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Munafa ebook

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Read Ebook: Mémoires d'Outre-Tombe Tome 2 by Chateaubriand Fran Ois Ren Vicomte De Bir Edmond Editor

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Ebook has 1012 lines and 160670 words, and 21 pages

Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver Robespierre, et racheter par son courage ses ?garements. Il donna le signal de la r?action contre la Terreur. Une jeune et charmante femme, pleine d'?nergie, en le rendant capable d'amour, le rendit capable de vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'?loquence ? l'intr?pide et grivoise ironie du tribun; il assaillit d'un grand air les ?chafauds qu'il avait aid? ? ?lever. Conformant sa conduite ? ses paroles, il ne consentit point ? son supplice; il se colleta avec l'ex?cuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier gouffre qu'? moiti? d?chir?.

Fabre d'?glantine, auteur d'une pi?ce qui restera, montra, tout au rebours de Desmoulins, une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de Paris sous la Ligue, pendu pour avoir pr?t? son minist?re aux assassins du pr?sident Brisson, ne se pouvait r?soudre ? la corde. Il para?t qu'on n'apprend pas ? mourir en tuant les autres.

Les d?bats, aux Cordeliers, me constat?rent le fait d'une soci?t? dans le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assembl?e constituante commencer le meurtre de la royaut?, en 1789 et 1790; je trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livr? en 1792 aux boyaudiers l?gislateurs: ils l'?ventraient et le diss?quaient dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers d?pec?rent et br?l?rent le corps du Balafr? dans les combles du ch?teau de Blois.

De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fabre d'?glantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les rencontrai un moment sur mon passage, entre une soci?t? naissante en Am?rique et une soci?t? mourante en Europe; entre les for?ts du Nouveau-Monde et les solitudes de l'exil: je n'avais pas compt? quelques mois sur le sol ?tranger, que ces amants de la mort s'?taient d?j? ?puis?s avec elle. ? la distance o? je suis maintenant de leur apparition, il me semble que, descendu aux enfers dans ma jeunesse, j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du Cocyte: elles compl?tent les songes vari?s de ma vie, et viennent se faire inscrire sur mes tablettes d'outre-tombe.

Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de lui parler de mes anciens projets. Je rapportais les plans d'un second voyage qui devait durer neuf ans; je n'avais ? faire avant qu'un autre petit voyage en Allemagne: je courais ? l'arm?e des princes, je revenais en courant pourfendre la R?volution; le tout ?tant termin? en deux ou trois mois, je hissais ma voile et retournais au Nouveau Monde avec une r?volution de moins et un mariage de plus.

Et cependant mon z?le surpassait ma foi; je sentais que l'?migration ?tait une sottise et une folie: <> Mon peu de go?t pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais: je nourrissais des scrupules, et, bien que r?solu de me sacrifier ? l'honneur, je voulus avoir sur l'?migration l'opinion de M. de Malesherbes. Je le trouvai tr?s anim?: les crimes continu?s sous ses yeux avaient fait dispara?tre la tol?rance politique de l'ami de Rousseau; entre la cause des victimes et celle des bourreaux, il n'h?sitait pas. Il croyait que tout valait mieux que l'ordre de choses alors existant; il pensait, dans mon cas particulier, qu'un homme portant l'?p?e ne se pouvait dispenser de rejoindre les fr?res d'un roi opprim? et livr? ? ses ennemis. Il approuvait mon retour d'Am?rique et pressait mon fr?re de partir avec moi.

Ces conversations entre moi et l'illustre d?fenseur du roi avaient lieu chez ma belle-soeur: elle venait d'accoucher d'un second fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna son nom, Christian. J'assistai au bapt?me de cet enfant, qui ne devait voir son p?re et sa m?re qu'? l'?ge o? la vie n'a point de souvenir et appara?t de loin comme un songe imm?morable. Les pr?paratifs de mon d?part tra?n?rent. On avait cru me faire faire un riche mariage: il se trouva que la fortune de ma femme ?tait en rentes sur le clerg?; la nation se chargea de les payer ? sa fa?on. Mme de Chateaubriand avait de plus, du consentement de ses tuteurs, pr?t? l'inscription d'une forte partie de ces rentes ? sa soeur, la comtesse du Plessix-Parscau, ?migr?e. L'argent manquait donc toujours; il en fallut emprunter.

