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Munafa ebook

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Read Ebook: Le Purgatoire by Sandre Thierry

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Ebook has 746 lines and 70581 words, and 15 pages

L?GUMES.

Asperges fra?ches. Sce Mousseline.

ENTREMETS.

Souffl? Valenciennes. Poires Gaillon.

Consomm? de Volaille au fumet de C?leris. Boudin grill, plus ?l?gantes aussi: ce sont deux canons lourds, mais des canons fran?ais, de 155, pris ? nos artilleurs. Nous les reconnaissons sans avoir recours aux complaisances un peu trop crues de notre guide.

Un convoi nous pr?c?de. Un carrefour est encombr? de voitures et de chevaux. Dans le d?sordre et le brouhaha, des bless?s l?gers gagnent par leurs propres moyens le premier poste d'?vacuation. L'un d'eux, qui a gard? son fusil, nous apostrophe violemment. Le cuirassier lui fait remarquer que nous ne comprenons pas. Et lui, s'emportant, d?clare qu'il faudra bien que nous comprenions et que nous parlions l'allemand, comme tout le monde, car personne n'aura plus le droit de conna?tre une autre langue que la leur. Ce troupier de deuxi?me classe, socialiste ou c?sarien, est un pangermaniste convaincu.

Comme cette marche est p?nible! Nous glissons, nous tombons, nous soufflons, nous avons soif. Pr?cis?ment nous touchons ? une esp?ce de bivouac. Un soldat boche, sous une petite baraque en plein vent ?clair?e par une lanterne, travaille ? je ne sais quelle r?paration. Le cuirassier l'appelle et lui demande s'il a de l'eau ? nous donner. L'homme n'en a pas, mais il prend un de nos bidons et dispara?t pour aller chercher ce que nous d?sirons tant. Et nous nous asseyons pr?s de la baraque.

Quelques minutes apr?s, l'homme revient. Quelle joie! Mais quelle stupeur quand nous voyons qu'au lieu de nous rendre le bidon, l'homme l'approche de sa bouche, avale une gorg?e d'eau, passe sa main sur le goulot et tend la gourde au capitaine! Cela, ?videmment, pour nous prouver qu'il n'avait pas empoisonn? notre boisson. Et voil? que ce mince tableau de guerre me rappelle des histoires de l'autre guerre, de celle qui a nourri notre enfance. Je revois les Prussiens de 1870 faisant go?ter par leurs h?tes forc?s les mets qu'on leur avait pr?par?s; et je songe ? leur m?fiance perp?tuelle, parce qu'ils n'ont jamais l'?me tranquille, et je songe aussi que, plus na?f et donc inf?rieur selon leur morale, je n'aurais m?me pas pens? que l'eau de cet homme p?t ?tre empoisonn?e. J'ai souri du geste de ce soldat allemand, geste pour la galerie comme ils en font toujours, geste pour pays neutres, geste si peu fran?ais. J'ai bu de cette eau. J'aurais vid? le bidon tout seul sans ?tre rassasi?. Nous ?tions quatre ? nous partager un litre de cet ?lixir.

Enfin nous allons arriver ? Villes, car nous apprenons que nous allons ? Villes. Pour les derniers cent m?tres, nous tendons le jarret. En cachette, je fais l'examen de mes poches. Je d?chire en menus morceaux tous les papiers que je poss?de, des lettres, des photographies, deux billets de banque, et je les s?me peu ? peu dans le foss? de la route.

Encore un coup de collier et nous arrivons ? Villes.

L'aspect du village est tragique dans cette nuit de lune. Nous savions bien d?j?, h?las! ce que la guerre peut faire d'une bourgade en l'an?antissant comme ? Souchez, par exemple, et en l'?crasant sous les obus au point de ne plus permettre ? l'agent de liaison ?gar? de retrouver m?me l'emplacement approximatif de l'?glise. Mais ce village que nous avons devant nous a ?t? syst?matiquement d?truit par l'ennemi. Quelques maisons sont en ruines, certes, et des canons ou des avions en sont la cause ? peu pr?s certaine: mais toutes les autres maisons qui sont intactes, ou du moins qui ont encore leurs murs debout, n'ont pas autre chose: les portes, les fen?tres, les planchers, les poutres, les chevrons, tout ce qui est charpente ou menuiserie, et naturellement les meubles aussi, on a tout enlev?, soit pour ?tayer des tranch?es ou construire des abris-cavernes, soit pour faire du feu. Et je ne parle pas de tout ce que l'on a pu exp?dier en Allemagne. C'est le premier village de ce genre que nous voyons: une tristesse lourde nous p?se sur les ?paules.

