|
Read Ebook: Les Romans de la Table Ronde (1 / 5) Mis en nouveau langage et accompagnés de recherches sur l'origine et le caractère de ces grandes compositions by Paris Paulin Editor
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next PageEbook has 733 lines and 91768 words, and 15 pagesLES ROMANS DE LA TABLE RONDE. CE VOLUME CONTIENT: JOSEPH D'ARIMATHIE. LE SAINT-GRAAL. Paris.--Typ. de Ad. Lain? et J. Havard, rue des Saints-P?res, 19. LES ROMANS DE LA TABLE RONDE MIS EN NOUVEAU LANGAGE ET ACCOMPAGN?S DE RECHERCHES SUR L'ORIGINE ET LE CARACT?RE DE CES GRANDES COMPOSITIONS PAR PAULIN PARIS Membre de l'Institut, Professeur de langue et litt?rature du Moyen ?ge au Coll?ge de France. TOME PREMIER. LES ROMANS DE LA TABLE RONDE. INTRODUCTION. Nos romans repr?sentent donc assez bien l'ensemble des traditions historiques, po?tiques et religieuses des anciens Bretons, toutefois modifi?es plus ou moins, ? leur entr?e dans les litt?ratures ?trang?res. ?tudier les Romans de la Table ronde, c'est, d'un c?t?, suivre le cours des anciennes l?gendes bretonnes; et, de l'autre, observer les transformations auxquelles ces l?gendes ont ?t? soumises en p?n?trant, pour ainsi dire, la litt?rature des autres pays. Le m?me fond s'est color? de nuances distinctes, en passant de l'idiome original dans chacun des autres idiomes. Mais je n'ai pas l'intention de suivre les R?cits de la Table Ronde dans toutes les modifications qu'ils ont pu subir: je laisse ? d'autres ?crivains, plus vers?s dans la connaissance des langues germaniques, le soin d'en ?tudier la forme allemande, flamande et m?me anglaise. La France les a pris dans le fond breton et les a r?v?l?s aux autres nations, en offrant par son exemple les moyens d'en tirer parti: j'ai born? le champ de mes recherches aux diff?rentes formes que les traditions bretonnes ont rev?tues dans la litt?rature fran?aise. La carri?re est encore assez longue, et si j'arrive heureusement au but, la voie se trouvera fray?e pour ceux qui voudront se rendre compte des compositions du m?me ordre, dans les autres langues de l'Europe. LES LAIS BRETONS. Pour constater leur existence et leur antique popularit?, il n'est pas besoin de citer les fameux passages si souvent all?gu?s d'Ath?n?e, de C?sar, de Strabon, de Lucain, de Tacite: il suffit de rappeler qu'au quatri?me si?cle, en plein christianisme, il y avait encore en France un coll?ge de Druides; Ausone en offre un t?moignage irr?cusable. Fortunat, au septi?me si?cle, faisait, ? deux reprises, un appel ? la harpe et ? la rhote des Bretons. Au commencement du onzi?me si?cle, Dudon de Saint-Quentin, historien normand, pour que la gloire du duc Richard Ier se r?pand?t dans le monde, conjurait les harpeurs armoricains de venir en aide aux clercs de Normandie. Il est donc bien ?tabli que les Bretons de France Jadis suloient, par proesse, Par curteisie et par noblesse, Des aventures qu'il ooient Et qui ? plusurs avenoient, Fere les lais, por remenbrance; Qu'on ne les mist en obliance. On donnait donc le nom de lais aux r?cits chant?s des harpeurs bretons. Or ces lais affectaient une forme de versification d?termin?e, et se soumettaient ? des m?lodies distinctes qui demandaient le concours de la voix et d'un instrument de musique. L'accord de la voix aux instruments avait assur?ment un charme particulier pour nos anc?tres; car, lorsqu'on parle des jongleurs bretons dans nos plus anciens po?mes fran?ais, c'est pour y rendre hommage ? la douceur de leurs chants comme ? l'int?r?t de leurs r?cits. Mon savant ami, M. Ferdinand Wolf, dont l'Europe enti?re regrette la perte r?cente, a trop bien ?tudi? tout ce qui se rapportait aux lais bretons, pour que j'aie besoin aujourd'hui de d?montrer leur importance et leur ancienne c?l?brit?: je me contenterai de rassembler un certain nombre de passages qui pourront servir ? mieux justifier ou ? compl?ter ses excellentes recherches. Et d'abord, nous avons d'assez bonnes raisons de conjecturer que la forme des lais r?clamait, m?me fort anciennement, douze doubles couplets de mesures distinctes. Le trouv?re fran?ais Renaut, traducteur du tr?s-ancien lai d'Ignaur?s, suppose qu'en m?moire des douze dames qui refus?rent toute nourriture, apr?s avoir ?t? servies du coeur de leur ami, le r?cit de leurs aventures fut ainsi divis?: D'eles douze fu li deuls fais, Et douze vers plains a li lais. De ce conte qu'o? av?s Fu li lais Gugemer trov?s, Qu'on dit en harpe et en rote, Bone en est ? o?r la note. L'aventure de Graelent Vous dirai, si com je l'entent, Bon en sont li ver ? o?r, Et les notes ? retenir. Li bruis des lances i fu grans, Et haus li cris, ? l'ens venir; Sous ciel ne fust riens ? o?r, Envers eus, li lais des Bretons. Harpe, viele, et autres sons N'ert se plors non, enviers lor cris... Tel n'?tait pas assur?ment celui que blonde Yseult se plaisait ? composer et chanter: En sa chambre se siet un jour Et fait un lai piteus d'amour; Coment dans Guirons fu sospris Por s'amour et la dame ocis Que il sor totes riens ama; Et coment li cuens puis dona Le cuer Guiron ? sa mollier Par engien, un jour, ? mangier. La reine chante doucement, La vois acorde ? l'instrument; Les mains sont beles, li lais bons, Douce la vois et bas li tons. Rois Ans?is dut maintenant souper: Devant lui fist un Breton vieler Le lai Goron, coment il dut finer. Un autre manuscrit du m?me po?me pr?sente cette variante: Li rois s?ist sor un lit ? argent, Por oblier son desconfortement Faisoit chanter le lai de Graelent. Dans la geste de Guillaume d'Orange, quand la f?e Morgan a transport? Rainouart dans l'?le d'Avalon: Rolans appelle ses quatre compaignons, Estout de Lengres, Berengier et Hatton, Et un dansel qui Graelent ot non, N?s de Bretaigne, parens fu Salemon. Rois Karlemaine l'avoit en sa maison Nourri d'enfance, mout petit valeton. Ne gisoit m?s se en sa chambre non. Sous ciel n'a home mieux viellast un son, Ne mieux d?ist les vers d'une le?on. Ces passages attestent assur?ment la haute renomm?e des lais bretons. Nos po?tes fran?ais les connaissaient au moins de nom; mais ils aimaient le chant sans en comprendre toujours les paroles. Alors ils confondaient comme dans le pr?c?dent exemple, le nom du h?ros avec celui de l'auteur ou du compositeur. Onques n'o?stes-vous parler Que moult savoie bien harper? Bons lais de harpe vous apris, Lais bretons de nostre pa?s. Le lai escoutent d'Aelis Que un Irois doucement note. Mout bien le sonne ens sa rote. Apr?s ce lai autre comence. Nus d'eux ne noise ne ne tense. Le lai lor sone d'Orf?i; Et quant icel lai est feni, Li chevalier apr?s parlerent, Les aventures raconterent Qui soventes fois sont venues, Et par Bretagne sont s?ues. Ainsi les harpeurs bretons, gallois, ?cossais et irlandais admettaient dans leur r?pertoire des r?cits venus, plus ou moins directement, de la Gr?ce ou de l'Italie: pr?cieux d?bris ?chapp?s au naufrage des souvenirs antiques. Seulement les lais, ?tant dits de m?moire et non ?crits, offraient le m?lange des traditions de tous les temps, et devenaient l'occasion naturelle des confusions les plus multipli?es. Dans nos romans de la Table ronde nous n'aurons pas de peine ? reconna?tre de fr?quents emprunts faits aux l?gendes d'Hercule, d'Oedipe et de Th?s?e; aux m?tamorphoses d'Ovide et d'Apul?e: et nous n'en ferons pas honneur ? l'?rudition personnelle des romanciers, pour avoir droit de contester l'anciennet? des lais: car plusieurs de ces r?cits mythologiques devaient ?tre depuis longtemps la propri?t? de la menestraudie bretonne. De tous les peuples de l'Europe, cette race bretonne avait ?t? dans la position la plus favorable pour conserver et son idiome primitif, et les traditions les moins bris?es. Les Bretons insulaires, devenus la proie des