Un notaire nous procura dix mille francs: je les apportais en assignats chez moi, cul-de-sac F?rou, lorsque je rencontrai, rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au r?giment de Navarre, le comte Achard. Il ?tait grand joueur; il me proposa d'aller aux salons de M... o? nous pourrions causer: le diable me pousse: je monte, je joue, je perds tout, sauf quinze cents francs, avec lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la premi?re voiture venue. Je n'avais jamais jou?: le jeu produisit sur moi une esp?ce d'enivrement douloureux; si cette passion m'e?t atteint, elle m'aurait renvers? la cervelle. L'esprit ? moiti? ?gar?, je quitte la voiture ? Saint-Sulpice, et j'y oublie mon portefeuille renfermant l'?cornure de mon tr?sor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai laiss? les dix mille francs dans un fiacre.

Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse le Pont-Neuf, non sans avoir l'envie de me jeter ? l'eau; je vais sur la place du Palais-Royal, o? j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les Savoyards qui donnent ? boire aux rosses, je d?peins mon ?quipage, on m'indique au hasard un num?ro. Le commissaire de police du quartier m'apprend que ce num?ro appartient ? un loueur demeurant en haut du faubourg Saint-Denis. Je me rends ? la maison de cet homme; je demeure toute la nuit dans l'?curie, attendant le retour des fiacres: il en arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien; enfin, ? deux heures du matin, je vois entrer mon char. ? peine eus-je le temps de reconna?tre mes deux coursiers blancs, que les pauvres b?tes, ?reint?es, se laiss?rent choir sur la paille, roides, le ventre ballonn?, les jambes tendues comme si elles ?taient mortes.

Le cocher se souvint de m'avoir men?. Apr?s moi, il avait charg? un citoyen qui s'?tait fait descendre aux Jacobins; apr?s le citoyen, une dame qu'il avait conduite rue de Cl?ry, n? 13; apr?s cette dame, un monsieur qu'il avait d?pos? aux R?collets, rue Saint-Martin. Je promets pour boire au cocher, et me voil?, sit?t que le jour fut venu, proc?dant ? la d?couverte de mes quinze cents francs, comme ? la recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le citoyen des Jacobins les avait confisqu?s du droit de sa souverainet?. La demoiselle de la rue de Cl?ry affirma n'avoir rien vu dans le fiacre. J'arrive ? la troisi?me station sans aucune esp?rance; le cocher donne, tant bien que mal, le signalement du monsieur qu'il a voitur?. Le portier s'?crie: <> Il me conduit, ? travers les corridors et les appartements abandonn?s, chez un r?collet, rest? seul pour inventorier les meubles de son couvent. Ce religieux, en redingote poudreuse, sur un amas de ruines, ?coute le r?cit que je lui fais. <> Ce fut ce moine chass? et d?pouill?, occup? ? compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son clo?tre, qui me rendit les quinze cents francs avec lesquels j'allais m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas ?migr?: que serais-je devenu? toute ma vie ?tait chang?e. Si je faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux ?tre pendu.

Ceci se passait le 16 juin 1792.

Mon fr?re et moi, nous nous procur?mes de faux passe-ports pour Lille: nous ?tions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les fournitures de l'arm?e. Le valet de chambre de mon fr?re, Louis Poullain, appel? Saint-Louis, voyageait sous son propre nom; bien que de Lamballe, en Basse-Bretagne, il allait voir ses parents en Flandre. Le jour de notre ?migration fut fix? au 15 de juillet, lendemain de la seconde f?d?ration. Nous pass?mes le 14 dans les jardins de Tivoli, avec la famille de Rosambo, mes soeurs et ma femme. Tivoli appartenait ? M. Boutin, dont la fille avait ?pous? M. de Malesherbes. Vers la fin de la journ?e, nous v?mes errer ? la d?bandade bon nombre de f?d?r?s, sur les chapeaux desquels on avait ?crit ? la craie: <> Tivoli, point de d?part de mon exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de f?tes. Nos parents se s?par?rent de nous sans tristesse; ils ?taient persuad?s que nous faisions un voyage d'agr?ment. Mes quinze cents francs retrouv?s semblaient un tr?sor suffisant pour me ramener triomphant ? Paris.