Il nous faut traverser ce village mort dans toute sa longueur, en pataugeant dans la neige et la boue, et en ?vitant de nous cogner aux hommes de corv?e qui grouillent autour de nous. C'est ici le m?me ordre et le m?me silence que nous avons remarqu?s pr?s de la ligne de feu. On nous regarde beaucoup, mais personne ne nous adresse la parole. Le cuirassier s'informe du chemin ? suivre. On nous conduit au P. C. de la division, qui se trouve en dehors de l'agglom?ration.

Le P. C. de la division est un gourbi vraiment colossal, creus? dans la terre, couvert et ?tay? d'un nombre surprenant de rondins, et l'ensemble a la forme d'une pyramide de proportions excessives. Jamais nous n'avions vu d'abri de cette importance. Il est vrai que la vie d'un g?n?ral de division est chose sacr?e en Allemagne, et nous n'ignorons pas que le Kronprinz lui-m?me a donn? l'exemple des pr?cautions ? prendre ? la guerre. On acc?de au P. C. par un couloir ? ciel ouvert taill? dans le flanc de la pyramide. Au fond, deux portes. Le cuirassier frappe ? l'une d'elles et p?n?tre dans une vaste salle o? nous apercevons plusieurs officiers. Nous attendons devant la porte, pendant que notre cuirassier rend compte de notre arriv?e et remet l'ordre ?crit qui nous accompagne. Deux officiers sortent nu-t?te, cr?nes tondus, nous regardent, ne nous disent rien, et rentrent. Une ordonnance p?n?tre ? son tour dans la grande salle avec un plateau o? je compte huit verres. Ces messieurs vont sans doute c?l?brer leur victoire de la journ?e, et ce n'est probablement pas pour nous convier ? la f?ter avec eux qu'ils se font apporter ces verres. Non, certainement; car peu de temps apr?s, le cuirassier sort du P. C., et il n'a pas l'air content.

Rouvrois? O? est-ce? Est-ce loin? Est-ce pr?s? Le cuirassier nous montre le bout du papier qui lui fixe l'itin?raire et nous lisons ces quatre noms: Azanne, Mangiennes, Pillon, Rouvrois. Quelque courte que soit la distance qui s?pare chacun de ces villages du suivant, ces quatre noms repr?sentent tout de suite pour nous un nombre consid?rable de kilom?tres. Nous sommes d?j? ?reint?s. Nous sommes tous plus ou moins bless?s. Le sait-on? Ou s'en moque-t-on? Mais pourrons-nous arriver jusqu'au bout?

Quand nous nous remettons en route lentement, tr?s lentement, il nous semble que nous ne ferons m?me pas cent m?tres. H?las! dans quelle gal?re sommes-nous embarqu?s! Nous sommes prisonniers, oui, bien prisonniers, et nous nous en apercevons. Et que sont des prisonniers, sinon du b?tail, qu'on pousse devant soi jusqu'au jour des pr?liminaires de paix, o? l'on discutera le prix de rachat de chaque t?te? En Allemagne, nous sommes un objet de haine; et en France un objet de m?pris. N'importe. Il faut marcher, m?me quand on n'a rien mang? depuis trente-quatre heures. Pas un de nous au reste ne consentirait ? refuser d'aller plus loin; car dans l'ignorance o? nous sommes de ce que nous deviendrons plus tard, aucun de nous ne voudrait se s?parer de ses camarades, qu'il ne reverrait jamais sans doute.

Nous traversons Villes de nouveau dans toute sa longueur, et, pendant un kilom?tre environ, nous reprenons la mauvaise route par o? nous sommes venus. Nous croisons un assez long convoi d'artillerie: quatre gros canons mont?s sur des chariots massifs aux roues ?normes, chacun d'eux tir? par huit chevaux. Et tout de suite apr?s, nous entrons dans la nuit, dans la neige, dans la boue et dans le froid. Nous avan?ons ? grand'peine, sans savoir comment nous nous tenons encore debout.

