil? dans nos demeures aussi ancien, aussi bien ? sa place, aussi parfaitement adapt? ? nos moeurs que s'il avait paru sur cette terre et tel qu'il est, en m?me temps que nous. Nous n'avons pas ? acqu?rir sa confiance ni son amiti?, il na?t notre ami; les yeux encore ferm?s, il croit d?j? en nous: d?s avant sa naissance il s'est donn? ? l'homme. Mais le mot < Mais il ne nous aime pas seulement dans sa conscience et son intelligence, c'est l'instinct de sa race, l'inconscient tout entier de son esp?ce, semble-t-il, qui ne pense qu'? nous et ne songe qu'? nous ?tre utile. Pour nous mieux servir, pour mieux s'adapter ? nos besoins divers, il a pris toutes les formes et a su varier ? l'infini les facult?s, les aptitudes qu'il met ? notre disposition. Faut-il qu'il nous aide ? poursuivre le gibier dans les plaines? ses jambes s'allongent d?mesur?ment, son museau s'effile, ses poumons s'?largissent, il devient plus rapide que le cerf. Notre proie se cache-t-elle sous bois? le g?nie docile de l'esp?ce, pr?venant nos d?sirs, nous offre le basset, une sorte de serpent presque apode qui se glisse dans les fourr?s les plus ?pais. Demandons-nous qu'il m?ne nos troupeaux? le m?me g?nie complaisant lui octroie la taille, l'intelligence, l'?nergie et la vigilance n?cessaires. Le destinons-nous ? garder et ? d?fendre notre maison? sa t?te s'arrondit et devient monstrueuse, afin que sa m?choire soit plus puissante, plus redoutable et plus tenace. Descendons-nous avec lui vers le Sud? son poil s'accourcit et s'all?ge pour qu'il puisse fid?lement nous accompagner sous les rayons d'un soleil plus ardent. Remontons-nous vers le Nord? ses pieds s'?largissent pour mieux fouler la neige, sa fourrure s'?paissit afin que le froid ne l'oblige pas ? nous abandonner. N'est-il destin? qu'? nos jeux, ? amuser l'oisivet? de nos regards, ? orner et ? animer le logis? il se rev?t d'une gr?ce et d'une ?l?gance souveraines, il se fait plus petit qu'une poup?e pour s'endormir sur nos genoux au coin du feu, ou consent m?me, si notre caprice l'exige, ? para?tre un peu ridicule pour nous plaire. Vous ne trouverez pas dans l'immense creuset de la nature, un seul ?tre vivant qui ait montr? une souplesse analogue, une pareille abondance de formes, une aussi prodigieuse facilit? d'adaptation ? nos d?sirs. C'est que, dans le monde que nous connaissons, parmi les g?nies de la vie, divers et primitifs, qui pr?sident ? l'?volution des esp?ces, il n'en existe aucun, hormis celui du chien, qui se soit jamais souci? de la pr?sence de l'homme. On dira peut-?tre que nous avons su transformer presque aussi profond?ment certains de nos animaux domestiques, nos poules, nos pigeons, nos canards, nos chats, nos lapins, par exemple. Oui, peut-?tre, bien que ces transformations ne soient pas comparables ? celles du chien et que le genre de services que nous rendent ces animaux demeure pour ainsi dire invariable. En tout cas, que cette impression soit purement imaginaire ou r?ponde ? une r?alit?, il ne semble pas que l'on sente dans ces transformations la m?me bonne volont? in?puisable et pr?venante, le m?me amour sagace exclusif. Du reste, il est parfaitement probable que le chien, ou plut?t le g?nie inaccessible de sa race, ne s'inqui?te gu?re de nous, et que nous ayons simplement su tirer parti d'aptitudes vari?es offertes par les hasards abondants de la vie. Il n'importe; comme nous ne savons rien du fond des choses, il faut bien que nous nous attachions aux apparences, et il est doux de constater qu'au moins en apparence, il y a sur la plan?te, o? nous sommes solitaires comme