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Munafa ebook

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Read Ebook: Pêcheur d'Islande by Loti Pierre

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Ebook has 1191 lines and 56381 words, and 24 pages

Les heures passaient monotones, et, dans les grandes r?gions vides du dehors, lentement la lumi?re changeait; elle semblait maintenant plus r?elle. Ce qui avait ?t? un cr?puscule bl?me, une esp?ce de soir d'?t? hyperbor?e, devenait ? pr?sent, sans interm?de de nuit, quelque chose comme une aurore, que tous les miroirs de la mer refl?taient en vagues tra?n?es roses...

-- C'est s?r que tu devrais te marier, Yann, dit tout ? coup Sylvestre, avec beaucoup de s?rieux cette fois, en regardant dans l'eau.

-- Moi!... Un de ces jours, oui, je ferai mes noces -- et il souriait, ce Yann, toujours d?daigneux, roulant ses yeux vifs -- mais avec aucune des filles du pays; non, moi, ce sera avec la mer, et je vous invite tous, ici tant que vous ?tes, au bal que je donnerai...

Ils continu?rent de p?cher, car il ne fallait pas perdre son temps en causeries: on ?tait au milieu d'une immense peuplade de poissons, d'un banc voyageur, qui, depuis deux jours, ne finissait pas de passer. Ils avaient tous veill? la nuit d'avant et attrap?, en trente heures, plus de mille morues tr?s grosses; aussi leurs bras forts ?taient las, et ils s'endormaient. Leur corps veillait seul, et continuait de lui-m?me sa manoeuvre de p?che, tandis que, par instants, leur esprit flottait en plein sommeil. Mais cet air du large qu'ils respiraient ?tait vierge comme aux premiers jours du monde, et si vivifiant que, malgr? leur fatigue, ils se sentaient la poitrine dilat?e et les joues fra?ches.

La lumi?re matinale, la lumi?re vraie, avait fini par venir; comme au temps de la Gen?se elle s'?tait s?par?e d'avec les t?n?bres qui semblaient s'?tre tass?es sur l'horizon, et restaient l? en masses tr?s lourdes; en y voyant si clair, on s'apercevait bien ? pr?sent qu'on sortait de la nuit, -- que cette lueur d'avant avait ?t? vague et ?trange comme celle des r?ves.

Dans ce ciel tr?s couvert, tr?s ?pais, il y avait ?? et l? des d?chirures, comme des perc?es dans un d?me, par o? arrivaient de grands rayons couleur d'argent rose.

Les nuages inf?rieurs ?taient dispos?s en une bande d'ombre intense, faisant tout le tour des eaux, emplissant les lointains d'ind?cision et d'obscurit?. Ils donnaient l'illusion d'un espace ferm?, d'une limite; ils ?taient comme des rideaux tir?s sur l'infini, comme des voiles tendus pour cacher de trop gigantesques myst?res qui eussent troubl? l'imagination des hommes. Ce matin-l?, autour du petit assemblage de planches qui portait Yann et Sylvestre, le monde changeant du dehors avait pris un aspect de recueillement immense; il s'?tait arrang? en sanctuaire, et les gerbes de rayons, qui entraient par les tra?n?es de cette vo?te de temple, s'allongeaient en reflets sur l'eau immobile comme sur un parvis de marbre. Et puis, peu ? peu, on vit s'?clairer tr?s loin une autre chim?re: une sorte de d?coupure ros?e tr?s haute, qui ?tait un promontoire de la sombre Islande...

Les noces de Yann avec la mer!... Sylvestre y repensait, tout en continuant de p?cher sans plus oser rien dire. Il s'?tait senti triste en entendant le sacrement du mariage ainsi tourn? en moquerie par son grand fr?re; et puis surtout, cela lui avait fait peur, car il ?tait superstitieux.

Depuis si longtemps il y songeait, ? ces noces de Yann! Il avait r?v? qu'elles se feraient avec Gaud M?vel, -- une blonde de Paimpol, -- et que, lui, aurait la joie de voir cette f?te avant de partir pour le service, avant cet exil de cinq ann?es, au retour incertain, dont l'approche in?vitable commen?ait ? lui serrer le coeur...

