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Read Ebook: Les morts commandent by Blasco Ib Ez Vicente Delaunay Berthe Translator
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next Page Prev PageEbook has 1325 lines and 70147 words, and 27 pagesMais depuis quelque temps, les redevances se faisaient de plus en plus attendre. Le fermier, avec cet ?go?sme de paysan, qui lui fait abandonner les malheureux, ne s'empressait gu?re de tenir ses engagements. Il savait que l'h?ritier du majorat n'?tait plus le v?ritable propri?taire de Son Febrer, et maintes fois, en entrant dans la ville avec ses provisions, il se d?tournait pour les d?poser chez les cr?anciers de Jaime, redoutables personnages qu'il tenait ? m?nager. Le dernier des Febrer regarda tristement sa servante, qui demeurait debout devant lui. C'?tait une paysanne qui avait toujours conserv? le costume de son village: casaquin fonc?, garni aux manches d'une double rang?e de boutons, jupe claire ? ramages, guimpe blanche sous laquelle pendait une grosse tresse postiche, tr?s noire, serr?e ? son extr?mit? par un long noeud de ruban de velours. --Quelle mis?re, Mado Antonia! dit Jaime en parlant majorquin, lui aussi. Tout le monde fuit les pauvres, et, un de ces jours, si ce coquin ne nous apporte pas ce qu'il nous doit, nous en serons r?duits ? nous manger, comme des naufrag?s. La vieille sourit... Monsieur ?tait toujours gai. A cet ?gard, il ?tait bien le vivant portrait de son grand-p?re, don Horacio, qui, malgr? sa physionomie grave, disait des choses si dr?les!... --Il faut que cela finisse, poursuivit Jaime, et cela finira aujourd'hui m?me. Sache-le, avant que la nouvelle coure les rues: je me marie! La servante joignit les mains pour exprimer son ?tonnement; puis, levant les yeux au plafond: --Sang du Christ! il ?tait temps... il y a beaux jours que Monsieur aurait d? y penser. La maison serait dans un autre ?tat. Et, sa curiosit? de campagnarde s'?veillant, elle questionna: --Est-elle riche? Le signe d'assentiment de son ma?tre ne la surprit point. Seule, une femme apportant en dot une grosse fortune, pouvait pr?tendre ?pouser un Febrer. --Elle est jeune, sans doute? affirma la vieille, pour obtenir de plus amples renseignements. --Oui, jeune, beaucoup plus jeune que moi, trop jeune. Vingt-deux ans environ. Je pourrais presque ?tre son p?re. Mado fit un geste de protestation. Don Jaime ?tait le plus bel homme de l'?le; elle le proclamait bien haut, elle qui l'admirait, depuis que, tout enfant, elle le menait par la main en promenade, au bois de pins voisin du ch?teau de Bellver. --Et elle est de bonne maison? demanda-t-elle encore, pour vaincre le laconisme de son ma?tre. Jaime demeura quelques instants perplexe; il p?lit un peu, puis il dit, d'un ton ?nergique et rude, destin? ? cacher son trouble: De nouveau, Antonia joignit ses mains en invoquant le sang du Christ, si v?n?r? ? Palma; mais tout ? coup, les rides de son visage brun se d?tendirent, et, la r?flexion venant, elle se mit ? rire. --Que monsieur ?tait dr?le! Comme son grand-p?re, il disait les choses les plus stup?fiantes, les plus incroyables, avec une gravit? qui trompait les gens. Et elle, la pauvre sotte, elle avait pris cette farce au s?rieux... --Mado, c'est bien vrai, je me marie avec une Chueta... la fille de don Benito Valls: C'est pour cela que je vais aujourd'hui ? Valldemosa... La voix ?teinte de Jaime, son accent timide dissip?rent tous les doutes de la servante. Elle resta bouche b?ante, les bras tombant, sans trouver la force de lever les mains et les yeux... une juive... --Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu! Il lui ?tait impossible de dire autre chose. Elle croyait avoir r?v? que le tonnerre avait ?branl? la vieille maison, qu'un gros nuage venait de cacher le soleil, que la mer se plombait et qu'elle allait lancer ses vagues houleuses contre la muraille. Puis elle vit que rien n'?tait chang?, et qu'elle avait ?t? troubl?e par cette ?tonnante nouvelle. --Mon Dieu!... mon Dieu!... mon Dieu! Et, saisissant la tasse vide et le reste du pain, elle se mit ? courir, pour se r?fugier au plus vite dans la cuisine. Arriv?e l?, elle eut peur. Quelqu'un devait marcher l?