des rois m?connus, un ?tre qui nous aime. Quoi qu'il en soit de ces apparences, il n'en est pas moins certain que dans l'ensemble des cr?atures intelligentes qui ont des droits, des devoirs, une mission et une destination, le chien est un animal vraiment privil?gi?. Il occupe dans ce monde une situation unique et enviable entre toutes. Il est le seul ?tre vivant qui ait trouv? et reconnaisse un dieu indubitable, tangible, irr?cusable et d?finitif. Il sait ? quoi d?vouer le meilleur de soi. Il sait ? qui se donner au-dessus de lui-m?me. Il n'a pas ? chercher une puissance parfaite, sup?rieure et infinie dans les t?n?bres, les mensonges successifs, les hypoth?ses et les r?ves. Elle est l?, devant lui et il se meut dans sa lumi?re. Il conna?t les devoirs supr?mes que nous ignorons tous. Il a une morale qui surpasse tout ce qu'il d?couvre en lui-m?me, et qu'il peut pratiquer sans scrupule et sans crainte. Il poss?de la v?rit? dans sa pl?nitude. Il a un id?al positif et certain. LE TEMPLE DU HASARD J'ai sacrifi?,--car c'est un cruel sacrifice que de renoncer aux jeux incomparables des ?toiles et de la lune sur la divine M?diterran?e,--j'ai sacrifi? quelques soir?es de mon s?jour au pays du soleil ? interroger, dans le plus somptueux, le plus actif et le plus exclusif de ses temples, le dieu le plus obscur de notre terre. Ce temple se dresse l?-bas, ? Monte-Carlo, sur un rocher que baigne l'?blouissante lumi?re de la mer et du ciel. Des jardins enchant?s, o? s'?panouissent en janvier toutes les fleurs du printemps, de l'?t? et de l'automne, des bosquets odorants, qui n'empruntent aux saisons ennemies que leurs sourires et leurs parfums, pr?c?dent son parvis. L'oranger, l'arbre entre tous adorable, le citronnier, le palmier, le mimosa lui font une ceinture d'all?gresse. Des escaliers royaux y conduisent les peuples. Mais il faut bien le reconna?tre, l'?difice n'est pas digne de l'admirable site qu'il domine, des collines d?licieuses, du golfe d'azur et d'?meraude, des verdures bienheureuses qui l'entourent. Il n'est pas digne non plus du Dieu qu'il abrite ni de l'id?e qu'il repr?sente. Il est platement emphatique et hideusement boursoufl?. Il ?voque la basse insolence, l'outrecuidance encore obs?quieuse du valet enrichi. A l'examen, on constate qu'il est solide et vaste; pourtant, il a l'air mesquin et provisoire des monuments pr?tentieusement lamentables de nos expositions universelles. On a log? le p?re auguste du Destin dans une sorte de meringue orn?e de fruits confits et de tourelles de sucre. Peut-?tre est-ce ? dessein que la demeure est ridicule... On a craint d'avertir ou d'effrayer la foule. On tenait probablement ? lui faire croire que le plus bienveillant, le plus frivole, le plus inoffensivement capricieux, le moins s?rieux des dieux attendait ses fid?les sur un tr?ne de g?teaux dans cette pi?ce mont?e. Il n'en est rien. Une divinit? myst?rieuse et grave, une force souveraine et sage, harmonieuse et s?re r?gne l?. Il e?t fallu l'asseoir en un palais de marbre, nu et s?v?re, simple et colossal, haut et large, glacial et religieux, g?om?trique et inflexible, affirmatif et ?crasant. Le dedans r?pond au dehors. Les salles sont spacieuses mais banalement magnifiques. Les hi?rodules de la chance, les croupiers ennuy?s, indiff?rents et monotones ont l'air de commis endimanch?s. Ce ne sont pas les pr?tres, mais les petits employ?s du hasard. Les rites et les objets du culte sont vulgaires et familiers: quelques tables, des chaises; ici, une sorte de cuvette ou de cylindre qui tourne au centre de l'autel, une minuscule bille