Quatre heures du matin. Les autres, qui ?taient rest?s couch?s en bas, arriv?rent tous trois pour les relever. Encore un peu endormis, humant ? pleine poitrine le grand air froid, ils montaient en achevant de mettre leurs longues bottes, et ils fermaient les yeux, ?blouis d'abord par tous ces reflets de lumi?re p?le.

Alors Yann et Sylvestre firent rapidement leur premier d?jeuner du matin avec des biscuits; apr?s les avoir cass?s ? coups de maillet, ils se mirent ? les croquer d'une mani?re tr?s bruyante, en riant de les trouver si durs. Ils ?taient redevenus tout ? fait gais ? l'id?e de descendre dormir, d'avoir bien chaud dans leurs couchettes, et, se tenant l'un l'autre par la taille, ils s'en all?rent jusqu'? l'?coutille, en se dandinant sur un air de vieille chanson.

Avant de dispara?tre par ce trou, ils s'arr?t?rent ? jouer avec un certain Turc, le chien du bord, un terre-neuvien tout jeune, qui avait d'?normes pattes encore gauches et enfantines. Ils l'aga?aient de la main; l'autre les mordillait comme un loup, et finit par leur faire du mal. Alors Yann, avec un froncement de col?re dans ses yeux changeants, le repoussa d'un coup trop fort qui le fit s'aplatir et hurler.

Il avait le coeur bon, ce Yann, mais sa nature ?tait rest?e un peu sauvage, et quand son ?tre physique ?tait seul en jeu, une caresse douce ?tait souvent chez lui tr?s pr?s d'une violence brutale.

Chapitre II

Leur navire s'appelait la Marie, capitaine Guermeur. Il allait chaque ann?e faire la grande p?che dangereuse dans ces r?gions froides o? les ?t?s n'ont plus de nuits.

Il ?tait tr?s ancien, comme la Vierge de fa?ence sa patronne. Ses flancs ?pais, ? vert?bres de ch?ne, ?taient ?raill?s, rugueux, impr?gn?s d'humidit? et de saumure; mais sains encore et robustes, exhalant les senteurs vivifiantes du goudron. Au repos il avait un air lourd, avec sa membrure massive, mais quand les grandes brises d'ouest soufflaient, il retrouvait sa vigueur l?g?re, comme les mouettes que le vent r?veille. Alors il avait sa fa?on ? lui de s'?lever ? la lame et de rebondir, plus lestement que bien des jeunes, taill?s avec les finesses modernes.

Quant ? eux, les six hommes et le mousse, ils ?taient des Islandais .

Ils n'avaient presque jamais vu l'?t? de France.

A la fin de chaque hiver, ils recevaient avec les autres p?cheurs, dans le port de Paimpol, la b?n?diction des d?parts. Pour ce jour de f?te, un reposoir, toujours le m?me, ?tait construit sur le quai; il imitait une grotte en rochers et, au milieu, parmi des troph?es d'ancres, d'avirons et de filets, tr?nait, douce et impassible, la Vierge, patronne des marins, sortie pour eux de son ?glise, regardant toujours, de g?n?ration en g?n?ration, avec ses m?mes yeux sans vie, les heureux pour qui la saison allait ?tre bonne, -- et les autres, ceux qui ne devaient pas revenir.

Le saint-sacrement, suivi d'une procession lente de femmes et de m?res, de fianc?es et de soeurs, faisait le tour du port, o? tous les navires islandais, qui s'?taient pavois?s, saluaient du pavillon au passage. Le pr?tre, s'arr?tant devant chacun d'eux, disait les paroles et faisait les gestes qui b?nissent.

Ensuite ils partaient tous, comme une flotte, laissant le pays presque vide d'?poux, d'amants et de fils. En s'?loignant, les ?quipages chantaient ensemble, ? pleines voix vibrantes, les cantiques de Marie ?toile-de-la-Mer.

Et chaque ann?e, c'?tait le m?me c?r?monial de d?part, les m?mes adieux.

Apr?s, recommen?ait la vie du large, l'isolement ? trois ou quatre compagnons rudes, sur des planches mouvantes, au milieu des eaux froides de la mer hyperbor?e.

Jusqu'ici, ont ?tait revenu; -- la Vierge ?toile-de-la-Mer avait prot?g? ce navire qui portait son nom.

