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Read Ebook: Sainte Beuve et ses inconnues by Pons A J
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next Page Prev PageEbook has 211 lines and 26868 words, and 5 pagesIl a l'air de s'en plaindre, mais qui l'a vu chez lui sait bien que cette application acharn?e lui ?tait devenue une seconde nature et qu'il s'y d?lectait comme dans son ?l?ment. Sa soif de d?couverte et de nouveaut? n'est rest?e ?trang?re ? aucune connaissance, et les a fait servir toutes au perfectionnement de l'histoire litt?raire qui, de cette fa?on, h?rite et b?n?ficie des autres branches de la culture humaine. Moraliste ? la suite de La Bruy?re et de La Rochefoucauld, il observe et d?crit les moeurs sans pr?tendre les r?gler. Son ambition va m?me plus haut. Il voudrait, sous la diversit? des organisations, discerner les caract?res qui se reproduisent invariablement, afin de classer les hommes comme on fait des plantes: < On n'attend pas de moi, sans doute, un portrait en pied; la difficult? serait trop grande de fixer celui d'un tel Prot?e. Au moment o? vous croyez le tenir, il se d?robe et appara?t tout autre vingt pas plus loin. Le pinceau flexible dont il disposait e?t seul ?t? capable de grouper en une image ressemblante les nuances infinies qui, en se fondant, ont produit le critique universel. Il entendait suffisamment l'italien, m?diocrement l'espagnol, beaucoup mieux l'anglais, sa langue quasi-maternelle, dont pourtant la po?sie l'embarrassait parfois. Quant ? l'allemand des informateurs et traducteurs l'aidaient au besoin, ? en d?chiffrer les textes. Il y r?pugnait un peu, ? cause de l'obscurit? du fond. Lui lisant un jour je ne sais quel morceau traduit de Hegel par M. Taine ou M. Littr?, il m'arr?ta d?s que le changement de ton l'e?t averti que le sens m'?chappait: < La nature fran?aise r?sumant en elle, avec plus de rapidit? et de contraste, les qualit?s et les d?fauts de l'esp?ce, il en fit l'objet principal de son ?tude. Une riche collection de livres, choisis un ? un sur les quais et chez les libraires, ou achet?s dans les ventes ? l'?poque o? ils ?taient encore accessibles aux petites bourses, ?tait rang?e en double et triple rayon aux murs de plusieurs chambres. L'exc?dant d?bordait dans les placards, dans des malles, sur des chaises, partout. Malgr? ce d?sordre apparent, chaque volume avait sa place marqu?e dans le cerveau du travailleur qui, sans h?siter, savait o? le prendre. En outre, aussit?t qu'un article ?tait en vue, les employ?s de la Biblioth?que nationale se mettaient en mouvement. On lui d?terrait les bouquins les plus ignor?s, les pi?ces les plus introuvables; on feuilletait ? son intention catalogues et manuscrits; chacun s'empressait d'apporter son tribut ? l'oeuvre du ma?tre, heureux si, en r?compense, il daignait quelquefois citer leur nom. Quiconque a fr?quent? tant soi peu la salle de travail, sait combien est s?re l'?rudition de ces messieurs, de quelle science bibliographique ils sont tous riches, et en m?me temps quelle est leur complaisance ? en faire profiter autrui. Jugez de leur ardeur et de leur z?le, quand il s'agit de l'un des princes de la litt?rature! La plupart des biblioth?caires, MM. Claude et Ch?ron particuli?rement, se mettaient en quatre pour le contenter. Le r?sultat de leurs recherches formait chaque fois un ballot qu'il faisait prendre ou qu'on lui exp?diait. Autre ressource, non moins pr?cieuse: tout individu sur lequel il avait une fois ?crit devenait sien, entrait dans sa collection, dans sa m?nagerie, avait son dossier. Nous appelions ainsi le paquet o? ?tait enferm? le premier article augment? des productions ult?rieures de l'auteur et des lettres ?chang?es avec lui. On y