A la premi?re halte que nous faisons, nous nous asseyons sur un talus du chemin tout couvert de neige, et le mouvement seul que nous faisons pour nous asseoir nous est une douleur de tout le corps. Qui n'a pas connu la fatigue ? son dernier p?riode, ne pourra pas me comprendre. J'avais conserv?, dans la poche de ma capote, ma carte d'?tat-major au 1/80.000?, la seule que nous eussions ? notre disposition au d?but des affaires de Verdun. Le capitaine me la demande, et nous cherchons ? nous situer dans l'espace, puisque le temps ne compte plus pour nous. A la clart? de la lune et ? la lueur d'une allumette, nous nous trouvons sans difficult?. Voici le ravin du Bois-Chauffour, voici les Chambrettes, voici Villes, Azanne, Mangiennes, Pillon, et voil? Rouvrois. Nous avons d?j? fait une douzaine de kilom?tres. Nous en avons encore une trentaine ? faire pour parvenir ? Rouvrois, terme de notre voyage, jusqu'? nouvel ordre. Trente kilom?tres! Est-ce possible? Mais les ferons-nous? Mais comment les ferons-nous? Il neige toujours. Il fait froid. La route est compl?tement d?fonc?e. Nous enfon?ons dans les orni?res. Nous glissons dans des trous profonds. V?ritable marche au Calvaire. Nous marcherons toute la nuit. Arriverons-nous? Et quand arriverons-nous?

Mangiennes ressemble ? Villes. Aux maisons b?antes, on n'a laiss? que les murs. Tout a disparu. La lune ?claire affreusement ces carcasses de grands cadavres de pierres, et le village est un village mort. Nous nous arr?tons sur une place, pr?s d'une fontaine publique qui alimente une auge assez importante. Une pancarte nous d?fend de boire de cette eau qui n'est pas bonne et qui doit ?tre r?serv?e pour la lessive. Mais la fi?vre est imp?rieuse et la soif imprudente. Nous buvons quand m?me. Nous ne parlons pas. Nous ne nous tra?nons plus que comme des automates. Le village a l'air vide et ne semble pas abriter des troupes au cantonnement. A tous les carrefours, de gigantesques inscriptions sur bois indiquent, par un mot et une fl?che, les directions ? prendre. Et nous sortons de Mangiennes sans t?tonner.

De Mangiennes ? Pillon, nous m?mes certes plus de temps que je n'en mettrai ? le rapporter. C'est la m?me marche, dans le m?me paysage, avec la m?me fatigue, sur une route identique, peut-?tre un peu moins mauvaise, bien qu'elle soit tr?s mauvaise encore. A chaque halte, il nous appara?t que nous sommes au bout de nos forces, et nous continuons n?anmoins jusqu'? la halte suivante, o? nous nous apercevons que nous sommes encore plus bris?s qu'? la pr?c?dente, ce que nous aurions cru impossible. Somnambules que nous sommes, nous n'avons plus la ressource de penser. Nous allons, groupe muet, ?clop?, fourbu, glac?, ? c?t? d'un cuirassier prussien qui ne dit plus rien, lui non plus, tant il est ?puis? de marcher ? pied dans la neige glissante, en soutenant son cheval qui le g?ne plus qu'il ne l'aide.

Si nous avons trouv? facilement notre route ? travers Mangiennes, la chose est moins ais?e ? Pillon, car il n'y a ici aucun de ces gigantesques ?criteaux, qui ?taient si nombreux l?-bas. Je tire de nouveau ma carte et montre au cuirassier le chemin qu'il doit suivre. Il regarde ce que je lui indique, mais il ne se d?cide pas. Il n'a sans doute pas confiance en nous. Il frappe ? la porte d'une maison qui semble ?tre une ambulance. Vainement. Personne ne r?pond. Tenant toujours son cheval par la bride, il va de porte en porte, sans succ?s. Il trouve enfin une esp?ce de ferme, dispara?t, revient, attache sa monture dehors, et nous fait entrer avec lui dans une vaste grange au fond de laquelle nous voyons, chichement ?clair?s, deux hommes mal v?tus et deux cuisines roulantes c?te ? c?te. L'un des cuisiniers est occup? ? tailler des parts dans de gros morceaux de viande bouillie, et l'autre, debout sur le marchepied, plonge une grande louche dans l'immense marmite. Ni celui-ci, ni celui-l? ne nous adresse la parole.