-haut, dans les salons v?n?rables, quelqu'un dont elle ne pouvait s'expliquer la nature, mais qui se r?veillait apr?s un sommeil s?culaire. Ce vieux palais avait assur?ment une ?me. D'habitude, elle entendait les meubles craquer, les tapisseries s'agiter et bruire, la harpe dor?e de l'a?eule de don Jaime vibrer, et elle n'en ?prouvait nulle crainte, car elle savait que les Febrer avaient toujours ?t? d'honn?tes gens, simples et bons pour les humbles... Mais maintenant, apr?s une pareille d?claration!... Elle songeait avec inqui?tude aux portraits qui ornaient la salle de r?ception. Quelle expression devaient avoir les visages des anc?tres, s'ils avaient entendu les paroles que venait de prononcer leur descendant! Mado Antonia finit par se rass?r?ner, en buvant le reste du caf? pr?par? pour son ma?tre. Elle n'avait plus peur, mais elle ressentait une tristesse profonde, en songeant ? la destin?e de don Jaime, comme si elle l'e?t vu en danger de mort. Un peu de m?pris vint dominer momentan?ment sa vieille tendresse. Quelle honte ?prouverait la tante de Jaime, qui ?tait la dame la plus noble et la plus pieuse de l'?le, celle que beaucoup nommaient la Papesse, par ironie ou par respect. --Au revoir, Mado! Je serai de retour ? la tomb?e de la nuit. La vieille se voyant seule, leva les bras vers le ciel pour invoquer le sang du Christ, la Vierge de Lhuch, patronne de l'?le, et enfin le grand saint Vincent Ferrer, qui avait fait tant de miracles, lorsqu'il ?tait venu pr?cher ? Majorque. Qu'il en f?t un de plus, pour emp?cher de se r?aliser le monstrueux projet de don Jaime! Qu'un ?norme quartier de roche se d?tach?t de la montagne, pour couper la route de Valldemosa! Que la voiture vers?t, et que l'on rapport?t don Jaime sur un brancard!... Tout plut?t que cette honte! Febrer, ayant travers? l'antichambre, commen?a de descendre les marches de l'escalier. Comme tous les nobles de l'?le, ses p?res avaient ?lev? des constructions grandioses. Le vestibule occupait un tiers du rez-de-chauss?e. Une sorte de loggia ? l'italienne, form?e de cinq arcades, soutenue par de fines colonnettes, s'?tendait en haut de l'escalier et donnait acc?s, par deux portes, aux deux ailes de l'?difice, plus ?lev?es que le corps principal du logis. Au centre de la balustrade, en face de la porte-coch?re, se trouvait l'?cusson en pierre des Febrer, avec une lanterne en fer forg?. En descendant, Jaime heurtait sa canne contre les marches de pierre, ou en frappait les hautes amphores verniss?es qui ornaient les paliers, amphores qui, sous le choc, rendaient un son de cloche. La rampe de fer, oxyd?e par les ans, s'effritait en ?cailles rouill?es, et tremblait au bruit des pas, comme si elle allait se desceller. Arriv? ? la cour d'honneur, Febrer s'arr?ta. En songeant ? la grave r?solution qu'il avait prise, il jeta un long regard sur ce vieux palais que, d'ordinaire, il consid?rait avec indiff?rence. La cour, vaste comme une place publique, pouvait recevoir plus de douze carrosses et tout un escadron de cavaliers. Douze colonnes massives, en marbre vein? de l'?le, soutenaient les arcades de pierre simplement taill?e, sur lesquelles reposait un plafond aux poutres noircies par le temps. Le pav? ?tait form? d'un cailloutage, verdi de mousse. Une fra?cheur de ruines r?gnait dans cette cour immense et d?serte. Un chat la traversa, sortant des anciennes ?curies par la chati?re d'une porte vermoulue, et disparut bient?t par l'orifice des souterrains abandonn?s, o? l'on conservait autrefois les r?coltes. La rue ?tait solitaire. A son extr?mit?, bord?e par le mur du jardin des Febrer, on apercevait les remparts, perc?s d'une grande porte, arm?e au cintre d'une herse de bois, dont les dents