La fin d'ao?t ?tait l'?poque de ces retours. Mais la Marie suivait l'usage de beaucoup d'Islandais, qui est de toucher seulement ? Paimpol, et puis de descendre dans le golfe de Gascogne o? l'on vend bien sa p?che, et dans les ?les de sable ? marais salants o? l'on ach?te le sel pour la campagne prochaine.

Dans ces ports du Midi, que le soleil chauffe encore, se r?pandent pour quelques jours les ?quipages robustes, avides de plaisir, gris?s par ce lambeau d'?t?, par cet air plus ti?de; -- par la terre et par les femmes.

Et puis, avec les premi?res brumes de l'automne, on rentre au foyer, ? Paimpol ou dans les chaumi?res ?parses du pays de Go?lo, s'occuper pour un temps de famille et d'amour, de mariages et de naissances. Presque toujours on trouve l? des petits nouveau-n?s, con?us l'hiver d'avant, et qui attendent des parrains pour recevoir le sacrement du bapt?me: -- il faut beaucoup d'enfants ? ces races de p?cheurs que l'Islande d?vore.

A Paimpol, un beau soir de cette ann?e-l?, un dimanche de juin, il y avait deux femmes tr?s occup?es ? ?crire une lettre.

Cela se passait devant une large fen?tre qui ?tait ouverte et dont l'appui, en granit ancien et massif, portait une rang?e de pots de fleurs.

Pench?es sur leur table, toutes deux semblaient jeunes; l'une avait une coiffe extr?mement grande, ? la mode d'autrefois; l'autre, une coiffe toute petite, de la forme nouvelle qu'ont adopt?e les Paimpolaises: -- deux amoureuses, e?t-on dit, r?digeant ensemble un message tendre pour quelque bel Islandais.

Celle qui dictait -- la grande coiffe -- releva la t?te, cherchant ses id?es. Tiens! Elle ?tait vieille, tr?s vieille, malgr? sa tournure jeunette, ainsi vue de dos sous son petit ch?le brun. Mais tout ? fait vieille: une bonne grand'm?re d'au moins soixante-dix ans. Encore jolie par exemple, et encore fra?che, avec les pommettes bien roses, comme certains vieillards ont le don de les conserver. Sa coiffe, tr?s basse sur le front et sur le sommet de la t?te, ?tait compos?e de deux ou trois larges cornets en mousseline qui semblaient s'?chapper les uns des autres et retombaient sur la nuque. Sa figure v?n?rable s'encadrait bien dans toute cette blancheur et dans ces plis qui avaient un air religieux. Ses yeux, tr?s doux, ?taient pleins d'une bonne honn?tet?. Elle n'avait plus trace de dents, plus rien, et, quand elle riait, on voyait ? la place ses gencives rondes qui avaient un petit air de jeunesse. Malgr? son menton, qui ?tait devenu "en pointe de sabott" , son profil n'?tait pas trop g?t? par les ann?es; on devinait encore qu'il avait d? ?tre r?gulier et pur comme celui des saintes d'?glise.

Elle regardait par la fen?tre, cherchant ce qu'elle pourrait bien raconter de plus pour amuser son petit-fils.

Vraiment il n'existait pas ailleurs, dans tout le pays Paimpol, une autre bonne vieille comme elle, pour trouver des choses aussi dr?les ? dire sur les uns ou les autres, ou m?me sur rien du tout. Dans cette lettre, il y avait d?j? trois ou quatre histoires impayables, - mais sans la moindre malice, car elle n'avait rien de mauvais dans l'?me.

L'autre, voyant que les id?es ne venaient plus, s'?tait mise ? ?crire soigneusement l'adresse:

A monsieur Moan, Sylvestre, ? bord de la MARIE, capitaine Guermeur, -- dans la mer d'Islande par Reykjavik.

Apr?s, elle aussi releva la t?te pour demander:

-- C'est-il fini, grand'm?re Moan?