Le 15 juillet, ? six heures du matin, nous mont?mes en diligence: nous avions arr?t? nos places dans le cabriolet, aupr?s du conducteur: le valet de chambre, que nous ?tions cens?s ne pas conna?tre, s'enfourna dans le carrosse avec les autres voyageurs. Saint-Louis ?tait somnambule; il allait la nuit chercher son ma?tre dans Paris, les yeux ouverts, mais parfaitement endormi. Il d?shabillait mon fr?re, le mettait au lit, toujours dormant, r?pondant ? tout ce qu'on lui disait pendant ses attaques: <> ne s'?veillant que quand on lui jetait de l'eau froide au visage: homme d'une quarantaine d'ann?es, haut de pr?s de six pieds, et aussi laid qu'il ?tait grand. Ce pauvre gar?on, tr?s respectueux, n'avait jamais servi d'autre ma?tre que mon fr?re; il fut tout troubl? lorsqu'au souper il lui fallut s'asseoir ? table avec nous. Les voyageurs, fort patriotes, parlant d'accrocher les aristocrates ? la lanterne, augmentaient sa frayeur. L'id?e qu'au bout de tout cela, il serait oblig? de passer ? travers l'arm?e autrichienne, pour s'aller battre ? l'arm?e des princes, acheva de d?ranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta dans la diligence; nous rentr?mes dans le coup?.

Au milieu de la nuit, nous entendons les voyageurs crier, la t?te ? la porti?re: <> On arr?te, la porti?re de la diligence s'ouvre, et aussit?t des voix de femmes et d'hommes: <> Nous descendons aussi, nous voyons Saint-Louis bouscul?, jet? en bas du coche, se relevant, promenant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant ? fuir ? toutes jambes, sans chapeau, du c?t? de Paris. Nous ne le pouvions r?clamer, car nous nous serions trahis; il le fallait abandonner ? sa destin?e. Pris et appr?hend? au premier village, il d?clara qu'il ?tait le domestique de M. le comte de Chateaubriand, et qu'il demeurait ? Paris, rue de Bondy. La mar?chauss?e le conduisit de brigade en brigade chez le pr?sident de Rosambo; les d?positions de ce malheureux homme servirent ? prouver notre ?migration, et ? envoyer mon fr?re et ma belle-soeur ? l'?chafaud.

Arriv?s ? Lille, nous cherch?mes la personne qui nous devait mener au del? de la fronti?re. L'?migration avait ses agents de salut qui devinrent, par le r?sultat, des agents de perdition. Le parti monarchique ?tait encore puissant, la question non d?cid?e; les faibles et les poltrons servaient, en attendant l'?v?nement.

Nous sort?mes de Lille avant la fermeture des portes: nous nous arr?t?mes dans une maison ?cart?e, et nous ne nous m?mes en route qu'? dix heures du soir, lorsque la nuit fut tout ? fait close; nous ne portions rien avec nous; nous avions une petite canne ? la main; il n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans les for?ts am?ricaines.

Nous travers?mes des bl?s parmi lesquels serpentaient des sentiers ? peine trac?s. Les patrouilles fran?aises et autrichiennes battaient la campagne: nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous entrev?mes de loin des cavaliers isol?s, immobiles et l'arme au poing; nous ou?mes des pas de chevaux dans des chemins creux; en mettant l'oreille ? terre, nous entend?mes le bruit r?gulier d'une marche d'infanterie. Apr?s trois heures d'une route tant?t faite en courant, tant?t lentement sur la pointe du pied, nous arriv?mes au carrefour d'un bois o? quelques rossignols chantaient en tardivit?. Une compagnie de hulans qui se tenait derri?re une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous cri?mes: <> Nous demand?mes ? ?tre conduits ? Tournay, d?clarant ?tre en mesure de nous faire reconna?tre. Le commandant du poste nous pla?a entre ses cavaliers et nous emmena.

Quand le jour fut venu, les hulans aper?urent nos uniformes de gardes nationaux sous nos redingotes, et insult?rent les couleurs que la France allait faire porter ? l'Europe vassale.

