Use Dark Theme
bell notificationshomepageloginedit profile

Munafa ebook

Munafa ebook

Read Ebook: Le féminisme français I: L'émancipation individuelle et sociale de la femme by Turgeon Charles Marie Joseph

More about this book

Font size:

Background color:

Text color:

Add to tbrJar First Page Next Page

Ebook has 1029 lines and 136442 words, and 21 pages

LE F?minisme Fran?ais

PAR

Charles TURGEON

Professeur d'?conomie politique ? la Facult? de Droit de l'Universit? de Rennes

AVERTISSEMENT AU LECTEUR

Rennes, 19 mars 1901.

LIVRE I

TENDANCES ET ASPIRATIONS F?MINISTES

CHAPITRE I

L'esprit f?ministe

SOMMAIRE

Depuis quelque vingt-cinq ans, certaines femmes, des plus notoires et des mieux dou?es, se sont avis?es que leur sexe n'?tait point parfait. Dire que jamais pareille id?e n'?tait venue aux hommes, serait pure hypocrisie. Ils en avaient tous, ? la v?rit?, quelque vague pressentiment. D'aucuns m?me, dans l'?panchement d'une famili?re franchise, avaient pu le faire remarquer vivement ? leur compagne. Mais, si l'on met ? part un petit groupe de pessimistes lamentables, l'audace masculine n'?tait jamais all?e jusqu'? englober le sexe f?minin tout entier dans une r?probation g?n?rale. Au sentiment des hommes il n'existait gu?re qu'une femme v?ritablement inf?rieure; et l'on devine que c'?tait la leur. Toutes les autres avaient d'admirables qualit?s qu'ils ?taient surpris et d?sol?s de ne point trouver dans l'?pouse de leur choix. Conclusion fonci?rement humaine, mais inexacte. Car si chaque mari trouve tant d'imperfections ? sa femme, c'est, h?las! qu'il la conna?t bien; et s'il juge les autres si riches de m?rites et de vertus, c'est apparemment qu'il les conna?t mal. Et l?, dit-on, est la v?rit?. Compar?e ? la femme id?ale, ? la femme <>, ? la femme de l'avenir, la femme du temps pr?sent,--la Fran?aise particuli?rement,--n'est pas, au sentiment d?s f?ministes les plus qualifi?s, ce qu'elle devrait ?tre; et l'heure est venue de la rendre meilleure.

<>--Il para?t: ces dames l'affirment. Que l'on reconna?t bien ? cet aveu l'admirable modestie des femmes! L?-dessus, pourtant, les hommes auraient tort de triompher trop vite. Si, en effet, l'?ve moderne est afflig?e d'une douloureuse insuffisance, il n'y a point de doute que la faute, toute la faute, en incombe ? son souverain ma?tre. Ignorante, esclave et martyre, voil? ce que les hommes l'ont faite par une pression assujettissante habilement prolong?e de si?cle en si?cle. Cette iniquit? a trop dur?. Il n'est que temps d'affranchir, de relever, d'illuminer, de magnifier la femme, fall?t-il, pour atteindre cet id?al, refaire les codes, violenter les moeurs et retoucher la cr?ation. L'<>, qu'il s'agit de donner au monde, sera l'?gale de l'homme et, comme telle, intelligente, fi?re, cultiv?e, libre et heureuse, par?e de toutes les gr?ces de l'esprit et de toutes les qualit?s du coeur,--une perfection.

Ce langage sonne encore ?trangement ? bien des oreilles. En France, notamment, dans nos classes moyennes, si laborieuses et si rang?es, qui sont la force et l'honneur de notre pays, dans la douce paix de nos habitudes provinciales, dans l'atmosph?re tranquille et l?g?rement somnolente de nos milieux bourgeois o? la femme, religieuse d'instinct, attach?e ? ses d?votions et appliqu?e ? ses devoirs, fid?le ? son mari, d?vou?e ? ses enfants, aimante et aim?e, s'enferme en une vie simple, modeste, utile et finalement heureuse, puisqu'elle met son bonheur ? faire le bonheur des siens,--on a peine ? concevoir cette fi?vre de nouveaut? et cette passion d'ind?pendance qui, ailleurs, animent et pr?cipitent le mouvement f?ministe contre les plus vieilles traditions de famille. Je sais des m?res, instruites et prudentes, qui, ? la lecture d'un de ces livres r?cents o? s'?talent, trop souvent avec emphase et crudit?, les dol?ances, les protestations et les convoitises de l'?cole nouvelle, n'ont pu retenir ce cri du coeur: <>