Tout de suite la chaleur du foyer nous ranime. Mais quelle d?rision! Nous amener dans une cuisine alors que nous n'avons rien mang? depuis quarante heures! Le cuirassier va-t-il cyniquement casser la cro?te devant nous? Il n'en faut pas douter. D?j? on lui donne du pain et une tranche de boeuf. Mais, lui servi, on nous offre aussi du pain, de la viande et du caf?. Qui n'a jamais eu faim ne concevra point que nous n'ayons pas eu la dignit? de refuser cette pitance clandestine. Nous avons mang? et bu. Pour la premi?re fois, nous go?tons en pays ennemi de ce fameux pain de guerre, si cruellement cingl? par nos railleries fran?aises. Il n'est pas bon, il est m?me mauvais, mais nous avions faim, et il nous contente. Quant au caf?, s'il est n?cessaire de l'appeler ainsi, c'est une vague d?coction de je ne sais quoi, sans sucre, sans couleur, sans saveur, et qui nous l?verait le coeur, si le froid ne nous la faisait juger la meilleure des boissons chaudes. Tel fut notre premier repas en Allemagne.

L'impression que nous en p?mes tirer, c'est que le soldat boche n'a peut-?tre pas une cuisine tr?s fine, mais il a de quoi se sustenter.

Au moment de repartir, car nous ne sommes pas au bout de nos peines, le cuirassier nous dit sans aucun embarras:

--On vous demandera si vous avez mang?. Vous r?pondrez non.

Sa phrase est moins une pri?re qu'un ordre.

Comme nous passons devant l'?glise de Pillon, l'horloge sonne quatre coups. Je regarde ma montre: elle marque trois heures. S'est-elle arr?t?e? Non, il faut d?sormais que nous nous r?glions sur l'heure allemande et que nous tenions compte d'une diff?rence de cinquante minutes.

Les derniers kilom?tres d'une ?tape paraissent toujours plus longs. Ceux-ci nous semblent interminables. L'arr?t que nous avons fait dans la cuisine de Pillon nous a cass? les jambes. Nous avons mal aux pieds, aux reins, aux ?paules, sans parler des blessures du combat. On doit se raidir et se tendre de toute sa volont? pour marcher encore.

A la lisi?re d'un petit bois, nous rencontrons un cavalier en patrouille. Tout en passant, il nous dit:

Il ne s'est peut-?tre m?me pas aper?u que nous sommes des prisonniers.

Enfin, car il faut bien que tout finisse, nous arrivons ? Rouvrois. Nous avons tellement r?p?t? que nous n'en pouvions plus, que nous aurions besoin d'inventer une expression pour marquer ? quel degr? de fatigue nous atteignons. Ah! se coucher! s'allonger! se reposer! dormir! dormir surtout, comme des brutes, apr?s tant d'?motions et de surmenage. Est-ce que nous dormirons? Est-ce vraiment ici qu'on nous retiendra? Ne va-t-on pas d'ici nous exp?dier plus loin? Qui sait? Et pourquoi non?

Allons-nous enfin nous reposer? Nous entrons dans une pi?ce qui a, pour tout mobilier, un bahut, une table, deux bancs et un po?le. Le parquet est sale. Les murs suintent l'humidit?. La table est recouverte d'un enduit crasseux. Dans un coin, il y a une dizaine de paillasses, qui ne sont pas trop propres. Une odeur inf?me r?gne. Ne soyons pas d?go?t?s. Nous sommes prisonniers et nous en verrons bien d'autres sans doute.

? Jacques Boulenger

DE ROUVROIS A PIERREPONT

Nous n'avons pas dormi longtemps, mais ce peu de sommeil nous a suffi. Ai-je r?v?? O? suis-je? J'ai l'esprit lourd, comme un malade qui entre en convalescence. Je me frotte les yeux, et toute l'effroyable journ?e de la veille me revient ? la m?moire. Je regarde autour de moi. Quelle tristesse! D?j? mes camarades se l?vent. Ils ont les traits tir?s, les paupi?res plomb?es, la barbe longue, et tous se plaignent de courbature. Le m?me d?sespoir, que nous ne nous avouons pas, nous tient tous les quatre. Et c'est dans un silence navrant que nous faisons notre toilette, vaille que vaille, pour la premi?re fois depuis cinq jours. Depuis cinq jours, nous n'avions pu nous d?barbouiller: l'eau, ce matin, est une chose merveilleuse qui nous fait du bien.