joignait les ?tudes publi?es sur lui par d'autres critiques, les renseignements et particularit?s recueillis sur sa personne. Toutes ces paperasses accumul?es composaient l'humus sur lequel devait ?clore la v?g?tation. Le suffrage universel ayant du bon, m?me en litt?rature, Sainte-Beuve attendait quelquefois que tous les p?riodiques, revues et journaux, eussent trait? le sujet, afin de r?sumer la discussion et de rendre l'arr?t. Cependant il pr?f?rait tirer le premier, donner le coup de cloche et attacher le grelot. Apr?s avoir v?cu huit ou quinze jours dans l'intimit? de son auteur, entrant dans son caract?re, dans ses moeurs, dans ses passions, dans ses pr?jug?s; apr?s avoir consult? sur lui tout ce qui pouvait renseigner, hommes et choses, il d?fendait sa porte et se mettait ? l'oeuvre. En une journ?e et tout d'une haleine, au risque de se fouler le pouce ou le poignet, il couchait l'article sur de petits feuillets, de son ?criture menue et cursive, ? peine trac?e, et qu'il ?tait ensuite assez difficile de transcrire. Puis il se relisait pour donner le dernier poli, effa?ait l'appr?t, l'air de rh?torique inh?rent ? l'improvisation, et t?chait de rendre sa phrase aussi souple que la parole. Son application en ce sens allait jusqu'? la manie: il ne voulait employer que des plumes d'oie, trouvant ? celles d'acier trop de roideur et de r?sistance ? mouler l'?lasticit? de sa pens?e. Le purisme, qui retient et glace, ?tait sacrifi? ? l'aisance, au naturel, ? d'aimables n?gligences. Entre une expression correcte et un tour neuf et hardi, pas la moindre h?sitation, la grammaire attrapait son soufflet. Cela n'aidait que mieux ? donner au style sa nettet?, ce premier ?clat simple auquel le grand ?crivain sacrifiait toute fausse couleur. Cette qualit? n'est-elle pas d'ailleurs un besoin pour une nation prompte et press?e comme la n?tre, qui veut entendre vite et n'a pas la patience d'?couter longtemps? Tant d'application et de soins n'allaient pas sans de grandes fatigues. De temps ? autre, les organes surmen?s refusaient leur service. En 1860, les yeux, qu'il avait fort tendres, s'?taient enflamm?s au point qu'il fallut recourir ? l'oculiste. Apr?s un essai inutile de caut?risation des paupi?res, Sichel ordonna de renoncer au travail et d'aller imm?diatement ? la campagne passer quelques mois de repos absolu et de vie purement v?g?tative. La souffrance ?tait si aig?e, que Sainte-Beuve ?couta l'ordonnance, promit de la suivre ? la lettre, et mit aussit?t ses amis ? la recherche d'une ferme o? il p?t, avec ses entours, se loger et vivre ? l'aise. On lui en d?couvrit une ? quatre ou cinq lieues de Paris, pourvue des commodit?s d?sirables; mais il voulut, avant de s'y rendre, en conna?tre les habitants et voir s'ils seraient d'humeur ? s'accommoder ? la sienne. Ces bonnes gens vinrent donc un dimanche s'attabler, rue Montparnasse, autour d'un plantureux repas auquel ils firent honneur, tout en vantant le bon air de leur ferme et les agr?ments dont on y jouissait. Le prix fut d?battu, et l'on s'entendit sur les divers arrangements de l'installation. M?me, ayant trouv? le vin bon et la ch?re succulente, ils promirent de revenir le dimanche suivant, pour donner un coup de main au d?m?nagement et conduire leurs h?tes futurs. Et le soir, aux causeries qui suivaient le d?ner, que de charmantes idylles esquiss?es par avance! Adieu les tracas et le tourment de l'existence fi?vreuse; d?sormais plus d'autre souci que de s'abandonner ? la bonne loi naturelle et de suivre, mollement ?tendu sous les pommiers, le circuit de l'ombre autour du tronc. Tous les matins, une promenade sur la lisi?re de la for?t voisine ou vers la mare o? se jouent les canards dans un gai rayon de soleil. Plus