Pas toutes, Mesdames. A la v?rit?, c'est le propre des mouvements d'opinion d'outrepasser inconsciemment la mesure du bon sens et du bon droit; et conform?ment ? cette loi, le f?minisme ne saurait ?chapper ? certains sursauts d?sordonn?s, ? des excentricit?s risibles, ? l'exc?s, ? la chim?re. Point de flot sans ?cume. Gardons-nous d'en conclure cependant que tous les partisans de l'?mancipation f?minine sont des extravagantes d?vor?es d'un besoin malsain de notori?t? tapageuse. La plupart se sont vou?es ? cette cause avec une pleine conviction et un parfait d?sint?ressement. Quelques-unes m?me ont donn? des preuves d'un r?el talent; et en ce qui concerne les initiatrices du mouvement et les directrices de la propagande, elles se recommandent pour le moins ? l'attention publique par des prodiges de volont? agissante et infatigable. Rien ne les rebute. Elles ont la foi des ap?tres.

Nous sommes donc en pr?sence, non d'une simple agitation de surface, mais d'un courant profond qui, se propageant de proche en proche et s'?largissant de pays en pays, pousse les jeunes filles et les jeunes femmes vers les sph?res d'?lection,--?tudes scientifiques et carri?res ind?pendantes,--jusque-l? r?serv?es au sexe masculin. Et pour peu que nous cherchions sans parti pris les origines de cet ?branlement g?n?ral, nous n'aurons point de peine ? lui reconna?tre d?s maintenant deux causes principales: il proc?de d'abord d'exigences nouvelles, de n?cessit?s pressantes, de conditions douloureuses, d'une g?ne, d'une d?tresse que nos m?res n'ont point connues, et qui nous font dire que la revendication de plus larges facilit?s, de culture et d'une plus libre accession aux emplois virils est, pour un nombre croissant de jeunes filles, une fa?on tr?s digne de r?clamer le pain dont elles ont besoin pour vivre; il proc?de ensuite d'aspirations vagues et inqui?tes ? une vie plus ext?rieure, ? une activit? plus ind?pendante, d'un besoin mal d?fini d'expansion et de mouvement, d'une sourde impatience de libert?, qui font que, par l'effet m?me du d?veloppement de leur instruction, beaucoup de jeunes femmes, non des plus d?sh?rit?es, non des moins intelligentes, commencent ? souffrir de la place subordonn?e qui leur est assign?e par les lois et les moeurs dans la famille et dans la soci?t?. Et voil? pourquoi, non contentes d'inspirer l'homme avec douceur et de le guider adroitement par la persuasion, toutes celles qui s'abandonnent ? la pente des id?es nouvelles r?vent, sinon de le diriger avec hauteur, du moins de le traiter en ?gal. Il semble qu'il ne leur suffise plus d'?tre aim?es pour leur gr?ce et leur bont?: elles revendiquent une part de commandement. Et ? mesure qu'elles se sentent ou se croient plus savantes,--et nous savons combien cette illusion est facile!--leur ton devient plus d?cisif, leur parole plus imp?rieuse et plus tranchante.

Puisque les revendications f?ministes menacent de troubler gravement l'ordre social et familial, nous avons le droit et le devoir de demander nettement aux <> ce qu'elles attendent de nous, ce qu'elles pr?parent contre nous. N'ayons en cela nul souci de les embarrasser: loin de cacher leur programme, elles l'affichent. R?sumons-le sans plus tarder, en lui conservant, autant que possible, sa forme vive et ing?nument imag?e. Aussi bien est-ce le plan g?n?ral de cet ouvrage que nous tracerons de la sorte, notre dessein ?tant de consacrer une ?tude particuli?re ? chacune des revendications qui suivent. On aura ainsi sous les yeux, d?s le d?but de ce livre, et le cahier des dol?ances f?ministes, et l'?conomie g?n?rale de notre travail.