semblaient ?tre d'un poisson gigantesque. A travers cette ouverture, les eaux de la baie, vertes et lumineuses, tremblaient de reflets d'or. Jaime fit quelques pas sur le pav? bleu?tre de la rue, d?pourvue de trottoirs, puis s'arr?ta encore, pour contempler sa demeure. Ce n'?tait plus qu'un faible reste du pass?. L'antique palais des Febrer avait occup? un vaste espace, mais avec le temps et la g?ne de la famille, il avait peu ? peu diminu? d'?tendue. Une partie de ce palais ?tait devenue un couvent de religieuses, tandis que d'autres avaient ?t? acquises par de riches Majorquins, qui, en surchargeant l'?difice de balcons modernes, en avaient d?truit l'unit? primitive, visible encore dans la ligne des auvents et des toits. Quant aux Febrer, ils avaient d?, pour accro?tre leurs revenus, se r?fugier dans la partie du palais donnant sur les jardins et sur la mer, tandis qu'ils louaient les rez-de-chauss?e ? des boutiquiers et ? de petits industriels. Tout ? c?t? de la grande porte seigneuriale, une vitrine laissait voir des jeunes filles qui repassaient du linge. Elles salu?rent don Jaime d'un sourire respectueux. Celui-ci demeurait immobile, et continuait ? contempler la demeure de ses anc?tres. Jaime parut satisfait de son examen. Le palais de ses anc?tres ?tait beau encore, malgr? les fen?tres sans vitres, malgr? la poussi?re et les toiles d'araign?es amoncel?es dans les br?ches des murailles. Apr?s son mariage, lorsque la fortune du vieux Valls aurait pass? dans ses mains, tous s'?merveilleraient de voir la splendide r?surrection des Febrer. Et il y avait des gens qui se scandalisaient de sa r?solution! Et lui-m?me avait des scrupules!... Allons, courage! En avant! Il se dirigea vers le Borne, large avenue au centre de Palma, autrefois lit d'un torrent qui partageait la cit? en deux villes ennemies: Can Amunt et Can Avall. Il y trouverait une voiture pour le conduire ? Valldemosa. Au moment o? il s'engageait dans l'avenue, son attention fut attir?e par un groupe de promeneurs qui, ? l'ombre d'arbres touffus, regardaient trois campagnards en arr?t devant l'?talage d'une boutique. Febrer reconnut leurs costumes, tr?s diff?rents de ceux des paysans marjorquins. C'?taient des gens d'Ivi?a. Le nom de cette ?le ?voquait en lui le souvenir, d?j? lointain, d'une ann?e pass?e l?-bas, pendant son adolescence. En apercevant ces gens dont la vue amusait les Majorquins, Jaime se mit ? sourire et ? consid?rer avec int?r?t leur accoutrement et leur physionomie. Sans aucun doute, c'?tait un p?re avec son fils et sa fille. Le p?re ?tait chauss? d'espadrilles blanches sur lesquelles tombait un ample pantalon de panne bleue. Sa veste ?tait retenue sur la poitrine par une agrafe et laissait voir la chemise et la ceinture. Une mante de couleur fonc?e ?tait pos?e comme un ch?le sur ses ?paules, et, pour compl?ter ce costume ? moiti? f?minin qui contrastait avec la rudesse de son brun visage de Maure, il portait sous son chapeau un foulard nou? au menton, dont les pointes retombaient sur le dos. Le fils, d'environ quatorze ans, ?tait v?tu de la m?me fa?on. Il avait un pantalon ?galement large d'en haut, et r?tr?ci ? la jambe, mais il ne portait ni mante ni foulard. Un ruban rose, nou? au cou, flottait sur sa poitrine, en guise de cravate; il avait un petit bouquet d'herbes pos? sur l'oreille, et son chapeau, orn? d'un galon ? fleurs, ?tait rejet? en arri?re, laissant en libert? un flot de cheveux fris?s, qui tombaient sur son front. Son visage malicieux, maigre et brun, ?tait anim? par l'?clat de deux yeux africains, d'un noir intense. Mais c'?tait la jeune fille qui attirait le plus l'attention. Elle portait une jupe verte ? petits plis, sous laquelle se devinaient d'autres jupes superpos?es, le tout formant un ballon, qui faisait para?tre encore plus menus ses pieds fins et mignons, dans leurs blanches espadrilles. Le relief de sa poitrine se dissimulait sous un fichu jaun?tre, parsem? de fleurs rouges. Les