Bruxelles ?tait le quartier g?n?ral de la haute ?migration: les femmes les plus ?l?gantes de Paris et les hommes les plus ? la mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides de camp, attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout neufs: ils paradaient de toute la rigueur de leur l?g?ret?. Des sommes consid?rables qui les auraient pu faire vivre pendant quelques ann?es, ils les mang?rent en quelques jours: ce n'?tait pas la peine d'?conomiser, puisqu'on serait incessamment ? Paris... Ces brillants chevaliers se pr?paraient par les succ?s de l'amour ? la gloire, au rebours de l'ancienne chevalerie. Ils nous regardaient d?daigneusement cheminer ? pied, le sac sur le dos, nous, petits gentilshommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces Hercules filaient aux pieds de leurs Omphales les quenouilles qu'ils nous avaient envoy?es et que nous leur remettions en passant, nous contentant de nos ?p?es.

Je trouvai ? Bruxelles mon petit bagage, arriv? en fraude avant moi: il consistait dans mon uniforme du r?giment de Navarre, dans un peu de linge et dans mes pr?cieuses paperasses, dont je ne pouvais me s?parer.

Je fus invit? ? d?ner avec mon fr?re chez le baron de Breteuil; j'y rencontrai la baronne de Montmorency, alors jeune et belle, et qui meurt en ce moment; des ?v?ques martyrs, ? soutane de moire et ? croix d'or; de jeunes magistrats transform?s en colonels hongrois, et Rivarol que je n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie. On ne l'avait point nomm?; je fus frapp? du langage d'un homme qui p?rorait seul et se faisait ?couter avec quelque droit comme un oracle. L'esprit de Rivarol nuisait ? son talent, sa parole ? sa plume. Il disait, ? propos des r?volutions: <> J'avais repris l'habit d'un mesquin sous-lieutenant d'infanterie; je devais partir en sortant du d?ner et mon havresac ?tait derri?re la porte. J'?tais encore bronz? par le soleil d'Am?rique et l'air de la mer; je portais les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence g?naient Rivarol; le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosit? inqui?te, le satisfit: <> dit-il ? mon fr?re. Je r?pondis: <> Rivarol s'?cria: <> Je me tus. Il hasarda un commencement de question: <> interrompis-je. On se leva de table.

Cette ?migration fate m'?tait odieuse; j'avais h?te de voir mes pairs, des ?migr?s comme moi ? six cents livres de rente. Nous ?tions bien stupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapi?re au vent, et si nous eussions obtenu des succ?s, ce n'est pas nous qui aurions profit? de la victoire.

Mon fr?re resta ? Bruxelles, aupr?s du baron de Montboissier dont il devint l'aide de camp; je partis seul pour Coblentz.

J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent leur gloire ? de pareilles choses. En 1792, les relations entre Li?ge et la France ?taient plus paisibles: l'abb? de Saint-Hubert ?tait oblig? d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux successeurs du roi Dagobert.

Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des d?mocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces prol?taires enfroqu?s, ces ordres mendiants ? qui nous devons presque tout, avaient ?t? des gentilshommes.

Cologne me remit en m?moire Caligula et saint Bruno: j'ai vu le reste des digues du premier ? Ba?es, et la cellule abandonn?e du second ? la Grande-Chartreuse.

Une sc?ne ?trange, qui s'?tait d?j? r?p?t?e pour d'autres que moi, faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettre ? Tr?ves, o? l'arm?e des princes ?tait parvenue: <>

Prodigieuse illusion des partis!

Je rencontrai mon cousin Armand de Chateaubriand: il me prit sous sa protection, assembla les Bretons et plaida ma cause. On me fit venir; je m'expliquai: je dis que j'arrivais de l'Am?rique pour avoir l'honneur de servir avec mes camarades; que la campagne ?tait ouverte, non commenc?e, de sorte que j'?tais encore ? temps pour le premier feu; qu'au surplus, je me retirerais si on l'exigeait, mais apr?s avoir obtenu raison d'une insulte non m?rit?e. L'affaire s'arrangea: comme j'?tais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je n'eus plus que l'embarras du choix.

L'arm?e des princes ?tait compos?e de gentilshommes, class?s par provinces et servant en qualit? de simples soldats: la noblesse remontait ? son origine et ? l'origine de la monarchie, au moment m?me o? cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard retourne ? l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers ?migr?s de divers r?giments, ?galement redevenus soldats: de ce nombre ?taient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le marquis de Mortemart. Je fus bien tent? de m'enr?ler avec La Martini?re, d?t-il encore ?tre amoureux; mais le patriotisme armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septi?me compagnie bretonne, que commandait M. de Goyon-Miniac. La noblesse de ma province avait fourni sept compagnies; on en comptait une huiti?me de jeunes gens du tiers ?tat: l'uniforme gris de fer de cette derni?re compagnie diff?rait de celui des sept autres, couleur bleu de roi avec retroussis ? l'hermine. Des hommes attach?s ? la m?me cause et expos?s aux m?mes dangers perp?tuaient leurs in?galit?s politiques par des signalements odieux: les vrais h?ros ?taient les soldats pl?b?iens, puisque aucun int?r?t personnel ne se m?lait ? leur sacrifice.

