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Read Ebook: Tartarin sur les Alpes by Daudet Alphonse
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next Page Prev PageEbook has 937 lines and 49739 words, and 19 pagesToute la table se retourna; on crut qu'il devenait fou. Il rougit, se tint coi dans son assiette, n'en sortit plus que pour repousser violemment un des compotiers sacr?s qu'on lui passait: < C'en ?tait trop. Il se fit un grand mouvement de chaises. L'acad?micien, lord Chipendale , le professeur de Bonn et quelques autres notabilit?s du parti se levaient, quittaient la salle pour protester. Les < Ni Riz ni Pruneau!... Quoi alors?... Tous se retir?rent; et c'?tait glacial ce d?fil? silencieux de nez tombants, de coins de bouche abaiss?s et d?daigneux, devant le malheureux qui resta seul dans l'immense salle ? manger flamboyante, en train de faire une trempette ? la mode de son pays, courb? sous le d?dain universel. Mes amis, ne m?prisons personne. Le m?pris est la ressource des parvenus, des poseurs, des laiderons et des sots, le masque o s'abrite la nullit?, quelquefois la gredinerie, et qui dispense d'esprit, de jugement, de bont?. Tous les bossus sont m?prisants; tous les nez tors se froncent et d?daignent quand ils rencontrent un nez droit. Il savait cela, le bon Alpiniste. Ayant de quelques ann?es d?pass? la quarantaine, ce < Il souffrait seulement de ne pouvoir parler, faire du bruit, s'ouvrir, se r?pandre, serrer des mains, s'appuyer famili?rement ? une ?paule, appeler les gens par leurs pr?noms. Voil? ce qui l'oppressait au Rigi-Kulm. Oh! surtout, ne pas parler. < Il allait les raconter, mais l'autre avait fui sur ses escarpins de fant?me pour courir ? lord Chipendale affal? de son long sur un divan et criant d'une voix morne: < Vous pensez l'accueil que re?ut le bienveillant Alpiniste approchant une chaise pour faire un brin de causette instructive au coin du feu. Du haut de ces doux cariatides tomba subitement sur lui un de ces courants froids, dont il avait si grand'peur; il se leva, arpenta la salle autant par contenance que pour se r?chauffer, ouvrit la biblioth?que. Quelques romans anglais y tra?naient, m?l?s ? de lourdes bibles et ? des volumes d?pareill?s du Club Alpin Suisse; il en prit un, l'emportait pour le lire au lit, mais dut le laisser ? la porte, le r?glement ne permettant pas qu'on promen?t la biblioth?que dans les chambres. Alors, continuant ? errer, il entr'ouvrit la porte du billard, o? le t?nor italien jouait tout seul, faisait des effets de torse et de manchettes pour leur jolie voisine, assise sur un divan, entre deux jeunes gens auxquels elle lisait une lettre. A l'entr?e de l'Alpiniste elle s'interrompit, et l'un des jeunes gens se leva, le plus grand, une sorte de moujik, d'homme-chien, aux pattes velues, aux longs cheveux noirs, luisants et plats, rejoignant la barbe inculte. Il fit deux pas vers le nouveau venu, le regarda comme on provoque, et si f?rocement que le bon Alpiniste sans demander d'explication, ex?cuta un demi-tour ? droite, prudent et digne. < Le salon restait comme dernier refuge; il y entra... Coquin de sort!... La morgue, bonnes gens! la morgue du mont Saint-Bernard, o les moines exposent les malheureux ramass?s sous la neige dans les attitudes diverses que la mort congelante leur a laiss?es, c'?tait cela le salon de Rigi-Kulm. Trahi par ses forces et sa m?moire, perdu dans une polka de sa composition qu'il recommen?ait toujours au m?me motif, faute de retrouver la coda, le malheureux de Stoltz s'?tait endormi en jouant, et avec lui toutes les dames du Rigi, ber?ant dans leur sommeil des frisures romantiques ou ce bonnet de dentelle en forme de cro?te de vol-au-vent qu'affectionnent les dames anglaises et qui fait partie du cant voyageur. L'arriv?e de l'Alpiniste ne les r?veilla pas, et lui-m?me s'?croulait sur un divan, envahi par ce d?couragement de glace, quand des accords vigoureux et joyeux ?clat?rent dans le vestibule, o? trois < Et le