Anglo-Saxons, s'?taient renferm?s dans une morne soumission, mais n'avaient jamais pu ni voulu se plier aux habitudes des conqu?rants. Ils furent, dans le pays de Galles, comme les Juifs dans le monde entier; ils gard?rent leur foi, leurs esp?rances, leurs rancunes. Ceux qui vinrent en France donner ? la presqu'?le armoricaine le nom que les Anglais ravissaient ? leur patrie, ne se confondirent jamais non plus avec la nation fran?aise. Aussi put-on mieux retrouver chez eux le d?p?t des traditions gauloises que chez les Gallo-Romains devenus Fran?ais. Ils avaient ?t? r?unis autrefois de culte et de moeurs avec les Gaulois: le culte avait chang?, non le fond des moeurs, non les anciens objets de la superstition populaire. Jamais les ?v?ques, appuy?s des conciles, ne parvinrent ? d?truire chez eux la crainte de certains arbres, de certaines for?ts, de certaines fontaines. Que l'?trange disposition des pierres de Carnac, de Mariaker et de Stone-Henge ait ?t? leur oeuvre ou celle d'autres populations ant?rieures dont l'histoire ne garde aucun souvenir, ils portaient ? ces amas gigantesques un respect m?l? de terreur qui ne laissait au raisonnement aucune prise. Rien ne put jamais les soustraire ? la pr?occupation d'hommes chang?s en loups, en cerfs, en l?vriers; de femmes dou?es d'une science qui mettait ? leur disposition toutes les forces de la nature. Et comme ils regardaient les anciens lais comme une expression fid?le des temps pass?s, ils en concluaient, et leurs voisins de France et d'Angleterre n'?taient pas loin d'en conclure apr?s eux, que les deux Bretagnes avaient ?t? longtemps et pouvaient ?tre encore le pays des enchantements et des merveilles. Ne sont que trois materes ? nul home entendant: De France, de Bretagne et de Rome la grant. Et de ces trois materes n'i a nule semblant. Li conte de Bretagne sont et vain et plaisant, Cil de Rome sont sage et de sens apparent, Cil de France sont voir chascun jour aprenant. D'ailleurs, on con?oit que les lais bretons, en passant par la traduction des trouv?res fran?ais, aient d? perdre l'?l?ment m?lodieux qui recommandait les originaux. C'est le sort de toutes les compositions musicales de vieillir vite; on se lasse des plus beaux airs longuement r?p?t?s: mais il n'en est pas de m?me des histoires et des aventures bien racont?es. Ainsi l'on garda les r?cits originaux, on oublia la musique qui en avait ?t? le premier attrait, et d'autant plus rapidement qu'on l'avait d'abord plus souvent entendue. Cependant ces anciennes m?lodies avaient offert ? nos a?eux du dixi?me si?cle, du onzi?me et du douzi?me, autant de charmes que peuvent en avoir aujourd'hui pour nous les chansons napolitaines ou v?nitiennes, les plus beaux airs de Mozart, de Rossini, de Meyerbeer. Partag?s en plusieurs couplets redoubl?s, offrant une vari?t? de rhythme et de ton, r?unissant la musique vocale et instrumentale, les lais bretons ont ?t? nos premi?res cantates. On l'a dit: si le monde est l'image de la famille, les si?cles pass?s doivent avoir avec les temps pr?sents d'assez nombreux points de ressemblance. Pourquoi des g?n?rations si passionn?es pour les grands r?cits de guerre, d'amour et d'aventures, qui permettaient ? ceux qui les chantaient de former une corporation nombreuse et active, n'auraient-ils rien compris aux m?lodieux accords, aux grands effets de la musique? Pourquoi n'auraient-ils pas eu leur Mario, leur Patti, leur Malibran, leur Chopin, leur Paganini? Le sentiment musical n'attend pas, pour se r?v?ler, la r?union de plusieurs centaines d'instruments et de chanteurs: il agit sur l'?me humaine en tous temps, en tous pays, comme une sorte d'aspiration involontaire vers des volupt?s plus grandes que celles de la terre. Ce sentiment, il est malais? de le d?finir; plus malais? de s'y soustraire. Je ne tiens pas compte ici des exceptions; je parle pour la