D?nombrement de notre petite arm?e:

Nous avions des tentes; du reste, nous manquions de tout. Nos fusils, de manufacture allemande, armes de rebut, d'une pesanteur effrayante, nous cassaient l'?paule, et souvent n'?taient pas en ?tat de tirer. J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne s'abattait pas.

Fugitifs de France, o? ?tait le peuple pour qui nous voulions r?tablir les monuments de saint Louis?

Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous ?tions sans cesse oblig?s de battre la toile afin d'en ?largir les fils et d'emp?cher l'eau de la traverser. Nous ?tions dix soldats par tente; chacun ? son tour ?tait charg? du soin de la cuisine: celui-ci allait ? la viande, celui-l? au pain, celui-l? au bois, celui-l? ? la paille. Je faisais la soupe ? merveille; j'en recevais de grands compliments, surtout quand je m?lais ? la ratatouille du lait et des choux, ? la mode de Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois ? braver la fum?e de sorte que je me comportais bien autour de mon feu de branches vertes et mouill?es. Cette vie de soldat est tr?s amusante; je me croyais encore parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous la tente, mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages; ils me les payaient en beaux contes; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye l'?cot.

Une chose me fatiguait, c'?tait de laver mon linge; il le fallait, et souvent: car les obligeants voleurs ne m'avaient laiss? qu'une chemise emprunt?e ? mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. Lorsque je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord d'un ruisseau, la t?te en bas et les reins en l'air, il me prenait des ?tourdissements; le mouvement des bras me causait une douleur insupportable ? la poitrine. J'?tais oblig? de m'asseoir parmi les pr?les et les cressons, et, au milieu du mouvement de la guerre, je m'amusais ? voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le bandeau de l'Amour par une berg?re; cette berg?re m'e?t ?t? bien utile pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais re?u de mes Floridiennes.

Une arm?e est ordinairement compos?e de soldats ? peu pr?s du m?me ?ge, de la m?me taille, de la m?me force. Bien diff?rente ?tait la n?tre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants descendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon, proven?al, languedocien. Un p?re servait avec ses fils, un beau-p?re avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un fr?re avec un fr?re, un cousin avec un cousin. Cet arri?re-ban, tout ridicule qu'il paraissait, avait quelque chose d'honorable et de touchant, parce qu'il ?tait anim? de convictions sinc?res; il offrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une derni?re repr?sentation d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux gentilshommes, ? mine s?v?re, ? poil gris, habit d?chir?, sac sur le dos, fusil en bandouli?re, se tra?nant avec un b?ton et soutenus sous le bras par un de leurs fils, j'ai vu M. de Boishue, le p?re de mon camarade massacr? aux ?tats de Rennes aupr?s de moi, marcher seul et triste, pieds nus dans la boue, portant ses souliers ? la pointe de sa ba?onnette, de peur de les user; j'ai vu de jeunes bless?s couch?s sous un arbre, et un aum?nier en redingote et en ?tole, ? genoux ? leur chevet, les envoyant ? saint Louis dont ils s'?taient efforc?s de d?fendre les h?ritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un sou des princes, faisait la guerre ? ses d?pens, tandis que les d?crets achevaient de la d?pouiller et jetaient nos femmes et nos m?res dans les cachots.

Les vieillards d'autrefois ?taient moins malheureux et moins isol?s que ceux d'aujourd'hui: si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait chang? autour d'eux; ?trangers ? la jeunesse, ils ne l'?taient pas ? la soci?t?. Maintenant, un tra?nard dans ce monde a non-seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les id?es: principes, moeurs, go?ts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble ? ce qu'il a connu. Il est d'une race diff?rente de l'esp?ce humaine au milieu de laquelle il ach?ve ses jours.