de visites; plus de contrainte g?nante: L? chacun ? son gr? dans le logis s'arrange; Si quelque ami nous vient, on le couche ? la grange. Sainte-Beuve avait toujours eu, du moins le croyait-il, des aspirations vers la vie paisible et retir?e ? la campagne; il les a exprim?es en mainte rencontre. Certain petit tableau de Winants, un paysage hollandais repr?sentant une cabane de b?cheron ? l'entr?e d'un bois, avait particuli?rement le don de l'attendrir. Une ?motion dont il ne se rendait pas compte le tenait l? devant ? r?ver de paix, de silence, de condition innocente et obscure. Au fond, le s?jour des champs ne pouvait, je pense, lui convenir qu'un moment, comme passe-temps accidentel, afin de se mieux remettre en app?tit de soci?t?. Ce qui le prouve, c'est qu'il a, sans en souffrir, pass? sa vie dans un cabinet d'o? la vue portait sur de hauts murs, d'une couleur triste et grise mal dissimul?e sous un rideau de lierre. En fait de nature champ?tre, un carr? de jardin, grand comme un mouchoir de poche, o? s'?tiolaient deux ou trois arbustes, et tellement ?touff? entre la hauteur des murs que les plantes refusaient d'y fleurir. Il fallait ? chaque printemps le repeupler avec des fleurs emprunt?es ? un parc du voisinage. Sans doute l'?crivain avait le rayon en lui. La fra?cheur de son imagination suppl?ait ? l'absence de verdure. Durant la semaine dont j'ai parl?, il se livra ? une vraie d?bauche de po?sie rustique. Ce fut un hymne perp?tuel en l'honneur des paysans. Puis, quand tout fut pr?t pour le d?part, qu'il ne manqua plus rien aux bagages et que les malles furent bien ficel?es: < Je ne voudrais pas encourir le reproche de faire passer les gens par la cuisine et de trop m'arr?ter aux d?tails du m?tier. Venons-en donc aux rapports de l'auteur avec ses confr?res. Apr?s la publication de chacun de ses volumes, il en suivait le retentissement dans la presse, surveillant d'un oeil attentif tout ce qu'on en disait. Loin de redouter la critique, il la provoquait et offrait ses livres, m?me aux adversaires, pour peu qu'il les s?t capables de les appr?cier. ? l'?loge banal il pr?f?rait la contradiction, y r?pondait avec vivacit?, mais avec courtoisie et ne se d?fendait qu'en allant sur le terrain de l'ennemi. Acceptant sans froncer le sourcil le reproche d'inconstance et de variation que ne lui m?nageaient pas les croyants de tous bords, il payait volontiers de quelques piq?res ? la sensibilit? de son ?piderme les d?licatesses que son infid?lit? ajoutait ? ses plaisirs. Les seuls journaux qui eussent le don de l'irriter ?taient les feuilles l?gitimistes et cl?ricales, parce que de tout temps, m?me avant son ?clat au S?nat, au lieu de discuter ses id?es, on y attaquait son caract?re par des insinuations et des calomnies, et on essayait de le fl?trir. Aussi, ? ma connaissance, n'a-t-il ?t? outrageux lui-m?me que contre Genoude, Laurentie et M. Veuillot. Afin de ne pas manquer au devoir de politesse, le secr?taire devait lire les journaux et signaler les articles ? mesure. On t?moignait ? tous, m?me aux plus humbles, combien l'on ?tait sensible ? leur attention: une lettre de gratitude et d'effusion aux gros bonnets, quelques mots de remerc?ment sur une carte pour le menu fretin. Je voudrais, par un exemple entre mille, indiquer avec quelle habilet? Sainte-Beuve parvenait, en restant fid?le ? la v?rit?, ? toucher aux fibres les plus d?licates sans blesser l'amour-propre des int?ress?s. On ne peut s'en faire une id?e, si l'on ne remet l'article en situation, si l'on ne se repr?sente les difficult?s de la t?che. C'est le seul moyen de juger ? quel point de franchise il poussait les r?v?lations intimes, f?t-ce ? l'?gard de gens qu'il ?tait habitu? ? respecter. Essayons d'un