Elle ?tait bien jeune, celle-ci, adorablement jeune, une figure de vingt ans. Tr?s blonde, -- couleur rare en ce coin de Bretagne o? la race est brune; tr?s blonde, avec des yeux d'un gris de lin ? cils presque noirs. Ses sourcils, blonde autant que ses cheveux, ?taient comme repeints au milieu d'une ligne plus rousse, plus fonc?e, qui donnait une expression de vigueur et de volont?. Son profil, un peu court, ?tait tr?s noble, le nez prolongeant la ligne du front avec une rectitude absolue, comme dans les visages grecs. Une fossette profonde, creus?e sous la l?vre inf?rieure, en accentuait d?licieusement le rebord; -- et de temps en temps, quand une pens?e la pr?occupait beaucoup, elle la mordait, cette l?vre, avec ses dents blanches d'en haut, ce qui faisait courir sous la peau fine des petites tra?n?es plus rouges. Dans toute sa personne svelte, il y avait quelque chose de fier, de grave aussi un peu, qui lui venait des hardis marins d'Islande ses anc?tres. Elle avait une expression d'yeux ? la fois obstin?e et douce.

Sa coiffe, ?tait en forme de coquille, descendait bas sur le front, s'y appliquant presque comme un bandeau, puis se relevant beaucoup des deux c?t?s, laissant voir d'?paisses nattes de cheveux roul?es en colima?on au-dessus des oreilles -- coiffure conserv?e des temps tr?s anciens et qui donne encore un air d'autrefois aux femmes paimpolaises.

On sentait qu'elle avait ?t? ?lev?e autrement que cette pauvre vieille ? qui elle pr?tait le nom de grand'm?re, mais qui, de fait, n'?tait qu'une grand'tante ?loign?e, ayant eu des malheurs.

Elle ?tait la fille de M. M?vel, un ancien Islandais, un peu forban, enrichi par des entreprises audacieuses sur mer.

Cette belle chambre o? la lettre venait de s'?crire ?tait la sienne: un lit tout neuf ? la mode des villes avec des rideaux en mousseline, une dentelle au bord; et, sur les ?paisses murailles, un papier de couleur claire att?nuant les irr?gularit?s du granit. Au plafond, une couche de chaux blanche recouvrait des solives ?normes qui r?v?laient l'anciennet? du logis; -- c'?tait une vraie maison de bourgeois ais?s, et les fen?tres donnaient sur cette vieille place grise de Paimpol o? se tiennent les march?s et les pardons.

-- C'est fini, grand'm?re Yvonne? Vous n'avez plus rien ? lui dire?

-- Non, ma fille, ajoute seulement, je te prie, le bonjour de ma part au fils Gaos.

Le fils Gaos!... autrement dit Yann...

Elle ?tait devenue tr?s rouge, la belle jeune fille fi?re, en ?crivant ce nom-l?.

D?s que ce fut ajout? au bas de la page d'une ?criture courue, elle se leva en d?tournant la t?te, comme pour regarder dehors quelque chose de tr?s int?ressant sur la place.

Debout elle ?tait un peu grande; sa taille ?tait moul?e comme celle d'une ?l?gante dans un corsage ajust? ne faisant pas de plis. Malgr? sa coiffe, elle avait un air de demoiselle. M?me ses mains, sans avoir cette excessive petitesse ?tiol?e qui est devenue une beaut? par convention, ?taient fines et blanches, n'ayant jamais travaill? ? de grossiers ouvrages.

Il est vrai, elle avait bien commenc? par ?tre une petite Gaud courant pieds nus dans l'eau, n'ayant plus de m?re, allant presque ? l'abandon pendant ces saisons de p?che que son p?re passait en Islande; jolie, rose, d?peign?e, volontaire, t?tue, poussant vigoureuse au grand souffle ?pre de la Manche. En ce temps-l?, elle ?tait recueillie par cette pauvre grand'm?re Moan, qui lui donnait Sylvestre ? garder pendant ses dures journ?es de travail chez les gens de Paimpol.

Et elle avait une adoration de petite m?re pour cet autre tout petit qui lui ?tait confi?, dont elle ?tait l'a?n?e d'? peine dix-huit mois; aussi brun qu'elle ?tait blonde, aussi soumis et c?lin qu'elle ?tait vive et capricieuse.

Elle se rappelait ce commencement de sa vie, en fille que la richesse ni les villes n'avaient gris?e: il lui revenait ? l'esprit comme un r?ve lointain de libert? sauvage, comme un ressouvenir d'une ?poque vague et myst?rieuse o? les gr?ves avaient plus d'espace, o? certainement les falaises ?taient plus gigantesques...

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