d'ivoire qui roule en sens inverse de la cuvette; l?, quelques jeux de cartes, et c'est tout. Il n'en faut pas davantage pour ?voquer l'incommensurable puissance qui tient les astres en suspens. Autour des tables se pressent les fid?les. Chacun d'eux porte en soi des esp?rances, une foi, des trag?dies, des com?dies diverses et invisibles. Voici, je pense, le lieu du monde o? s'accumulent et se d?pensent en pure perte le plus de force nerveuse et de passions humaines. Voici le lieu n?faste, o? la substance sans pareille et peut-?tre divine, qui en tout autre endroit op?re des miracles f?conds, des prodiges de force, de beaut? et d'amour, voici le lieu funeste o? la fleur spirituelle, le fluide le plus pr?cieux de la plan?te s'?gare irr?m?diablement dans le n?ant!... On ne saurait imaginer gaspillage plus criminel. Cette force inutile, qui ne sait o? aller ni ? quoi s'employer, qui ne trouve ni porte ni fen?tre, ni objet ni levier, vient flotter sur la table comme une ombre mortelle, retombe sur soi, et cr?e une atmosph?re particuli?re, une sorte de silence qui est comme la fi?vre du silence v?ritable. Dans ce silence malsain, la voix du petit rond-de-cuir de la Fatalit? nasille la formule sacr?e: < Mais d?j? retentit la seconde formule: < Pendant ce temps, la petite boule tourne sur le cylindre, et je songe ? tout ce que d?truit la puissance formidable que lui conf?re un d?testable pacte. A chaque fois qu'elle part ainsi ? la recherche de la myst?rieuse r?ponse, elle an?antit tout autour d'elle les restes supr?mes et essentiels de notre seule morale sociale d'aujourd'hui: je veux dire la valeur de l'argent. An?antir la valeur de l'argent pour lui substituer un id?al plus haut serait oeuvre excellente; mais l'an?antir pour laisser ? sa place le n?ant pur et simple est, j'imagine, l'un des attentats les plus graves que l'on puisse commettre contre notre ?volution actuelle. Envisag? d'un certain point de vue et purifi? de ses vices accidentels, l'argent est, somme toute, un tr?s respectable symbole: il repr?sente l'effort et le travail humain; il est, en g?n?ral, le fruit de sacrifices m?ritoires et de nobles fatigues. Or, ici, ce symbole, l'un des derniers que nous poss?dions, est quotidiennement et publiquement bafou?. Subitement, en face du caprice d'un petit objet insignifiant comme un jouet d'enfant, dix ann?es de labeur, de sagesse consciencieuse, de devoirs patiemment support?s, perdent toute importance. Si l'on n'avait pris soin d'isoler ce ph?nom?ne monstrueux sur un rocher unique, il n'est pas d'organisme social qui e?t r?sist? ? son rayonnement d?l?t?re. M?me ? pr?sent, dans son isolement de pestif?r?, cette influence d?vastatrice s'?tend ? des distances qu'on n'avait pas pr?vues. On la sent telle, cette influence, si n?cessaire, si mal?fique et si profonde, qu'au sortir de ce palais maudit o? l'or ruisselle incessamment ? rebours de la conscience humaine, on s'?tonne que la vie normale continue, que des ouvriers r?sign?s consentent ? entretenir les pelouses qui pr?c?dent le monument funeste, que de malheureux gardes, pour un salaire d?risoire, veillent sur son enceinte, et qu'une pauvre petite vieille, au bas des escaliers de marbre, parmi les all?es et venues des joueurs enrichis ou ruin?s, s'obstine, depuis des ann?es, ? vivoter p?niblement en offrant aux passants des oranges, des amandes, des noisettes et des boites d'allumettes de deux sous... Tandis que nous r?fl?chissons ainsi, la bille d'ivoire ralentit sa course circulaire, et se met ? sautiller comme un insecte babillard sur les trente-sept cases qui la