manches de velours, d'une couleur autre que celle de son corsage, ?taient orn?es d'une double rang?e de boutons en filigrane, oeuvre des orf?vres juifs. Une triple cha?ne d'or d'o? pendait une croix, brillait sur sa poitrine; les mailles en ?taient si grosses que, si elles n'avaient ?t? creuses, elles auraient accabl? la jeune fille de leur poids. Sa chevelure, noire et brillante, s?par?e en deux bandeaux sur le front, ?tait cach?e sous un foulard blanc attach? sous son menton, puis reparaissait sur sa nuque en une longue tresse, orn?e de rubans multicolores, qui descendaient jusqu'au bas de sa jupe. La jeune fille, un petit panier pass? ? son bras, demeurait immobile sur le bord du trottoir, regardant fixement tous les curieux, ou admirant les hautes maisons et les terrasses des caf?s. Blanche et rose, elle n'avait pas les traits rudes et le teint cuivr? des campagnardes. Son visage rappelait, par sa p?leur nacr?e, celui d'une religieuse noble et ?l?gante, et sous le foulard semblable ? une guimpe de nonne, ?tait ?clair? par le reflet lumineux de ses dents et par l'?clat de ses yeux timides. Pouss? par une curiosit? instinctive, Jaime s'approcha des deux hommes qui, tournant le dos ? la jeune fille, ?taient en contemplation devant une vitrine d'armurier. Ils examinaient, une ? une, les armes expos?es, avec des yeux ardents et une mine de d?vots, comme s'ils adoraient des idoles. Le jeune homme avan?ait sa t?te de Maure, comme s'il e?t voulu l'enfoncer dans la vitrine. --Des pistolets!... P?re, des pistolets! s'?criait-il avec la surprise joyeuse de celui qui se trouve inopin?ment en pr?sence d'un ami. L'admiration des deux jeunes Ivicins allait surtout aux armes inconnues, qui leur semblaient de merveilleuses oeuvres d'art: fusil ? percussion centrale, carabines ? r?p?tition, et surtout ces revolvers qui peuvent tirer plusieurs coups de suite. L'image de Febrer, se refl?tant dans la vitre, fit retourner vivement le p?re: --Don Jaime! ah! don Jaime! Sa surprise et sa joie furent si vives que peu s'en fallut qu'en ?treignant les mains de Febrer, il ne se jet?t ? ses genoux. --Nous nous amusions, dit-il d'une voix tremblante, ? regarder les magasins, en attendant l'heure de nous pr?senter chez vous... Avancez, les enfants! et regardez bien. C'est don Jaime! c'est le ma?tre! Il y a bien dix ans que je ne l'ai vu, mais je l'aurais tout de m?me reconnu entre mille. Febrer, surpris, ne parvenait pas ? coordonner ses souvenirs. --Vraiment, vous ne me reconnaissez pas, se?or? Voyons, P?p Arabi, d'Ivi?a... Ce nom m?me ne disait pas grand'chose ? Febrer; car, ? Ivi?a, il n'y a que six ou sept noms de famille, et un quart des habitants s'appelle Arabi. Pour plus de clart?, l'homme ajouta: --Je suis P?p Arabi, de Can Mallorqu?. Febrer sourit. Ah! Can Mallorqu?! il se rappelait ce modeste domaine o? il avait pass? une ann?e, dans son enfance. C'?tait l'unique bien qu'il e?t h?rit? de sa m?re. Mais, depuis douze ans bient?t, Can Mallorqu? ne lui appartenait plus. Il l'avait vendu ? P?p, qui en ?tait le fermier, comme l'avaient ?t? son p?re et son a?eul. Jaime avait alors quelque fortune, pourtant, mais ? quoi lui servait cette propri?t?, situ?e dans une ?le ?cart?e, o? il ne retournerait jamais? Aussi d'un geste g?n?reux de grand seigneur, l'avait-il c?d?e ? P?p, pour un prix fort peu ?lev?, calcul? d'apr?s le montant du fermage, en lui accordant de longs d?lais pour le paiement. Depuis quelques ann?es d?j?, P?p avait fini d'acquitter sa dette; cependant ces braves gens l'appelaient toujours < C'?tait P?p qui, le premier, lui avait appris ? manier un fusil et ? chasser les oiseaux. Il n'?tait pas mari?, et ses parents vivaient encore... Puis, ils ne s'?taient revus qu'une fois ? Palma, quand don Jaime lui avait vendu le domaine --et aujourd'hui qu'il revenait le voir, il ?tait presque vieux avec deux enfants presque aussi grands que son ma?tre! 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