g?n?ralit? des hommes. Il en est parmi nous quelques-uns qui ne voient dans le syst?me du monde qu'un jeu de machines, organis? de toute ?ternit? par je ne sais qui, pour je ne sais quoi. D'autres ne reconnaissent dans les plus suaves m?lodies qu'un bruit d'autant plus tol?rable qu'il est moins prolong?. Ces natures exceptionnelles, et pour ainsi dire en dehors de l'humanit?, ne d?truiront pas plus l'instinct de la musique que l'id?e non moins inn?e, non moins instinctive de la Providence. Oui, nos anc?tres, et j'entends ici parler de toutes les classes de la nation sans pr?f?rence des plus ?lev?es aux plus humbles, ?taient sensibles au charme de la musique et de la po?sie, autant, pour le moins, que nous nous flattons de l'?tre aujourd'hui. Quel cercle verrions-nous se former maintenant sur les places publiques de Paris, cette capitale des arts et des lettres, autour d'un pauvre acteur qui viendrait r?citer ou chanter un po?me de plusieurs milliers de vers, le po?me f?t-il de Lamartine ou de Victor Hugo? Eh bien, ce qui ne serait plus possible aujourd'hui, l'?tait dans toutes les parties de la France aux temps si d?cri?s , de Hugues Capet, de Louis le Gros. Et pour des g?n?rations si avides de chants et de vers, il fallait assur?ment des artistes, jongleurs, musiciens, trouv?res et compositeurs, d'une certaine habilet?, d'une certaine ?ducation litt?raire. Qu'ils aient ignor? le grec, qu'ils n'aient pas ?t? de grands latinistes, qu'ils se soient dispens?s fr?quemment de savoir ?crire et m?me lire, je l'accorde. Mais leur m?moire ne ch?mait pas pour si peu: elle n'en ?tait que mieux et plus solidement fournie de traditions remontant aux plus lointaines origines et rassembl?es de toutes parts: traditions d'autant plus attrayantes qu'elles avaient travers? de longs espaces de temps et de lieux, en s'y colorant de reflets qui les douaient d'une originalit? distincte. Les jongleurs avaient ? leur disposition des chants de toutes les mesures, des r?cits de tous les caract?res. Pour ?tre assur?s de plaire, ils devaient savoir beaucoup, bien chanter et bien dire, respecter l'accent dominant des masses auxquelles ils s'adressaient, poss?der l'art d'alimenter l'attention sans la fatiguer. La profession offrait d'assez grands avantages pour entretenir entre ceux qui l'avaient embrass?e une ?mulation salutaire, et pour les obliger ? chercher constamment des sources nouvelles de r?cits et de chants. Aussi n'avaient-ils pas tard? ? s'approprier les principaux lais de Bretagne comme les plus agr?ables contes de l'Orient, en imprimant ? ces glanes plus ou moins exotiques la forme fran?aise d'un dit, d'un fabliau, d'un roman d'aventures. C'est qu'au douzi?me si?cle, et m?me avant le douzi?me si?cle, il y avait en France deux courants de po?sie, et deux expressions de la m?me soci?t?. Les trouv?res fran?ais puisaient ? l'une de ces sources, les harpeurs bretons ? l'autre. Les premiers repr?sentaient les moeurs, le caract?re et les aspirations de la nation franque; les seconds, s?par?s par leur langue et par leurs habitudes du reste de la population fran?aise, se ber?aient ? l'?cart des souvenirs de leur ancienne ind?pendance, conservaient le culte des traditions patriotiques, et pr?f?raient au tableau des combats et des luttes de la baronnie fran?aise le r?cit des anciennes aventures dont l'amour avait ?t? l'occasion, ou qui justifiaient les superstitions inutilement combattues par le christianisme. Les formes m?lodieuses de la po?sie bretonne retentirent dans le lointain, et ne tard?rent pas ? charmer les Fran?ais de nos autres provinces: les harpeurs furent accueillis en-dehors de la Bretagne; puis on voulut savoir le sujet des chants qu'on aimait ? ?couter; peu ? peu, les jongleurs fran?ais en firent leur profit et comprirent l'int?r?t qui pouvait s'attacher ? ces lais de Tristan, d'Orph?e, de Pirame