voil? courant, ouvrant les portes grandes, faisant f?te aux musiciens, qu'il abreuve de champagne, se grisant lui aussi, sans boire, avec cette musique qui lui rend la vie. Il imite le piston, il imite la harpe, claque des doigts au-dessus de sa t?te, roule les yeux, esquisse des pas, ? la grande stup?faction des touristes accourus de tous c?t?s au tapage. Puis brusquement, sur l'attaque d'une valse de Strauss que les musicos allum?s enl?vent avec la furie de vrais tziganes, l'Alpiniste, apercevant ? l'entr?e du salon la femme du professeur Schwanthaler, petite Viennoise boulotte aux regards espi?gles, rest?s jeunes sous ses cheveux gris tout poudr?s, s'?lance, lui prend la taille, l'entra?ne en criant aux autres: < L'?lan est donn?, tout l'h?tel d?g?le et tourbillonne, emport?. On danse dans le vestibule, dans le salon, autour de la longue table verte de la salle de lecture. Et c'est ce diable d'homme qui leur a mis ? tous le feu au ventre. Lui cependant ne danse plus, essouffl au bout de quelques tours; mais il veille sur son bal, presse les musiciens, accouple les danseurs, jette le professeur de Bonn dans les bras d'une vieille Anglaise, et sur l'aust?re Astier-R?hu la plus fringante des P?ruviennes. La r?sistance est impossible. Il se d?gage de ce terrible Alpiniste on ne sait quelles effluves qui vous soul?vent, vous all?gent. Et zou! et zou! Plus de m?pris, plus de haine. Ni Riz ni Pruneaux, tous valseurs. Bient?t la folie gagne, se communique aux ?tages, et, dans l'?norme baie de l'escalier, on voit jusqu'au sixi?me tourner sur les paliers, avec la raideur d'automates devant un chalet ? musique, les jupes lourdes et color?es des Suissesses de service. Ah! le vent peut souffler dehors, secouer les lampadaires, faire grincer les fils du t?l?graphe et tourbillonner la neige en spirales sur la cime d?serte. Ici l'on a chaud, l'on est bien, en voil? pour toute la nuit. < Il prend la clef, son bougeoir; puis au premier ?tage s'arr?te une minute pour jouir de son oeuvre, regarder ce tas d'empal?s qu'il a forc?s ? s'amuser, ? se d?gourdir. Une Suissesse s'approche, toute haletante de sa valse interrompue, lui pr?sente une plume et le registre de l'h?tel: < Il h?site un instant. Faut-il, ne faut-il pas conserver l'incognito? Apr?s tout, qu'importe! En supposant que la nouvelle de sa pr?sence au Rigi arrive l?-bas, nul ne saura ce qu'il est venu faire en Suisse. Et puis ce sera si dr?le, demain matin, la stupeur de tous ces < < Ces r?flexions pass?rent dans sa t?te, rapides et vibrantes comme les coups d'archet de l'orchestre. Il prit la plume et d'une main n?gligente, au-dessous d'Astier-R?hu, de Schwanthaler et autres illustres, il signa ce nom qui les ?clipsait tous, son nom; puis monta vers sa chambre, sans m?me se retourner pour voir l'effet dont il ?tait s?r. Derri?re lui la Suissesse regarda, TARTARIN DE TARASCON et au-dessous: P. C. A. Elle lut cela, cette Bernoise, et ne fut pas ?blouie du tout. Elle ne savait pas ce que signifiait P. C. A. Elle n'avait jamais entendu parler de < Quand ce nom de < Ce qu'on en voit n'a pourtant rien que de fort ordinaire, une petite ville paisible et proprette, des tours, des toits, un pont sur le Rh?ne. Mais le soleil tarasconnais et ses prodigieux effets de mirage, si f?conds en surprises, en inventions, en cocasseries d?lirantes; ce joyeux petit peuple, pas plus gros qu'un pois chiche, qui refl?te et r?sume les instincts de tout le Midi fran?ais, vivant, remuant, bavard, exag?r?, comique, impressionnable, c'est l? ce que les gens de l'express guettent au passage et ce qui fait la popularit de l'endroit. En des pages m?morables que la modestie l'emp?che de rappeler plus explicitement, l'historiographe de Tarascon a jadis essay? de d?peindre les jours heureux de la petite ville menant sa vie de cercle, chantant ses romances--chacun la sienne,--et, faute de gibier, organisant de curieuses chasses ? la casquette. Puis, la guerre venue, les temps noirs, il a dit Tarascon, et sa d?fense