Aupr?s de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant et riche. ? l'?tat-major, on ne voyait que fourgons remplis de comestibles; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp. Rien ne repr?sentait mieux la cour et la province, la monarchie expirante ? Versailles et la monarchie mourante dans les bruy?res de Du Guesclin. Les aides de camp nous ?taient devenus odieux; quand il y avait quelque affaire devant Thionville, nous criions: <> comme les patriotes criaient: <>

J'?prouvai un saisissement de coeur lorsque arriv?s par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l'horizon, on nous dit que ces bois ?taient en France. Passer en armes la fronti?re de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre: j'eus comme une esp?ce de r?v?lation de l'avenir, d'autant que je ne partageais aucune des illusions de mes camarades, ni relativement ? la cause qu'ils soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se ber?aient; j'?tais l?, comme Falkland dans l'arm?e de Charles Ier. Il n'y avait pas un chevalier de la Manche, malade, ?clopp?, coiff? d'un bonnet de nuit sous son castor ? trois cornes, qui ne se cr?t tr?s-fermement capable de mettre en fuite, ? lui tout seul, cinquante jeunes vigoureux patriotes. Ce respectable et plaisant orgueil, source de prodiges ? une autre ?poque, ne m'avait pas atteint: je ne me sentais pas aussi convaincu de la force de mon invincible bras.

Nous surg?mes invaincus ? Thionville, le 1er septembre; car, chemin faisant, nous ne rencontr?mes personne. La cavalerie campa ? droite, l'infanterie ? gauche du grand chemin qui conduisait ? la ville du c?t? de l'Allemagne. De l'assiette du camp on ne d?couvrait pas la forteresse; mais ? six cents pas en avant, on arrivait ? la cr?te d'une colline d'o? l'oeil plongeait dans la vall?e de la Moselle. Les cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au corps autrichien du prince de Waldeck, et la gauche de la m?me infanterie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Maison-Rouge et de Royal-Allemand. Nous nous retranch?mes sur le front par un foss?, le long duquel ?taient rang?s les faisceaux d'armes. Les huit compagnies bretonnes occupaient deux rues transversales du camp, et au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre, mes camarades.

Ces travaux, qui dur?rent trois jours, ?tant achev?s, Monsieur et le comte d'Artois arriv?rent; ils firent la reconnaissance de la place, qu'on somma en vain, quoique Wimpfen la sembl?t vouloir rendre. Comme le grand Cond?, nous n'avions pas gagn? la bataille de Rocroi, ainsi nous ne p?mes nous emparer de Thionville; mais nous ne f?mes pas battus sous ses murs, comme Feuqui?res. On se logea sur la voie publique, dans la t?te d'un village servant de faubourg ? la ville, en dehors de l'ouvrage ? cornes qui d?fendait le pont de la Moselle. On se fusilla de maison en maison; notre poste se maintint en possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point ? cette premi?re affaire; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien. Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compagnie ?tait command?e pour une batterie ? ?tablir au bord d'un bois qui coiffait le sommet d'une colline. Sur la d?clivit? de cette colline, des vignes descendaient jusqu'? la plaine adh?rente aux fortifications ext?rieures de Thionville.

L'ing?nieur qui nous dirigeait nous fit ?lever un cavalier gazonn?, destin? ? nos canons; nous fil?mes un boyau parall?le, ? ciel ouvert, pour nous mettre au-dessous du boulet. Ces terrasses allaient lentement, car nous ?tions tous, officiers jeunes et vieux, peu accoutum?s ? remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ouvrit sur nous; il nous incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter: deux pi?ces de huit et un obusier ? la Cohorn, qui n'avait pas la port?e, ?taient toute notre artillerie. Le premier obus que nous lan??mes tomba en dehors des glacis; il excita les hu?es de la garnison. Peu de jours apr?s, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent, toutes les vingt-quatre heures, relev?s ? cette batterie. Les assi?g?s se dispos?rent ? l'attaquer; on remarquait avec le t?lescope du mouvement sur les remparts. ? l'entr?e de la nuit, on vit une colonne sortir par une poterne et gagner la lunette ? l'abri du chemin couvert. Ma compagnie fut command?e de renfort.

? la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engag?rent l'action dans le village, sur le grand chemin, au-dessus de la ville; puis, tournant ? gauche, ils vinrent ? travers les vignes prendre notre batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbut?e et nous d?couvrit. Nous ?tions trop mal arm?s pour croiser le feu; nous march?mes la ba?onnette en avant. Les assaillants se retir?rent je ne sais pourquoi; s'ils eussent tenu, ils nous enlevaient.