et Tisb?, de Gorion, de Graelent, d'Ignaur?s, de Lanval, etc. On traitait bien, en France, tout cela de fables et de contes invent?s ? plaisir; longtemps on se garda de les mettre en parall?le avec les Chansons de geste, cette grande et vigoureuse expression de l'ancienne soci?t? franque; mais cependant on ?coutait les fables bretonnes, et les gestes perdaient chaque jour le terrain que les lais et r?cits bretons gagnaient, en s'insinuant dans la soci?t? du moyen ?ge. Gr?ce ? cette influence, les moeurs devenaient plus douces, les sentiments plus tendres, les caract?res plus humains. On donnait une pr?f?rence chaque jour plus marqu?e sur le r?cit des querelles f?odales, des guerres soutenues contre les Maures qui ne mena?aient plus la France, au tableau des luttes courtoises, des ?preuves amoureuses et des aventures surnaturelles qui faisaient le fond de la po?sie bretonne. NENNIUS ET GEOFFROY DE MONMOUTH. Il faut d'abord remarquer que la premi?re partie du douzi?me si?cle avait vu rena?tre la curiosit? et le go?t des ?tudes historiques, n?glig?es ou plut?t oubli?es depuis le r?gne de Charlemagne. Le faussaire effront? qui venait de r?diger, sous le nom de l'archev?que Turpin, la relation mensong?re du voyage de Charlemagne en Espagne, avait m?me eu sur cette esp?ce de renaissance une assez grande influence. En discr?ditant les chansons de geste populaires, qui seules tenaient lieu de toutes traditions historiques, en rempla?ant les fables des jongleurs par d'autres r?cits non moins fabuleux, mais qu'il appuyait sur l'autorit? d'un archev?que d?j? rendu fameux par les chanteurs populaires, le moine espagnol, auteur de cette fraude pieuse, avait accoutum? ses contemporains ? n'ajouter de foi qu'aux r?cits justifi?s par les livres de clercs autoris?s. Bient?t apr?s, le c?l?bre abb? de Saint-Denis, Suger, non content de donner l'exemple, en r?digeant lui-m?me l'histoire de son temps, chargeait ses moines du soin de r?unir les anciens textes de nos annales, depuis Aimoin, compilateur de Gr?goire de Tours, jusqu'aux historiens contemporains de la premi?re croisade, sans en excepter cette fausse Chronique de Turpin. En m?me temps, Orderic Vital ?rigeait, pour l'histoire de la Normandie, une sorte de phare dont la lumi?re devait se refl?ter sur la France enti?re; et, dans la Grande-Bretagne, Henry Ier et son fils naturel, Robert, comte de Glocester, se d?claraient les patrons g?n?reux de plusieurs grands clercs qui, tels que Guillaume de Malmesbury, Henry de Huntingdon et Karadoc de Lancarven, travaillaient ? rassembler les ?l?ments de l'histoire de l'?le d'Albion et des peuples qui l'avaient tour ? tour habit?e et conquise. Ordinairement, ces historiens, si dignes de la reconnaissance de la post?rit?, n'ont pas dat? leurs ouvrages: et quand m?me, ainsi qu'Orderic Vital, ils indiquent le temps o? ils les terminent, ils nous laissent encore ? deviner quand ils les commenc?rent, et le temps qu'ils mirent ? les ex?cuter. En g?n?ral, ils n'en avaient pas plut?t laiss? courir une premi?re r?daction, qu'ils faisaient subir au manuscrit original des changements plus ou moins nombreux et des remaniements qui, dans les ann?es suivantes, formaient autant d'?ditions consid?rablement revues et augment?es. Tout ce qu'on peut donc affirmer, c'est que les livres de Guillaume de Malmesbury, de Henri de Huntingdon, d'Orderic Vital et de Suger furent mis en circulation dans l'intervalle des ann?es 1135 ? 