h?ro?que, l'esplanade torpill?e, le cercle et le caf? de la com?die imprenables, tous les habitants form?s en compagnies franches, soutach?s de f?murs crois?s et de t?tes de mort, toutes les barbes pouss?es, un tel d?ploiement de haches, sabres d'abordage, revolvers am?ricains, que les malheureux en arrivaient ? se faire peur les uns aux autres et ne plus oser s'aborder dans les rues. Voici ce qu'il est dit de cette chasse locale dans les Aventures prodigieuses de Tartarin de Tarascon: < Bien des ann?es ont pass? depuis la guerre, bien des almanachs ont ?t mis au feu; mais Tarascon n'a pas oubli?, et, renon?ant aux futiles distractions d'autre temps, n'a plus song? qu'? se faire du sang et des muscles au profit des revanches futures. Des soci?t?s de tir et de gymnastique, costum?es, ?quip?es, ayant toutes leur musique et leur banni?re; des salles d'armes, boxe, b?ton, chausson; des courses pieds, des luttes ? main plate entre personnes du meilleur monde ont remplac? les chasses ? la casquette, les platoniques causeries cyn?g?tiques chez l'armurier Costecalde. Enfin le cercle, le vieux cercle lui-m?me, abjurant bouillotte et bezigue, s'est transform? en Club Alpin, sur le patron du fameux < C'est plaisir, les dimanches matin, de voir les Tarasconnais gu?tr?s, le pic en main, le sac et la tente sur le dos, partir, clairons en t?te, pour des ascensions dont le Forum, le journal de la localit?, donne le compte rendu avec un luxe descriptif, une exag?ration d'?pith?tes, < Si Tarascon r?sume le Midi, Tartarin r?sume Tarascon. Il n'est pas seulement le premier citoyen de la ville, il en est l'?me, le g?nie, il en a toutes les belles f?lures. On conna?t ses anciens exploits, ses triomphes de chanteur et l'?tonnante odyss?e de ses chasses au lion d'o? il ramena ce superbe chameau, le dernier de l'Alg?rie, mort depuis, charg? d'ans et d'honneurs, conserv? en squelette au mus?e de la ville, parmi les curiosit?s tarasconnaises. Tartarin, lui, n'a pas bronch?; toujours bonnes dents, bon oeil, malgr? la cinquantaine, toujours cette imagination extraordinaire qui rapproche et grossit les objets avec une puissance de t?lescope. Il est rest? celui dont le brave commandant Bravida disait: < Deux lapins, plut?t! Car dans Tartarin comme dans tout Tarasconnais, il y a la race garenne et la race choux tr?s nettement accentu?es: le lapin de garenne coureur, aventureux, casse-cou; le lapin de choux casanier, tisanier, ayant une peur atroce de la fatigue, des courants d'air, et de tous les accidents quelconques pouvant amener la mort. On sait que cette prudence ne l'emp?chait pas de se montrer brave et m?me h?ro?que ? l'occasion; mais il est permis de se demander ce qu'il venait faire sur le Rigi ? son ?ge, alors qu'il avait si ch?rement conquis le droit au repos et au bien-?tre. A cela, l'inf?me Costecalde aurait pu seul r?pondre. Costecalde, armurier de son ?tat, repr?sente un type assez rare Tarascon. L'envie, la basse et m?chante envie, visible ? un pli mauvais de ses l?vres minces et ? une esp?ce de bu?e jaune qui lui monte du foie par bouff?es, enfume sa large face ras?e et r?guli?re, aux m?plats frip?s, meurtris comme ? coups de marteau, pareille ? une ancienne m?daille de Tib?re ou de Caracalla. L'envie chez lui est une maladie qu'il n'essaye pas m?me de cacher, et, avec ce beau temp?rament tarasconnais qui d?borde toujours, il lui arrive de dire en parlant de son infirmit?: < Naturellement, le bourreau de Costecalde, c'est Tartarin. Tant de gloire pour un seul homme! Lui partout, toujours lui! Et lentement, sourdement, comme un termite introduit dans le bois dor? de l'idole, voil? vingt ans qu'il sape en dessous cette renomm?e triomphante, et la ronge, et la creuse. Quand le soir, au cercle, Tartarin racontait ses aff?ts au lion, ses courses dans le grand Sahara, Costecalde avait des petits rires muets, des hochements de t?te incr?dules. Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page |
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