Nous ne sommes pas seuls dans la chambre. Un homme de garde est l?, ba?onnette au canon, devant la porte, et il nous surveille de pr?s. Il n'a pas la physionomie d'un mauvais diable. Il louche un peu et montre un vif d?sir de causer avec nous. Il ne s'exprime d'ailleurs pas en un fran?ais trop incorrect.

Comme tous ceux que nous avons vus jusqu'ici, cet Allemand commence par nous parler de lui-m?me. Viendront ensuite les questions qu'il br?le de nous poser. C'est un proc?d? d'une habilet? assez pesante; mais, ? force d'entendre toujours les m?mes questions et les m?mes affirmations sur la guerre, la France et l'Angleterre, je me persuade que ces Boches r?citent une le?on apprise.

Ainsi pour cet homme. Il veut ?tre trop aimable. Il nous raconte qu'il a fait campagne en Russie et dans les Balkans. Il parle doucement, doucereusement m?me, et il nous sert des phrases effarantes sans avoir l'air d'y toucher. Il ne p?rore pas depuis cinq minutes, que d?j? il nous pousse sa charge contre l'Angleterre. D'abord, les Russes n'existent pas. Ce sont des soldats pour la forme. En fait, ils ne sont pas dangereux, et notre sentinelle en rit avec complaisance. Les Fran?ais ne leur ressemblent point. Voil? de bons soldats. Eux seuls ont oppos? ? l'Allemagne une r?sistance s?rieuse. Eux seuls emp?chent l'Allemagne d'arriver plus vite ? la victoire. La France sera vaincue, mais l'Allemagne estime la France comme elle le m?rite. Si seulement la France comprenait mieux son int?r?t! Mais elle s'est jet?e dans les bras de l'Angleterre; l'Angleterre la m?ne par le bout du nez, elle la saigne ? blanc sur les champs de bataille, elle la ruinera d'hommes et d'argent, et plus tard elle la mettra purement et simplement au nombre de ses colonies. Cette Angleterre est ha?ssable. C'est pourquoi notre homme la hait, et son sentiment est bien naturel, n'est-ce pas, puisque les Anglais font durer la guerre ? plaisir?

Notre homme n'en reste pas l?. Nous l'?coutons. Nous n'avons rien d'autre ? faire.

--La guerre est finie pour vous, dit-il. Vous serez bien en Allemagne, vous verrez. On a beaucoup d'?gards chez nous pour les officiers prisonniers.

Cette consid?ration personnelle ne nous ?meut gu?re. La sentinelle re?oit cette r?ponse, qui exclut toute sentimentalit?, que la certitude d'avoir la vie sauve ne suffit pas au bonheur d'un soldat fran?ais et que la captivit?, m?me dor?e, ? supposer qu'elle le soit, ne vaut pas la satisfaction de souffrir ? sa place dans la mis?re quotidienne de la tranch?e.

C'est tout un drame qui se joue l?, dans cette pauvre chambre de Rouvrois, entre un troupier allemand et des soldats de chez nous, un drame d'id?es et de caract?res qui reproduit en petit l'effroyable trag?die o?, des deux races aux prises de la mer du Nord ? la fronti?re suisse, l'une proclame le droit de vivre, et l'autre d?fend le droit de mourir. Le m?me malentendu se retrouve ici, car notre homme ne comprend rien ? notre attitude, et le regard ?tonn? dont il nous enveloppe signifie que d?cid?ment nous sommes de pi?tres individus, que nous ne serons jamais s?rieux et qu'enfin nous sommes pitoyables.