1150. Ces lignes de Geoffroy de Monmouth nous donnent les moyens de conjecturer la premi?re date de son livre. Le caract?re des ?loges prodigu?s au comte de Glocester convient au temps o? ce fils naturel de Henry Ier, m?connaissant l'autorit? du roi son fr?re, prenait en main la d?fense des droits et des int?r?ts de sa soeur l'imp?ratrice Mathilde, comtesse d'Anjou, sans doute avec le secret espoir d'obtenir lui-m?me une grande part dans l'h?ritage du feu roi leur p?re. Cette guerre civile, dont les premiers succ?s furent suivis de revers prolong?s, durait encore en 1147, quand la mort surprit le comte de Glocester. C'est donc avant cette ?poque, et probablement vers 1137, au d?but de la guerre, que Geoffroy lui pr?sentait son livre. Alors les Gallois, sous la conduite de ce Walter Espec dont il est parl? dans la chronique de Geoffroy Gaymar, venaient de remporter une victoire signal?e qui semblait faire pr?sager le triomphe d?finitif de Mathilde et la d?ch?ance de son fr?re ?tienne Ier. Mais apr?s les longs revers qui suivirent les succ?s passagers de l'ann?e 1137, Geoffroy n'aurait plus apparemment parl? dans les m?mes termes ? son patron le comte de Glocester. Au moins est-il certain qu'il n'attendit pas m?me la mort de ce prince pour pr?senter au roi ?tienne un autre exemplaire de son livre, aujourd'hui conserv? dans la biblioth?que de Berne. Le pr?ambule qu'on vient de lire semble renfermer plusieurs contradictions. Si Geoffroy n'a traduit le livre breton que pour c?der aux instances de l'archidiacre d'Oxford, pour quoi le d?die-t-il au comte de Glocester? S'il s'est content? de rendre fid?lement et sans ornement ?tranger ce vieux livre breton, pourquoi remercie-t-il ? l'avance le comte Robert de ses bons avis et des changements qu'il fera subir ? son livre? comment enfin y retrouvons-nous les proph?ties de Merlin, d?j? publi?es par lui longtemps auparavant? Ainsi, que le livre breton ait ou non exist?, il est ?vident que Geoffroy de Monmouth ne s'est pas content? de le traduire ou de le reproduire: il a ?t? embelli, d?velopp?, compl?t?. Nous en avons la preuve dans son propre t?moignage. Mais j'oserai soutenir que le livre rapport? de la petite Bretagne, ou ne fut jamais ?crit en breton, ou fut, aussit?t son arriv?e en Angleterre, traduit en latin par Geoffroy de Monmouth. Et ce livre est pr?cis?ment celui qu'on d?signe sous le nom de chronique de Nennius. Geoffroy de Monmouth, comme on vient de voir, exprime sa surprise de n'avoir rien lu dans le V?n?rable B?de ni dans S. Gildas qui se rapport?t aux anciens rois bretons, et m?me au fameux et populaire Artus. B?de en effet ni Gildas ne disent mot de tout cela, et si Geoffroy de Monmouth avait pu lire l'Histoire eccl?siastique d'Orderic Vital, publi?e dans le temps o? lui-m?me se mettait ? l'oeuvre, il n'y aurait encore rien trouv? sur ces rois ni sur ce h?ros. Cependant il existait un r?cit bien ant?rieur ? l'histoire eccl?siastique d'Orderic, un r?cit dans lequel lui, Geoffroy de Monmouth, avait reconnu assur?ment la plupart de ces m?mes noms, et qu'il avait entre les mains, puisqu'il en pouvait transporter des phrases enti?res dans son propre ouvrage. C'?tait cette chronique de Nennius, anonyme dans les plus anciennes le?ons, et dans quelques autres attribu?e ? Gildas le Sage. Malgr? la date post?rieure des manuscrits , il est impossible de contester l'?poque recul?e de la composition. Elle remonte au neuvi?me si?cle, et, dans son texte le plus sinc?re, ? l'ann?e 857, ou, suivant MM. Parrie et J. Sharp, ? 858, la quatri?me du r?gne de S. Edmund, roi d'Estangle. Mais il faut qu'elle n'ait pas ?t? r?pandue en Angleterre avant le douzi?me si?cle; car les deux premiers historiens qui l'ont consult?e sont Guillaume de Malmesbury et Henri de Huntingdon. Malmesbury lui dut le r?cit de l'amour de Wortigern pour la belle Rowena, fille d'Hengist, et tout ce qu'il a cru devoir rappeler de l'ancien chef des Bretons Artus. < Voici maintenant Geoffroy de Monmouth : Voici une derni?re preuve du lien ?troit qui unit la chronique de Nennius ? celle de Geoffroy. La premi?re s'arr?tait ? la mention des douze combats d'Artus. ? compter de l?, Geoffroy, sentant le besoin d'un autre guide, nous avertit qu'il va compl?ter ce qu'il avait trouv? dans le livre