Et donc, les temps sont venus d'une ascension vers la lumi?re, vers la puissance et la libert?. Enfin l'esclave se redresse devant son ma?tre, r?clamant une ?gale place au soleil de la science et au banquet de la vie. Depuis trop longtemps, la femme est ?cras?e par la pr?pond?rance masculine dans tous les domaines o? son activit? br?le de s'?tendre et de s'?panouir.

Toutes ces in?galit?s, la <> les tient pour injustifiables. C'?tait pour nos p?res une v?rit? pass?e en proverbe que <> Et voici que l'aimable volatile jette un cri de guerre et de d?fi ? son seigneur et ma?tre; et le poulailler en est tout ?mu et r?volutionn?! Pour parler moins irr?v?rencieusement, il appartient ? notre ?poque de faire une <>, une <>. Et ce chef-d'oeuvre accompli, lorsque les conqu?tes de la femme seront achev?es et les privil?ges de l'homme abolis, <> Et ? cet acte de foi, le fervent ?crivain que nous venons de citer, et dont l'oeuvre r?sume avec magnificence toutes les ambitions du f?minisme, ajoute un acte d'ineffable esp?rance: <>

On nous assure m?me que, pour gratifier l'humanit? de cette nouvelle r?demption, des femmes h?ro?ques appellent le martyre et sont pr?tes ? marcher au calvaire.

En r?alit?, le programme de l'?mancipation f?minine, que nous ?tudierons, article par article, suivant l'ordre dans lequel nous venons de l'?noncer, peut se ramener, pour plus de clart?, ? deux directions g?n?rales qui correspondent ? nos deux s?ries d'?tudes.

CHAPITRE II

Tendances d'?mancipation de la femme ouvri?re

SOMMAIRE

Impossible de le nier: le f?minisme est dans l'air. D'o? vient-il? Que veut-il? O? va-t-il? Ce n'est point simple curiosit? de chercher une r?ponse ? ces questions: l'avenir du pays nous en fait un devoir, le probl?me de l'?mancipation des femmes touchant aux principes m?mes sur lesquels reposent depuis des si?cles la famille et la soci?t?.

Dans le f?minisme il y a le mot et la chose. Le mot est n? en France; on l'attribue ? Fourier qui, dans son <> subordonnait tous les progr?s sociaux ? <>. Depuis lors, un usage universel a consacr? ce n?ologisme, bien que l'Acad?mie ne lui ait pas encore ouvert son dictionnaire. Quant ? la chose, elle est plut?t d'origine am?ricaine. Ce mouvement hardi ne pouvait na?tre que sur une terre jeune, d?bordante de s?ve, riche de ferments g?n?reux et de forces indisciplin?es, naturellement accessible ? toutes les nouveaut?s et propice ? toutes les audaces. Bien que le f?minisme n'ait excit? chez nous que des r?percussions tardives, il commence ? communiquer aux sph?res les plus diverses de notre soci?t? un ?branlement confus et un vague malaise dont je voudrais tout d'abord analyser les sympt?mes et reconna?tre la gravit?.

Depuis un demi-si?cle, la personnalit? de la femme moderne s'est accrue en dignit?, en libert?, en autorit?. Mais, non contente de ces conqu?tes, notre compagne manifeste, quelle que soit sa condition, des vell?it?s d'ind?pendance et d'?galit? qui, agitant plus d'une t?te, risquent de troubler plus d'un foyer. Notre conviction est que le f?minisme n'existe pas seulement dans les discours et les livres de ses adeptes militants: en m?me temps qu'il s'?panouit dans les id?es, il s'accr?dite lentement dans les moeurs. Ce n'est d'ailleurs qu'apr?s une germination plus ou moins cach?e, qu'un mouvement d'opinion arrive ? la pleine conscience de ses forces et m?me ? la claire vision de son but. A c?t? du f?minisme qui pr?che et s'affiche, il y a donc un f?minisme qui sommeille et s'ignore. Et c'est pourquoi nous n'exposerons les doctrines du premier, qu'apr?s avoir d?gag? les tendances du second, tenant pour sagesse d'?tudier le terrain avant la plante qu'il porte, nourrit et f?conde; car plus les tendances seront g?n?rales et profondes, plus les doctrines auront chance de pousser, de cro?tre et de fleurir.