fait. M. Guizot avait ?pous? en premi?res noces une femme d'un m?rite solide, mais plus ?g?e que lui, Mlle Pauline de Meulan. Comme toutes les vieilles filles qui ont mis la main sur de jeunes maris, celle-ci adorait le sien et portait dans son affection conjugale tout l'arri?r? d'une jeunesse chastement consacr?e au travail et l'ardeur d'une flamme allum?e sur le tard. Elle tremblait sans cesse que son bonheur ne lui ?chapp?t. Lorsqu'elle fut atteinte de la maladie dont elle devait mourir, son mari, pour la soigner, prit avec lui une ni?ce assez jolie, qui devint la seconde Mme Guizot. Autour du lit de la mourante, ces deux jeunesses, qui s'?taient convenues de prime abord, en vinrent peu ? peu ? ne plus dissimuler leur inclination. Le regard jaloux de Pauline de Meulan put lire dans leurs yeux et y surprendre peut-?tre l'impatience de son tr?pas. Qu'on juge de son d?sespoir! Certes il y avait l? un cas de morale humaine assez curieux, une sc?ne digne du pinceau d?li? que nous connaissons. Mais comment raconter cela du vivant de M. Guizot, celui-ci ?tant ministre tout-puissant, alors surtout que, en bons termes avec lui, on ne tenait nullement ? lui d?plaire? Cette plume prestigieuse y est parvenue, indirectement et par allusion, il est vrai, mais enfin elle y est parvenue. ?coutez, et sachez entendre ? demi-mot: < ? force de m?nagement, il a fait passer la pilule; tout y est, mais il faut savoir la chose pour comprendre. L'homme de courage n'est pas celui qui s'expose inutilement et se fait tuer en pure perte. On ne doit courir les dangers qu'? bon escient. Supposez un inconnu, un d?butant qui publie sur quelque personne c?l?bre des d?tails vrais, mais peu honorables, qu'arrive-t-il? Aussit?t la famille, que les vices ou les crimes de l'anc?tre ont enrichie, se levant indign?e au nom de la morale, tra?ne l'imprudent et pauvre diable devant les tribunaux. Nous avons dans l'arsenal de nos lois deux ou trois articles si favorables aux coquins qu'on les dirait r?dig?s par eux-m?mes. Ce ne sont pas ceux que l'on applique avec le moins de plaisir. Ils seront oppos?s ? l'?crivain t?m?raire, qui se verra condamn?, conspu?, fl?tri, aux applaudissements des badauds; on lui coupera le sifflet pour toujours. E?t-elle pas mieux fait de se tenir tranquille? Laissez le moraliste, qu'il soit illustre ou obscur, scruter en libert? la vie et l'?me de ceux ? qui vous tenez: ce qu'il y a de vivant dans leur immortalit? n'en ressortira que mieux. Son impartialit? vous r?pond de sa justice. Il diss?que le coeur humain comme le chimiste un poison subtil ou le zoologiste un beau serpent. L'ardeur qu'il met ? son analyse, lui dissimule, tant qu'elle dure, les dangers du venin. M?me apr?s l'op?ration, il lui reste un grain de faiblesse pour les vices: < Ce qui a d?cid? du caract?re de Talleyrand, ce sont ses pieds. Ses parents, le voyant boiteux, d?cid?rent qu'il entrerait dans l'?tat eccl?siastique, et que son fr?re serait le chef de la famille. Bless?, mais r?sign?, M. de Talleyrand prit le petit collet comme une armure, et se jeta dans sa carri?re pour en tirer un parti quelconque. Entr? dans l'Assembl?e constituante, il se r?unit tout de suite ? la minorit? de la noblesse, et prit sa place entre Siey?s et Mirabeau. 