La journ?e du 10 mars devait nous offrir, d?s notre entr?e chez l'ennemi, un raccourci d'? peu pr?s tout ce que nous verrions par la suite. Sans plus tarder, nous allions conna?tre la profondeur du foss? qui s?pare la France lumineuse et libre de l'Allemagne asservie et embrum?e. D'un c?t?, des id?es; de l'autre, des app?tits; ici, des sentiments; l?, des m?thodes. Les deux peuples se touchent sans se confondre. Et ce n'est pas faute d'?tre ?clair?e sur nous que l'Allemagne garde ses principes ? elle. Ses hommes sont d'une curiosit? extraordinaire. Tout les int?resse de nous. Ils ne se lassent pas de nous interroger. Ils veulent savoir ? tout prix qui nous sommes, ce que nous pensons, ce que nous faisons, ce que nous voulons. Mais, qu'on ne l'ignore pas, ce n'est point pour s'am?liorer que l'Allemagne cherche ? s'instruire. Elle a des principes nettement arr?t?s. Rien ne pourra l'en distraire. Elle s'y tient comme un chien s'accroche ? un os. Et, si elle montre tant de curiosit? envers nous, c'est pour se convaincre un peu plus de sa sup?riorit? et se raffermir dans son orgueil.

Nous pensions que nous allions subir l'un apr?s l'autre, et s?par?ment, l'interrogatoire de rigueur. Il n'en fut rien. L'interpr?te n'?tait pas charg? de nous interroger. Il d?sirait seulement causer avec le capitaine. Quelle tendre sollicitude et quelle d?licatesse de savoir-vivre! Mais combien plut?t la ruse ?tait grossi?re! Car, sous le pr?texte d'une simple causerie, on voulait essayer de faire parler le plus ancien d'entre nous en lui donnant le change. Le capitaine ne s'y trompa point, et, quand il revint parmi nous, il nous rapportait des choses pr?cieuses, alors que son interlocuteur s'en allait les mains vides.

L'impression retir?e par nous de cet entretien d'allure famili?re confirme celle que nous avons eue d?j? en quittant le gourbi des Chambrettes: les Allemands sont inquiets au sujet de Verdun. Ils trouvent que le succ?s ne r?pond pas ? leur attente. Ils voudraient savoir si nous avons des r?serves d'infanterie et d'artillerie en arri?re de notre ligne, qui semble pr?caire, mais qui peut-?tre cache un pi?ge. Ils ne se fient pas aux d?clarations que leur ont faites quelques soldats fran?ais qu'ils ont captur?s, car ils ont plus d'une fois ?prouv? que ces d?clarations, fausses ? plaisir, ne servaient qu'? les ?garer. Comment obtenir qu'un officier parle? C'est bien difficile, et il faut emprunter des chemins d?tourn?s.

L'interpr?te croit que Verdun tombera, comme tous les Allemands le croient. Il estime n?anmoins que ce ne sera ni sans retard, ni sans pertes pour les assaillants. Mais il est d'une intelligence peut-?tre plus grande, ? moins que les id?es propag?es par le gouvernement de Berlin ne soient dos?es suivant les classes qu'on veut toucher, et, tandis que tous les troupiers allemands nous ont chaudement affirm? que la prise de Verdun terminerait les hostilit?s, il professe quant ? lui qu'elle ne servirait de rien dans la marche de la guerre. Verdun n'est point Paris. Quelle carte ce serait pourtant entre les mains de l'Allemagne!

--Si nous ne prenons pas Verdun, dit-il, nous ne pourrons pas nous montrer exigeants au moment de la paix.

A l'heure que sa patrie traverse une crise redoutable, est-il rien de plus r?confortant pour un prisonnier que d'assister ? la faillite des esp?rances du vainqueur et au commencement des d?ceptions d?moralisantes?

Nous ?coutions passionn?ment ces propos du capitaine, lorsqu'un nouvel officier entra dans la chambre. Apr?s l'?chec de l'autre, venait-il officiellement celui-ci?

Il est grand, de belle prestance sous l'uniforme gris, et m?me il ne manque pas d'une certaine ?l?gance. Il parle bien le fran?ais, il porte sous le bras gauche une liasse de dossiers, et il a ?t? sa casquette en entrant chez nous. Apr?s quelques paroles de politesse, il nous montre une feuille de papier ?colier o? sont inscrits d?j? quelques noms d'officiers, et il nous demande de nous inscrire ? notre tour. Nous consultons la liste: nous n'y voyons personne que nous connaissions, et nous remarquons seulement le nom de quelques officiers d'un r?giment de notre division. Cette petite c?r?monie termin?e, nous nous pr?parons ? une attaque en r?gle. En effet, elle a lieu, mais avec tant de tergiversations que nous n'aurons pas de peine ? garder le dessus.

Cet officier est un mauvais diplomate. Il nous dit:

--Regardez.

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