sollicitent. C'est la sentence irr?vocable. ?trange infirmit? de nos yeux, de nos oreilles et de ce cerveau dont nous sommes si fers! ?tranges secrets des lois les plus ?l?mentaires de notre globe! De la seconde o? la bille s'est mise en mouvement, ? la seconde o? elle tombe dans le creux fatidique, sur ce champ de bataille long de trois d?cim?tres, sous cette forme pu?rile et goguenarde, le myst?re de l'univers inflige ? la puissance, ? la raison humaines, une symbolique, une incessante et d?courageante d?faite. R?unissez autour de cette table tous les savants, tous les devins, tous les voyants, tous les illumin?s, tous les proph?tes, tous les saints, tous les thaumaturges, tous les math?maticiens, tous les g?nies de tous les temps et de tous les pays, priez-les qu'ils cherchent dans leur raison, dans leur ?me, dans leur science, dans leurs cieux, le nombre si prochain, le nombre qui d?j? affleure le pr?sent, o? la petite boule terminera sa course; demandez-leur, pour nous pr?dire ce nombre, qu'ils invoquent leurs dieux qui savent tout, leurs pens?es qui gouvernent les peuples et se flattent de p?n?trer les mondes: tous leurs efforts se briseront sur celle br?ve ?nigme qu'un enfant tiendrait dans sa main et qui ne remplit plus la dur?e d'un clin d'oeil. Pas un n'a pu le faire, pas un ne le fera. Et toute la force, toute la certitude de la < Cette petite sph?re dont ils implorent la sentence, et sur laquelle ils esp?rent exercer une influence occulte, cette petite boule incorruptible a mieux ? faire qu'? s'occuper de leurs tristesses ou de leurs joies. Elle ne poss?de que trente ou quarante secondes de mouvement et de vie, et, durant ces trente ou quarante secondes, il faut qu'elle ob?isse ? plus de r?gles ?ternelles, qu'elle r?solve plus de probl?mes infinis, qu'elle accomplisse plus de devoirs essentiels qu'il n'en tiendra jamais dans la conscience ou la compr?hension de l'homme. Il faut entre autres choses ?normes et difficiles, qu'elle concilie, dans sa course si br?ve, ces deux puissances incognoscibles et incommensurables, qui sont probablement l'?me biforme de l'univers: la force centrifuge et la force centrip?te. Il faut qu'elle tienne compte de toutes les lois de la gravitation, du frottement, de la r?sistance de l'air, de tous les ph?nom?nes de la mati?re. Il faut qu'elle soit attentive aux moindres incidents de la terre et du ciel: car un joueur qui se d?place, ?branlant imperceptiblement le parquet de la salle, une ?toile qui se l?ve au firmament, l'oblige de modifier ou de recommencer toutes ses op?rations math?matiques. Elle n'a pas le loisir de jouer le r?le d'une d?esse bienfaisante ou cruelle aux humains; il lui est interdit de n?gliger une seule des formalit?s innombrables que l'infini exige de tout ce qui se meut en lui. Et lorsque enfin elle arrive au but, elle a fait le m?me travail incalculable que la lune ou les autres plan?tes indiff?rentes et glaciales qui, l?-haut, au dehors, dans l'azur transparent, montent majestueusement sur la M?diterran?e de saphir et d'argent... Ce long travail, nous l'appelons hasard, ne pouvant donner d'autre nom ? ce que nous ne comprenons pas encore. EN AUTOMOBILE Les premi?res sorties--l'initiation,--sous la garde du ma?tre, ne comptent pas. On ne communique pas directement avec la b?te merveilleuse. Il y a entre elle et nous un interm?diaire encombrant qui nous cache son v?ritable caract?re, un truchement plein de r?ticences sournoises; un dompteur responsable, M?me le volant, les leviers, les manettes entre les doigts, le frein sous le pied, on ne poss?de point le