Or, envisag? comme tendance, le f?minisme est un ?tat d'esprit incertain, latent, obscur, une sorte d'atmosph?re flottante qui nous enveloppe et nous p?n?tre jusqu'? l'?me. Il y a beaucoup de f?ministes sans le savoir; et cela dans toutes les classes de la soci?t?, chez les pauvres comme chez les riches, parmi les illettr?s aussi bien que dans les milieux instruits et cultiv?s. La m?me aspiration se manifeste ici et l?: du c?t? des hommes, par la d?su?tude ou l'abdication des pr?rogatives masculines; du c?t? des femmes, par l'impatience ou le d?nigrement de la sup?riorit? virile. D'o? il suit qu'une disposition d'esprit, qui a le rare privil?ge de recruter des adh?rents dans les cat?gories sociales les plus diverses, ne saurait ?tre tenue pour un ph?nom?ne n?gligeable.

Et tout d'abord, la femme du peuple est vaguement lasse ou m?contente des pr?rogatives de son conjoint.

C'est une illusion tr?s humaine d'attribuer mille qualit?s aux malheureux. L'infortune nous paraissant un gage de sup?rieure honn?tet?, l'usage s'est introduit de dire tant de bien de la famille ouvri?re que l'habitude se perd d'en voir les d?fauts et les vices. Tandis que les avocats du peuple nous repr?sentent, avec emphase, le m?nage du prol?taire comme le dernier refuge de toutes les vertus, nous inclinons nous-m?mes si naturellement ? plaindre les classes besogneuses, nous compatissons si g?n?ralement ? leurs labeurs, ? leurs mis?res, nous essayons, avec une bonne volont? si unanime, de les consoler, de les ?clairer, de les assister,--sans toujours y r?ussir,--que notre raison est devenue peu ? peu la dupe de notre coeur. Et finalement ?gar?s par les d?clamations, plus g?n?reuses qu'impartiales, d'une d?mocratie qui pr?te toutes sortes de d?fauts aux riches et toutes sortes de qualit?s aux pauvres, abus?s par nos propres complaisances envers nos fr?res d?sh?rit?s, nous avons oubli? le mal vers lequel ils descendent pour ne voir que le bien vers lequel nous voudrions les ?lever.

Or, la femme ouvri?re se charge de nous rappeler au sentiment des r?alit?s; car elle en souffre, elle en pleure. C'est un fait d'observation ? peu pr?s g?n?rale que la femme du peuple, quels que soient les tr?sors de courage, de d?vouement et de r?signation dont son coeur d?borde, commence ? se prendre de lassitude et d'impatience ? peiner pour un ivrogne, un paresseux ou un d?bauch?. Elle r?clame avec instance le droit de disposer de ses ?conomies, de les placer, de les d?fendre, de les arracher aux folles prodigalit?s du mari. Elle n'a plus foi dans son homme. A qui la faute?