breton par ce qu'il a recueilli de la bouche m?me de l'archidiacre d'Oxford, cet homme si vers? dans la connaissance de toutes les histoires. Pouvait-il avouer plus clairement la perte du b?ton qui l'avait jusqu'alors soutenu? Apr?s avoir donc suivi les l?gendes populaires pour ce qui regardait Artus, il se borne ? mentionner les ?v?nements li?s ? l'histoire de la conqu?te anglo-saxonne. Il accepte les r?cits connus, sans faire pour les d?naturer un nouvel appel ? ses souvenirs scolastiques. C'?tait le seul moyen de donner une sorte de consistance aux fables pr?c?demment accumul?es. On pouvait en effet ?tre tent? d'accorder ? ces fables une certaine confiance, en voyant celui qui les avait rassembl?es se rapprocher, pour les temps mieux connus, du r?cit de tous les autres historiens. Je r?ponds que le latin de Nennius semble accuser, non pas une traduction du douzi?me si?cle, mais un original du neuvi?me, qu'on ne saurait attribuer sans scrupule ? des clercs tels que Gautier d'Oxford ou Geoffroy de Monmouth. Ce latin conserve toute la rouille, toute la physionomie de la seconde partie du neuvi?me si?cle: il semble donc l'oeuvre d'un ?crivain qui n'avait pas l'habitude d'?crire en latin, et qui, vivant dans un temps o? les seuls lecteurs ?taient des clercs, o? personne encore ne s'?tait avis? de composer un livre breton, avait, tant bien que mal, rendu en latin ce qu'il aurait sans doute exprim? plus clairement dans l'idiome qu'il avait l'habitude de parler. Le latin de Gr?goire de Tours, de Fr?d?gaire et du moine de Saint-Gall, ce contemporain de Nennius, n'est pas celui de Suger, de Malmesbury ou de Geoffroy de Monmouth. D'ailleurs, si le livre e?t ?t? breton, comment Geoffroy de Monmouth en e?t-il reproduit plusieurs passages, retrouv?s textuellement dans la r?daction latine? On dira peut-?tre encore que Gautier l'archidiacre aura pu traduire le livre breton, et Geoffroy suivre cette traduction; mais, je le r?p?te, l'archidiacre l'aurait traduit dans un latin moins grossier. Et puis, une fois d?cid? ? feindre l'existence d'un texte breton, afin de pouvoir en amplifier le contenu, Geoffroy devait d?sirer la suppression, plut?t que la reproduction du livre qui aurait mis ? d?couvert ses propres inventions. Aussi pouvons-nous conjecturer que s'il lui a fait tant d'emprunts plagiaires, c'est dans la conviction que l'exemplaire qu'il avait entre les mains ne serait jamais connu de personne. Et puis les autres objections qu'on peut faire ? l'existence d'une chronique bretonne du neuvi?me si?cle, conservent toute leur force. Pourquoi aurait on ?crit ce livre? Pour ceux qui n'entendaient que le breton? Mais ceux-l? ?taient aussi incapables de lire le breton que le latin. On n'apprenait ? lire qu'en se mettant au latin, et c'est par la science de la lecture que les clercs ?taient distingu?s de tous les autres Fran?ais, Anglais ou Bretons. Admettez au contraire qu'au neuvi?me si?cle un clerc ait eu la bonne pens?e de marcher sur les traces du v?n?rable B?de, en inscrivant dans la seule langue alors litt?raire les traditions vraies ou fabuleuses de ses compatriotes, les difficult?s qui nous arr?taient disparaissent. Cette chronique, rarement transcrite en basse Bretagne o? elle ?tait n?e, n'aura pass? qu'au douzi?me si?cle dans la Bretagne insulaire, par les mains de l'archidiacre d'Oxford: Geoffroy de Monmouth en aura re?u la communication, et, la supposant enti?rement inconnue, il en aura fait la base d'une plus large composition; mais comme, en avouant la source ? laquelle il avait puis?, il s'exposait ? ce qu'on lui demand?t compte de tout ce qu'il avait ajout?, il aura pr?venu les objections en supposant l'existence d'un autre livre tout diff?rent de celui qu'il avait entre les mains. Add to tbrJar First Page Next Page |
Terms of Use Stock Market News! © gutenberg.org.in2025 All Rights reserved.