monstre. Sur lui, ? nos c?t?s, veille une volont? trop longtemps souveraine, ? laquelle, comme un chien fid?le, il demeure obs?quieusement attach?. Il est encore ? demi-humain. On ?prouve un peu ce que doit ?prouver l'apprenti belluaire qui se risque dans la cage aux lions sous la protection de son p?re, dont l'oeil et la cravache font ramper humblement les fauves asservis. On a h?te d'?tre seul, en pr?sence de l'espace, avec l'animal inconnu cr?? d'hier. On br?le de savoir ce qu'il est en soi, ce qu'il demande, ce qu'il refuse, comment il ob?it ? son ma?tre impr?vu; et quelle le?on nouvelle donneront tout ? coup les horizons nouveaux o? vous plonge jusqu'? l'?me une force qui sort pour la premi?re fois du r?servoir in?puisable des forces indisciplin?es, afin de vous permettre d'absorber en un jour autant de paysages, de ciels et de spectacles, qu'on en absorbait autrefois au cours de toute une vie. Hier, le ma?tre m'a conduit de Paris ? Rouen. Ce matin, apr?s m'avoir men? hors des portes de la vieille ville aux clochers assembl?s, il m'a abandonn?. Me voil? seul avec l'hippogriffe suspect; seul en rase campagne, sur la route d?serte, qui de l'azur immacul? de l'horizon de gauche, ? l'azur encore rose de l'horizon de droite, divise un oc?an de bl? coup? de masses d'arbres qui bleuissent au loin, comme les ombrages d'un parc d?mesur?. L'Espace et son fr?re invisible le Temps sont en somme les deux grands adversaires de l'homme. Nous serions semblables aux dieux si nous en triomphions. Le Temps semble invincible, n'ayant ni corps, ni forme, ni organe par quoi nous le puissions saisir. Il passe, il laisse des traces presque toujours douloureuses, comme l'ombre malfaisante d'un ?tre in?vitable qu'on n'aper?oit jamais. Il est d'ailleurs probable qu'il n'existe pas en soi; qu'il n'est que par rapport ? nous, et que nous n'arriverons point ? subjuguer ce fant?me n?cessaire de notre imagination organiquement fausse. Quant ? l'Espace, son magnifique fr?re qui se rev?t de la robe verte des plaines, du voile jaune des d?serts, du manteau bleu des oc?ans, et recouvre le tout de l'azur de l'?ther et de l'or des ?toiles, sans doute il a d?j? subi bien des d?faites; mais jamais, jusqu'ici, l'homme ne l'avait pris pour ainsi dire ? bras-le-corps, pour lutter seul ? seul, face ? face, avec lui. Il envoyait contre sa forme gigantesque des monstres qui, vainqueurs, devaient ?tre vaincus ? leur tour. Sur mer, de grands steamers l'asservissent chaque jour; mais la mer est si vaste, que la vitesse extr?me que pourraient supporter nos fragiles poumons n'y remporterait encore qu'une sorte de triomphe immobile. D'autre part, sur le chemin de fer, l'espace assujetti d?file sous nos yeux; mais il se d?roule loin de nous, nous ne le touchons point; il est comme le captif que prom?ne le triomphe d'un monarque ?tranger, et nous sommes nous-m?mes les prisonniers ch?tifs de celui qui l'a d?tr?n?. Mais ici, dans ce petit char de feu, si docile, si l?ger et si miraculeusement infatigable, entre les ailes repli?es de cet oiseau de flamme qui vole au ras de la terre pour nous montrer les fleurs, qui caresse les bl?s, respire les ruisseaux, conna?t l'ombre des arbres, entre dans les villages, voit les portes ouvertes et les tables servies, compte les moissonneurs qui se penchent sur les pr?s, fait le tour de l'?glise entour?e de tilleuls, se repose ? l'auberge sur le coup de midi, puis repart en chantant pour aller voir d'un bond ce qui a lieu parmi les autres hommes, ? trois journ?es de marche du repas achev?, et surprend la m?me heure dans un monde