Ce m'est une joie de reconna?tre qu'un m?nage de bons travailleurs doit ?tre salu? de tous les respects des honn?tes gens. Pour ma part, je le trouve simplement admirable. L'ouvrier rang?, bon ?poux et bon p?re, est un sage, un philosophe en blouse, un h?ros sans le savoir, une sorte de saint obscur et cach?. Il fait honneur ? l'esp?ce humaine. Mais en tenant cette ?lite pour aussi nombreuse qu'on le voudra, est-il possible de soutenir que les masses populaires comprennent de mieux en mieux la dignit? du travail et le m?rite de la sobri?t?, l'efficacit? r?demptrice de l'effort et du renoncement? Quand on compare l'ouvrier d'aujourd'hui ? l'ouvrier d'autrefois,--qu'il s'agisse de l'ouvrier des champs ou de l'ouvrier des villes,--est-il croyable que le moderne l'emporte sur l'anc?tre? S'est-il donc enrichi de vertus nouvelles ou corrig? de quelque ancien vice? Est-il plus laborieux, plus soucieux de ses devoirs, plus conscient de ses v?ritables int?r?ts, plus attach? ? sa patrie, plus fid?le ? sa femme, plus d?vou? ? ses enfants? S'il est plus instruit, est-il plus moral? Bien que soutenu et honor? par l'opinion, est-il moins envieux? Encore que mieux pay?, est-il plus ?conome et plus pr?voyant? A vrai dire, la fi?vre de jouissance, dont cette fin de si?cle est comme br?l?e, pousse l'ouvrier aux folles d?penses, le d?tournant peu ? peu de ses habitudes d'?pargne et de ses obligations de famille. Et l'?pouse se lasse de la dissipation du mari; et la m?re s'irrite de l'?go?sme du p?re. Que d'argent laiss? sur le comptoir des marchands de vin! Que de salaires d?vor?s dans les rigolades des mauvais lieux! Est-ce trop dire que, dans nos grands centres industriels, la famille ouvri?re est en train de mourir d'intemp?rance et d'immoralit??

Et que personne ne triomphe de cette affligeante constatation: le mal est aussi grand dans les hautes que dans les basses classes. A ce triste point de vue, les extr?mes se touchent et se ressemblent; c'est l'?galit? des b?tes. Se griser avec du champagne de nos grands crus ou du vin de Suresne de maigre qualit?, entretenir une gueuse des boulevards ext?rieurs ou une actrice des grands th??tres, s'acoquiner aux d?cav?s de la grande vie ou aux louches habitu?s des barri?res, faire la f?te en habit noir ou en blouse bleue, en robe de soie, ou en cotillon fan?, c'est toujours l'humanit? qui se d?grade et s'encanaille.

Mais la femme ouvri?re souffre plus particuli?rement de ces folies et de ces exc?s; car ma conviction est que, dans le peuple, la femme vaut mieux que l'homme. Quel malheur pour elle que d'?tre mari?e ? un indigne! Malgr? tous ses prodiges d'ordre et de parcimonie, comment soutenir le m?nage et nourrir les enfants, si le p?re d?pense au cabaret ce qu'il gagne ? l'atelier? Ne nous ?tonnons point qu'elle murmure, r?crimine ou se f?che. Il lui faut la disposition de ses ?conomies. Elle veut ?tre ma?tresse de ses propres ressources afin de pouvoir, s'il le faut, serrer fortement les cordons de la bourse commune.

Joignez que la femme ouvri?re travaille, d?s maintenant, ? ?quilibrer le budget domestique. Le rench?rissement de la vie s'ajoutant ? la dissipation du mari, on voit de ces vaillantes dont nul labeur, si rude soit-il, ne rebute le courage, envahir les bureaux, les ateliers, les magasins, les usines, pour y supplanter, autant qu'elles peuvent, la main-d'oeuvre masculine. Et les ouvriers s'effraient de cette concurrence et parfois s'en indignent. Qu'y faire? Sans doute, ces femmes viriles seraient mieux au foyer domestique: mais le besoin les en chasse. Sans doute, la place de la m?re est ? la maison: encore faut-il y joindre les deux bouts. On lui conseille de soigner le pot-au-feu: mais que mettra-t-elle dans la marmite? En tout cas, il ne peut ?tre question de renvoyer ? leur m?nage et les femmes sans enfants et les veuves sans soutien et les filles sans famille. Impossible de les exproprier de leur gagne-pain pour conserver aux hommes le monopole du travail industriel; cette exclusion cruelle les vouerait ? la mis?re ou au d?sordre. Mieux vaut prendre un m?tier qu'un amant et faire march? de sa main-d'oeuvre que trafic de son corps.