11 ?tait peut-?tre de bonne foi, car tout le monde a ?t? de bonne foi ? une ?poque quelconque. D'ailleurs, dans ce temps-l?, on pouvait ?tre de bonne foi et r?ussir, parce que les int?r?ts et les opinions ?taient d'accord. Pour briller dans l'Assembl?e, il aurait fallu travailler; or, M. de Talleyrand est essentiellement paresseux; mais il avait je ne sais quel talent de grand seigneur pour faire travailler les autres. Je l'ai vu ? son retour d'Am?rique, quand il n'avait aucune fortune, qu'il ?tait mal vu de l'autorit?, et qu'il boitait dans les rues, en allant faire sa cour d'un salon ? l'autre. Il avait, malgr? cela, tous les matins, quarante personnes dans son antichambre, et son lever ressemblait ? celui d'un prince. Il ne s'?tait jet? dans la R?volution que par int?r?t. Il fut fort ?tonn? quand il vit que le r?sultat de la R?volution ?tait sa proscription, et la n?cessit? de fuir la France. Embarqu? pour passer en Angleterre, il jeta les yeux sur les c?tes qu'il venait de quitter, et il s'?cria: < Chass? d'Angleterre fort injustement, il se r?fugia en Am?rique, et s'y ennuya trois ans. Son compagnon d'exil et d'infortune ?tait un autre membre de l'Assembl?e constituante, un marquis de Blacous, homme d'esprit, joueur forcen?, et qui s'est br?l? la cervelle de fatigue de la vie et de ses cr?anciers ? son retour ? Paris. M. de Talleyrand parcourut avec lui toutes les villes d'Am?rique, appuy? sur son bras, parce qu'il ne savait pas marcher seul. Quand il a ?t? ministre, M. de Blacous, revenu en France, invit? par lui, a demand? une place de 600 livres de rente. M. de Talleyrand ne lui a pas r?pondu, ne l'a pas re?u, et Blacous s'est tu?. Un de leurs amis communs, ?mu de cette mort, dit ? M. de Talleyrand: < Y a-t-il l?, je vous le demande, rien que d'honorable? Cependant M. Littr? aurait voulu que l'on effa??t, que l'on adouc?t du moins le passage, tant la vanit? se niche au coeur m?me des plus purs! Sa r?clamation, comme bien l'on pense, resta sans effet. Sainte-Beuve, fort coulant pour le reste, ?tait inflexible quand il s'agissait de telles rectifications. < Toute esp?ce de g?nie, pour celui qui le poss?de, est l'instrument d'une grande joie, ? la condition qu'il pourra le manifester avec ind?pendance et en pleine libert?. Ce bonheur ne fut pas compl?tement accord? ? Sainte-Beuve. Muni comme il l'?tait d'un talent de vulgarisation hors de pair, il e?t d?sir? agir imm?diatement sur le public, le servir, en ?tre entour?, communiquer ? son auditoire l'?me des grands po?tes dont il avait pour lui recueilli la fleur. Il lui e?t ?t? doux de remporter quelques-uns de ces triomphes de la parole auxquels il s'?tait pr?par?, et de recevoir, en retour de ses le?ons, le contre-coup excitant de l'applaudissement et de la louange. La malveillance de M. Villemain ne le permit pas. Lorsque la politique enleva ce litt?rateur ? la chaire qu'il avait illustr?e, au lieu d'y laisser monter le rival de gloire qui avait grandi ? son ombre et malgr? son ombre, il ?couta son jaloux instinct et se fit remplacer par des G?rusez, des Caboche: bon moyen pour que son absence en f?t plus remarqu?e. On ne lui a jamais r?clam? sa place directement et de vive voix, cela va de soi pour qui conna?t l'un et l'autre; mais, d?s 1836, on lui adressait un g?n?reux appel, qu'une ?me un peu mieux situ?e e?t compris et qui e?t ?touff? tout autre jalousie. Voyez comme la plainte s'y voile de pudeur: Sainte-Beuve perdit son temps ? cajoler son rival et ? lui passer doucement la main sur l'?chine. Rien qu'? voir les ouvrages que nous ont valus les deux cours profess?s par lui ? l'?tranger, on devine ce qu'il aurait donn? si, pendant une p?riode un peu longue, il avait ?t? mis en demeure de satisfaire un public fran?ais. Nul doute qu'il n'en f?t sorti une histoire de notre litt?rature autrement vari?e et fertile que celle de M. Nisard. La route ?troite o? quelques arbres masquent la for?t e?t fait place ? une large voie civilisatrice, avec tous ses embranchements et ramifications, traversant la France d'un bout ? l'autre et portant dans les coins les plus recul?s la lumi?re et la vie. Combien de fois ne l'ai-je pas suppli? de r?unir quand m?me dans un monument, que lui seul