nouveau,--ici, l'Espace devient vraiment humain, il se proportionne ? notre oeil, aux besoins de notre ?me ? la fois prompte et lente, ?troite et colossale, insatiable et m?ticuleuse; il est assimilable enfin et nous offre sans cesse, en chacun de ses buts, chacune des beaut?s qu'il n'offrait autrefois qu'? l'arriv?e p?nible. Maintenant, au contraire, ce n'est plus l'arriv?e qui nous rouvre les yeux, ranime l'attention si pr?cieuse ? la vie et invite au bonheur d'admirer; la route tout enti?re n'est plus qu'une arriv?e sans nombre. Les joies du but se multiplient puisque tout prend la forme adorable du but; les yeux oublient enfin leur indiff?rente paresse, et la bonne m?moire des beaut?s de la terre maternelle, la plus simple des f?es qui pr?sident au bonheur, en songeant en silence aux journ?es moins heureuses qui attendent tout homme, range dans nos souvenirs, parmi les biens acquis qu'on ne nous reprend pas, les tr?sors impr?vus que lui versent ? flots les routes d?cha?n?es et les heures d?livr?es. ?LOGE DE L'?P?E L'homme, avide de justice, tente de mille fa?ons diverses, souvent empiriques, quelquefois sages, d'autres fois bizarres et superstitieuses, d'?voquer l'ombre de la grande d?esse n?cessaire ? son existence. D?esse ?trange, insaisissable et pourtant si vivante! Divinit? immat?rielle qui ne peut se dresser et se tenir debout que dans le secret de notre coeur; et de qui l'on peut dire que plus elle a de temples visibles, moins elle poss?de de puissance r?elle. Un jour luira peut-?tre o? elle n'aura plus d'autre palais que la conscience de chacun de nous, et ce jour-l?, elle r?gnera v?ritablement dans le silence qui est l'?l?ment sacr? de sa vie. En attendant nous multiplions les organes par o? nous esp?rons qu'elle pourra se faire entendre. Nous lui pr?tons des voix humaines et solennelles; et lorsqu'elle se tait dans les autres et jusque dans nous-m?mes, nous allons l'interroger par-del? notre propre conscience, aux limites incertaines de notre ?tre, l? o? nous devenons un d?bris du hasard; et o? nous croyons que la justice se confond avec Dieu et notre propre destin?e. C'est ce besoin insatiable qui, sur les points o? la justice humaine demeurait muette et se d?clarait impuissante, fit autrefois appel au jugement de Dieu. Aujourd'hui, que l'id?e que nous nous faisions de la divinit? a chang? de forme et de nature, le m?me instinct persiste, si profond, si g?n?ral, qu'il n'est peut-?tre que le voile ? demi transparent d'une v?rit? prochaine. Si ce n'est plus ? Dieu que nous nous remettons d'approuver ou de condamner ce que les hommes ne sauraient juger; c'est ? la partie inconsciente, inconnaissable et pour ainsi dire future de nous-m?me que nous confions cette mission. Le duel n'invoque plus le jugement de Dieu, mais celui de notre avenir, de notre chance ou de notre destin, compos? de tout ce qu'il y a d'ind?fini en nous. Il est, au nom de nos possibilit?s bonnes ou mauvaises, somm? de d?clarer si, au point de vue de la vie inexplicable, nous avons tort ou raison. Voil? ce qu'on d?m?le d'ineffa?ablement humain sous toutes les absurdit?s et pu?rilit?s de nos rencontres actuelles. Si d?raisonnable qu'elle paraisse, cette esp?ce d'interrogation supr?me, cette question pos?e dans la nuit que n'?claire plus la justice intelligible, on ne pourra gu?re y renoncer tant qu'on n'aura pas trouv? une fa?on moins ?quivoque de peser les droits et les torts, les esp?rances et les in?galit?s essentielles de deux destin?es qui veulent s'affronter. Add to tbrJar First Page Next Page |
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