Les fautes de l'homme, d'une part, les exigences de la vie, d'autre part, poussent donc l'ouvri?re ? disputer ? l'ouvrier les carri?res, les professions et les travaux que, jadis, il occupait en ma?tre. Et cette tendance nous conduit insensiblement ? une plus grande ?galit? des sexes, dans les moeurs et devant les lois, qui suppose elle-m?me,--je le crains fort,--un affaiblissement de l'esprit de famille et l'?branlement des r?gles m?mes du mariage.

Tendances d'?mancipation de la femme bourgeoise

SOMMAIRE

Bien que la femme de nos classes moyennes se montre des moins accessibles ? la contagion des nouveaut?s ambiantes, bien que la bourgeoise de France soit la mieux avertie de ses devoirs et la plus fid?le ? ses obligations, il n'est pas s?rieusement contestable qu'elle a subi, depuis un demi-si?cle, au moral et au physique, de tr?s appr?ciables d?formations. Ouvrez un album de famille et rapprochez les photographies de nos m?res de celles de leurs petites-filles: le contraste est frappant. Il s'accentuera encore si vous comparez l'image de nos jeunes contemporaines aux vieux portraits de nos bonnes et simples a?eules d'il y a quatre-vingts ans. Impossible de ne point remarquer combien l'attitude de celles-ci est humble et leur regard modeste. On lit dans la plupart de ces physionomies douces et paisibles, dans les yeux baiss?s, dans ces apparences discr?tes, le go?t de l'ob?issance, la crainte du bruit, l'habitude de la soumission. Tout autre est la jeune femme, et surtout la jeune fille d'aujourd'hui: le buste droit, la t?te haute, le regard direct et s?r, un air de volont?, d'ind?pendance et de commandement, r?v?lent en leur ?me quelque chose de masculin qui n'aime pas ? c?der et qui se flatte de conqu?rir.

Si doucement que cette m?tamorphose se soit op?r?e, la bourgeoise d'aujourd'hui ne ressemble plus tout ? fait ? la bourgeoise d'autrefois qui, timide, r?serv?e, ing?nue, ?lev?e simplement avec des pr?cautions jalouses, moins pour elle-m?me que pour son futur mari, s'habituait d?s l'enfance ? une vie cach?e, r?gl?e, disciplin?e, toute de paix int?rieure et de recueillement domestique. Ses parents lui inculquaient de bonne heure tous les respects: le respect de la famille, le respect du temps, le respect de l'ordre et aussi le respect du pain, et m?me le respect du linge que parfois l'a?eule avait fil? de ses mains tremblantes, que la fille en se mariant h?ritait de sa m?re, qu'on lessivait ? la maison, qu'on reprisait avec soin, et dont les piles, parfum?es de lavande et attentivement surveill?es, s'?tageaient avec une impeccable r?gularit?, dans les grandes armoires en coeur de ch?ne sculpt?, sortes d'arches saintes o? les nouveaux m?nages gardaient, avec les vieilles reliques du pass?, un peu du souvenir embaum? des anc?tres.

Que nous sommes loin de ces calmes habitudes et de ces douces images! Nos classes moyennes n'ont point ?chapp? ? la fi?vre du si?cle finissant. Sont-elles si rares--? Paris surtout,--ces jeunes femmes de la meilleure bourgeoisie qui, victimes de notre malaise social, ayant d?pouill? l'ignorance na?ve de leurs a?n?es, sans acqu?rir l'?nergie virile qu'elles ambitionnent et qui les fuit, tour ? tour impatientes d'action et alanguies par le r?ve, sollicit?es tant?t par le scepticisme auquel les incline leur demi-science, tant?t par les pieuses croyances auxquelles les ram?ne un secret penchant de leur coeur, ambitieuses d'apprendre et de savoir, inqui?tes de comprendre et de douter, an?mi?es par l'?tude, ?prises d'une vie plus r?solue, plus libre, plus agissante, et troubl?es par les risques probables et les accidents possibles de l'inconnu qui les attire, h?sitent, se tourmentent et, s'?nervant ? chercher leur voie dans les t?n?bres, perdent in?vitablement la paix de l'?me et compromettent souvent la paix du foyer? L'?poque o? nous vivons est l'?ge critique de la femme intellectuelle.