Nous e?mes plusieurs bless?s et quelques morts, entre autres le chevalier de La Baronnais, capitaine d'une des compagnies bretonnes. Je lui portai malheur: la balle qui lui ?ta la vie fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle roideur, qu'elle lui per?a les deux tempes; sa cervelle me sauta au visage. Inutile et noble victime d'une cause perdue! Quand le mar?chal d'Aubeterre tint les ?tats de Bretagne, il passa chez M. de La Baronnais le p?re, pauvre gentilhomme, demeurant ? Dinard, pr?s de Saint-Malo; le mar?chal, qui l'avait suppli? de n'inviter personne, aper?ut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda amicalement son h?te. <> M. de La Baronnais avait vingt-deux gar?ons et une fille, tous de la m?me m?re. La R?volution a fauch?, avant la maturit?, cette riche moisson du p?re de famille.

Le corps autrichien de Waldeck commen?a d'op?rer. L'attaque devint plus vive de notre c?t?. C'?tait un beau spectacle la nuit: des pots-?-feu illuminaient les ouvrages de la place, couverts de soldats; des lueurs subites frappaient les nuages ou le z?nith bleu lorsqu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croisant en l'air, d?crivaient une parabole de lumi?re. Dans les intervalles des d?tonations, on entendait des roulements de tambour, des ?clats de musique militaire, et la voix des factionnaires sur les remparts de Thionville et ? nos postes; malheureusement, ils criaient en fran?ais dans les deux camps: <>

Si les combats avaient lieu ? l'aube, il arrivait que l'hymne de l'alouette succ?dait au bruit de la mousqueterie, tandis que les canons, qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche b?ante silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant les souvenirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux hommes. Il en ?tait de m?me lorsque je rencontrais quelques tu?s parmi des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, ? quelques pas des violences de la guerre, je trouvais de petites statues des saints et de la Vierge. Un chevrier, un p?tre, un mendiant portant besace, agenouill?s devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit lointain du canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine, dont l'image demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le cur? ?tait aveugle; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les bonnes oeuvres, comme un grenadier sur le camp de bataille. Le vicaire donnait la communion pour son cur?, parce que celui-ci n'aurait pu d?poser la sainte hostie sur les l?vres des communiants. Pendant cette c?r?monie, et du sein de la nuit, il b?nissait la lumi?re!

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Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien: entre ce camp et celui de la cavalerie de la marine, se d?ployait le rideau d'un bois contre lequel la place dirigeait mal ? propos son feu; la ville tirait trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'?tions, ce qui explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je traversais ce bois, j'aper?ois quelque chose qui remuait dans les herbes; je m'approche: un homme ?tendu de tout son long, le nez en terre, ne pr?sentait qu'un large dos. Je le crus bless?: je le pris par le chignon du cou, et lui soulevai ? demi la t?te. Il ouvre des yeux effar?s, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains; j'?clate de rire: c'?tait mon cousin Moreau! Je ne l'avais pas vu depuis notre visite ? Mme de Chastenay.

Couch? sur le ventre ? la descente d'une bombe, il lui avait ?t? impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde ? le mettre debout; sa bedaine ?tait tripl?e. Il m'apprit qu'il servait dans les vivres et qu'il allait proposer des boeufs au prince de Waldeck. Au reste, il portait un chapelet; Hugues M?tel parle d'un loup qui r?solut d'embrasser l'?tat monastique; mais, n'ayant pu s'habituer au maigre, il se fit chanoine.

En rentrant au camp, un officier du g?nie passa pr?s de moi, menant son cheval par la bride: un boulet atteint la b?te ? l'endroit le plus ?troit de l'encolure et la coupe net; la t?te et le cou restent pendus ? la main du cavalier qu'ils entra?nent ? terre de leur poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers de marine qui mangeaient assis en rond: la gamelle disparut; les officiers culbut?s et ensabl?s criaient comme le vieux capitaine de vaisseau: <>

Quand je n'?tais ni de garde aux batteries ni de service ? la tente, j'aimais ? souper ? la foire. L? recommen?aient les histoires du camp; mais, anim?es de rogomme et de ch?re-lie, elles ?taient beaucoup plus belles.

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