pouvait ?difier, tant de riches mat?riaux d?j? taill?s de sa main avec art et qui ne demandaient qu'? former un ensemble harmonieux! Deux ?diteurs lui avaient concurremment propos? pour cet ouvrage une somme consid?rable. Il fut tent?, promit de s'y mettre, et finit par reculer devant l'immensit? de la t?che. C'?tait trop tard. Je regretterais moins que l'on ait ?touff? sa voix au Coll?ge de France, --il s'engageait l? sur un sujet us?,--si l'avanie dont il fut victime n'?tait une de ces fautes dont on est forc? de rougir. L'hostilit? qui se d?clara tout d'abord s'explique par les rancunes des auteurs critiqu?s ou d?daign?s. En m?me temps, on prit sur lui une revanche de ce que l'on ne pouvait se permettre ailleurs; on se donna la satisfaction d'une ?meute ? huis-clos, moins dangereuse que dans la rue. En un mot, ce fut une l?chet?. Ressentant l'outrage sans en ?tre aigrie ni abattue, sa belle intelligence trouva en elle-m?me de quoi faire honte ? ceux qui l'avaient si indignement trait?e. Disons-le ? l'honneur du caract?re fran?ais: s'il a ses moments d'erreur o? la passion l'entra?ne, il en revient promptement et r?pare autant qu'il est en lui. Les ?crivains, apr?s s'?tre ligu?s aux politiques pour insulter leur chef, ont tenu ensuite ? lui faire oublier cet affront par d'unanimes t?moignages d'admiration et de respect. Les ?tudiants eux-m?mes, qui avaient profit? de l'occasion pour faire du tapage, ont effac? leur tort soit en venant le f?liciter de son attitude au S?nat, soit en assistant ? ses fun?railles. C'est l? une amende honorable et tr?s-suffisante. Seule la haine politique n'a pas d?sarm?; elle r?it?re et aggrave, envers la m?moire du critiqu?, l'injure inflig?e ? sa personne. L'orl?anisme, par l'organe de M. Othenin d'Haussonville, revendique hautement la responsabilit? de l'ex?cution et s'en vante: UN DUEL ? LA PLUME. Parmi les attaques auxquelles le critique fut en butte pendant sa longue carri?re, celle de Balzac est rest?e la plus c?l?bre, tant par la qualit? de l'agresseur que par la violence et la grossi?ret? des repr?sailles. Elle m?rite qu'on s'y arr?te un instant, d?t-on n'en retirer d'autre profit que celui des Spartiates devant l'ivresse des ilotes. Le grand romancier affectait d'?tre insensible ? ce que l'on pouvait dire de ses livres et pr?tendait que rien de ce c?t?-l? n'avait le don de l'?mouvoir. Le contraire serait plus vrai. Ainsi que tous les artistes, il se pr?occupait fort de ce que l'on pensait, de ce que l'on ?crivait sur son compte. Quelque haute opinion qu'il e?t de sa valeur et de la port?e de son talent, il n'?tait pas f?ch? de voir cette opinion partag?e et profess?e par les autres; il ajoutait une grande importance ? la fa?on dont chacune de ses oeuvres ?tait accueillie par les journaux. Il ne lui accorde pas une qualit? sans la faire suivre imm?diatement d'une restriction qui l'efface ou l'obscurcit. Ainsi, apr?s avoir reconnu l'heureuse id?e qu'a eue le romancier de transporter la sc?ne de ses r?cits d'une province ? l'autre et de conqu?rir, comme Henri IV, la France ville ? ville, il ajoute aussit?t: < Il devine les myst?res de la province, il les invente parfois; il m?conna?t le plus souvent et viole ce que ce genre de vie, avec la po?sie qu'il rec?le, a de discret avant tout, de pudique et de voil?... La plupart de ses commencements sont ? ravir; mais ses fins d'histoire d?g?n?rent ou deviennent excessives. Il y a un moment, un point o?, malgr? lui, il s'emporte. Son sang-froid d'observateur lui ?chappe; une d?tente lui part, pour ainsi dire, en dedans du cerveau, et enl?ve ? cent lieues les conclusions.>> Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page |
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