On me dira que la provinciale est plus tranquille et plus sage. Il n'y a point de doute: ces curiosit?s et ces inqui?tudes d'esprit ne hantent que les t?tes d?j? gris?es par les vapeurs capiteuses de l'esprit nouveau. On m'assure pourtant que, dans les milieux ?l?gants, il ne suffit plus ? l'ambition des femmes de m?riter la r?putation de bonnes m?nag?res, expertes aux choses de la cuisine, habiles ? tourner un bouquet, ? orner un salon, ? composer m?me quelque chef-d'oeuvre sucr?, cr?me, liqueur ou confitures. Les plus ind?pendantes ne se r?signent point, sans quelque souffrance mal dissimul?e, au simple r?le de m?res tendres, d?vou?es, robustes et f?condes, surveillant l'office et gouvernant leur int?rieur. Nos grand'm?res se trouvaient bien de cette fonction modeste,--et nos grands-p?res aussi. A vrai dire, le pass? n'en concevait point d'autre. La femme ? son m?nage, le mari ? son travail; et la famille ?tait heureuse. Tout cela prend aux yeux de certaines femmes riches et d?daigneuses un air de vulgarit? mis?rable. Et pour peu qu'elles aient l'humeur alti?re et l'?me dominatrice, on peut ?tre s?r qu'elles feront bon march? de l'autorit? maritale.

Nombreuses sont les femmes qui ne tarissent point en r?criminations indign?es contre les tendances d'?mancipation f?minine, et qui pourtant ne se font aucun scrupule de trancher souverainement toutes les questions du m?nage. Combien m?me repoussent la lettre du f?minisme et en pratiquent l'esprit dans leur int?rieur avec une admirable s?r?nit?? Ne leur parlez point d'une femme m?decin ou avocat: elles hausseront les ?paules avec m?pris. A exercer de pareilles fonctions, elles vous diront qu'une femme abdique les qualit?s de son sexe. Mais que leur mari ?l?ve la voix pour ?mettre une opinion ou donner un conseil, le malheureux sera mal re?u. Ces dames ont la pr?tention de prendre toutes les d?cisions et toutes les initiatives; elles imposent leurs vues, dictent leurs volont?s, et finalement n'abandonnent le gouvernement de la cuisine que pour mieux r?genter le p?re et les enfants. L'?galit? des droits de la femme et du mari est un sujet qui les offense; et elles ne se doutent pas qu'elles vont beaucoup plus loin dans la pratique de leur vie, en subordonnant l'autorit? maritale ? leur autorit? propre. Pour elles, le f?minisme est sans objet, car leur petite r?volution est faite. Elles ont pris d?j? la place du ma?tre.

On rapporte m?me que bon nombre de femmes chr?tiennes conspirent, de coeur, avec leurs soeurs les plus ?mancip?es. Non qu'elles ne soient un peu g?n?es par la condamnation que Dieu lui-m?me a port?e contre notre premi?re m?re: <> Mais ces arri?re-petites-filles d'?ve se persuadent sans trop de peine que, l'homme ayant g?n?ralement failli aux devoirs de protection, d'amour et de fid?lit? que Dieu lui avait prescrits, la femme a bien le droit de rompre un contrat si mal observ? et de revendiquer, ? titre de d?dommagement, et la disposition de sa dot, si souvent compromise par les gaspillages du mari, et la direction de la famille parfois si mal gouvern?e par le p?re. Ne pouvant r?former l'homme, n'est-il pas juste de transformer la femme? Puisque le ma?tre s'abaisse, il faut bien que l'esclave s'?l?ve. Si donc le sexe fort ne veille pas ? donner plus de satisfaction au sexe faible, l'homme doit s'attendre ? voir sa femme, si bonne d?vote qu'elle soit, r?clamer pour elle-m?me, avec une insistance croissante, l'autorit? dont il use si mal. Qui quitte sa place la perd.

A toutes ces m?contentes, il convient d'ajouter enfin les incomprises, qui deviennent l?gion. Croiriez-vous qu'il est encore des maris assez barbares pour traiter leurs femmes comme des domestiques ? tout faire et qui, oubliant qu'elles jouent du piano comme un premier prix du conservatoire ou font de l'aquarelle comme un laur?at des beaux-arts, la confinent dans leur m?nage avec obligation de soigner le menu et de surveiller les mioches? Croiriez-vous qu'il en est m?me d'assez vaniteux pour choyer, parer, orner, g?ter leur femme, moins pour elle-m?me que pour la satisfaction ?go?ste du ma?tre, comme un pacha en use avec une beaut? de son harem, et qui, la tenant pour une chose de prix, pour un meuble de luxe, ne se g?nent pas de la renvoyer, quand elle se m?le de politique ou de litt?rature, ? son journal de mode, ? sa couturi?re et ? ses chiffons? Et Monsieur qui est commer?ant ou industriel, n'a pas le plus petit dipl?me! Et Madame a son brevet sup?rieur! Est-ce tol?rable? Adam a-t-il re?u ?ve des mains de Dieu pour en faire une cuisini?re surmen?e ou une oisive assujettie? Ni femme de m?nage ni poup?e de salon, tel est le voeu secret de plus d'une de nos contemporaines. Que sera-ce lorsqu'elles seront bacheli?res, licenci?es ou doctoresses? Elles ne voudront plus ?pouser que des acad?miciens.

Pour rester s?rieux, je ne crois pas outrepasser la v?rit? en disant que beaucoup de femmes modernes, dans les conditions les plus diverses, se jugent tr?s sup?rieures ? leurs maris. De l?, un malaise, un d?pit, une soumission mal support?e, o? j'ai le droit de voir un germe de r?volte future qui ne peut, h?las! que se d?velopper rapidement au coeur des g?n?rations nouvelles.

Si, en effet, je consid?re d'abord la jeune fille de petite bourgeoisie, je constate que, faute de trouver des occasions de mariage aussi faciles qu'autrefois, les exigences ?conomiques la poussent de plus en plus ? rechercher les emplois virils pour se cr?er une existence ind?pendante. Combien de jeunes gens appartenant aux classes moyennes, qui, raisonnant leur vie et calculant leur avenir, ne se sentent pas assez riches pour suffire au luxe d'une jeune fille dont la dot est mince et les go?ts sont ruineux? D'autres, que le libertinage effraie moins que la paternit?, se disent qu'il est plus ?conomique d'entretenir une ma?tresse que d'?lever une famille. Et voil? pourquoi tant d'honn?tes demoiselles restent filles. Et comme il faut bien que ces isol?es gagnent leur vie, nous les voyons assi?ger les portes de toutes les <> et s'?puiser ? la conqu?te de tous les dipl?mes. Ne vaut-il pas mieux s'acharner ? un travail honorable que s'abandonner aux tentations de la <>?

Quant ? la jeune fille de la riche bourgeoisie, sans vouloir en parler trop malignement, il serait pu?ril de cacher qu'elle est en train de perdre, en certains milieux, la fra?cheur d'?me, la r?serve ing?nue, le parfait ?quilibre de ses devanci?res. Aura-t-elle l'esprit aussi droit, la sant? aussi ferme, le coeur aussi vaillant? L'an?mie l'a d?j? touch?e, et la n?vrose la guette. Non que la jeune fille d'autrefois n'existe plus en province: on en trouverait des milliers m?me ? Paris. Beaucoup sont aussi s?v?rement ?lev?es que le furent leurs grand'm?res. On ne les voit point au th??tre; elles ne sortent jamais sans ?tre accompagn?es; elles savent qu'il est de mauvais ton de danser plus de trois fois avec le m?me jeune homme. Toutes ces <>, d'ailleurs, leur semblent parfaitement ennuyeuses. Mais les moeurs sont trop routini?res en France pour que ces recluses se puissent transformer rapidement en ?vapor?es.

Add to tbrJar First Page Next Page

Back to top Use Dark Theme