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Read Ebook: Voyages voyage de Laponie voyage de Flandre et de Hollande du Danemark de la Suède by Regnard Jean Fran Ois
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next PageEbook has 263 lines and 54804 words, and 6 pagesBIBLIOTH?QUE NATIONALE COLLECTION DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MODERNES REGNARD VOYAGES VOYAGE DE LAPONIE VOYAGE DE FLANDRE ET DE HOLLANDE DU DANEMARK.--DE LA SU?DE PARIS LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTH?QUE NATIONALE RUE DE RICHELIEU, 8, PR?S LE TH?ATRE-FRAN?AIS Ci-devant, rue de Valois, 2. VOYAGES Il est ordinaire aux voyageurs qui passent les mers de faire na?tre des orages; et tout ce qui n'est point calme est pour eux une temp?te continuelle qui brise leurs vaisseaux contre le firmament, et tant?t les jette jusque dans les enfers: ce sont les mani?res de parler de quelques-uns. Pour moi, sans amplifier les choses, je vous dirai que la mer Baltique est c?l?bre en naufrages, et qu'il est rare d'y passer pendant l'automne, car elle n'est point navigable l'hiver, sans y ?tre pris du mauvais temps. Nous avons ?t? oblig?s de rel?cher en cinq ou six endroits; et ce passage, qu'on fait ordinairement en trois ou quatre jours, nous a retenus. Ces disgr?ces ont servi ? quelque chose, et le temps que nous sommes demeur?s ? l'ancre n'a pas ?t? le plus mal employ? de ma vie. J'allais tous les jours passer quelques heures sur des rochers escarp?s, o? la hauteur des pr?cipices et la vue de la mer n'entretenaient pas mal mes r?veries. Ce fut dans ces conversations int?rieures que je m'ouvris tout entier ? moi-m?me, et que j'allais chercher dans les replis de mon coeur les sentiments les plus cach?s et les d?guisements les plus secrets, pour me mettre la v?rit? devant les yeux, sans fard, telle qu'elle ?tait en effet. Je jetai d'abord la vue sur les agitations de ma vie pass?e, les desseins sans ex?cution, les r?solutions sans suite, et les entreprises sans succ?s. Je consid?rai l'?tat de ma vie pr?sente, les voyages vagabonds, les changements de lieux, la diversit? des objets, et les mouvements continuels dont j'?tais agit?. Je me reconnus tout entier dans l'un et dans l'autre de ces ?tats, o? l'inconstance avait plus de part que toute autre chose, sans que l'amour-propre v?nt flatter le moindre trait qui emp?ch?t de me reconna?tre dans cette peinture. Je jugeai sainement de toutes choses. Je con?us que tout cela ?tait directement oppos? ? la soci?t? de la vie, qui consiste uniquement dans le repos; et que cette tranquillit? d'?me si heureuse se trouve dans une douce profession, qui nous arr?te comme l'ancre fait un vaisseau retenu au milieu de la temp?te. Tous ces desseins vagues, ces vues qui s'?tendent sur l'avenir, les chim?res, les imaginations de fortune, sont des fant?mes qui nous abusent, que nous prenons plaisir de nous former, et avec lesquels notre esprit nous joue. Tous les obstacles que l'ambition fait na?tre, loin de nous arr?ter, doivent nous faire d?fier de nous-m?mes, et nous faire appr?hender davantage. Vous savez, monsieur, comme moi, que le choix d'un ?tat est ce qu'il y a de plus difficile dans la vie: c'est ce qui fait qu'il y a tant de gens qui n'en embrassent aucun, et qui, demeurant dans une indolence continuelle, ne vivent pas comme ils voudraient, mais comme ils ont commenc?, soit par la crainte des f?cheux ?v?nements, soit par l'amour de la mollesse et la fuite du travail, ou par quelques autres raisons. Il y en a d'autres qu'un ?chec ne fixe pas enti?rement, et, se laissant toujours emporter ? cette l?g?ret? qui leur est naturelle, pour ?tre dans le port, ils n'en sont pas plus en repos: ce sont de nouveaux desseins qui les agitent, et de nouvelles id?es de fortune qui les tourmentent. Ces gens ne changent que pour le plaisir de changer, et par une l?g?ret? naturelle; ce qu'ils ont quitt? leur pla?t toujours infiniment davantage que ce qu'ils ont pris. Toute la vie de ces personnes est une continuelle agitation; et si on les voit quelquefois se fixer sur la fin de leurs jours, ce n'est pas la haine du changement qui les retient, mais la lenteur de la vieillesse, incapable de mouvement, qui les emp?che de rien entreprendre: semblables ? ces gens inquiets qui ne peuvent dormir, et qui, ? force de se tourner, trouvent enfin le repos que la lassitude leur procure. Je ne sais lequel de ces deux ?tats est le plus ? plaindre, mais je sais qu'ils sont tous deux extr?mement f?cheux. De l? viennent ces d?r?glements de l'?me, ces passions immod?r?es qui font qu'on souhaite plus qu'on ne peut ou qu'on n'ose entreprendre; qu'on craint tout, qu'on esp?re tout et qu'on cherche ailleurs un bonheur qu'on ne peut trouver que chez soi. De l? viennent ces ennuis, ces d?go?ts de soi-m?me, ces impatiences de son oisivet?, ces plaintes qu'on fait de ce qu'on n'a rien ? faire. Tout d?pla?t, la compagnie est ? charge, la solitude est affreuse, la lumi?re fait peine, les t?n?bres affligent, l'agitation lasse, le repos endort, le monde est odieux; et l'on devient enfin insupportable ? soi-m?me. Il n'y a rien que ces sortes de personnes ne veuillent; et la pr?vention qu'ils ont d'eux-m?mes les pousse ? tout entreprendre. L'ambition leur fait tout trouver possible; mais le courage leur manque et leur irr?solution les arr?te. L'?l?vement des autres, qu'ils ont continuellement devant les yeux, sert tant?t ? entretenir leurs vagues desseins et ? fomenter leur ambition, et tant?t ? les exposer en proie ? la jalousie. Ils souffrent impatiemment la fortune des autres; ils souhaitent leur abaissement parce qu'ils n'ont pu s'?lever, et la destruction de leur fortune parce qu'ils d?sesp?rent d'en faire une pareille. Ces gens accusent continuellement la cruaut? de leur mauvaise fortune, se plaignant toujours de la duret? du si?cle et de la d?pravation du genre humain: ils entreprennent des voyages de long cours; ils s'arrachent de leur patrie, et cherchent des climats qu'un autre soleil ?chauffe. Tant?t ils se commettent ? l'incl?mence de la mer, et tant?t rebut?s, ou de son calme ou de ses orages, ils se remettent sur terre. Aujourd'hui la mollesse de l'Italie leur pla?t, et ils n'y sont pas plut?t qu'ils regrettent la France avec tous ses plaisirs. Sortons de la ville dira l'un, la vertu y est opprim?e, le vice et le luxe y r?gnent, et je ne saurais plus y supporter le bruit. Retournons ? la ville, dira-t-il bient?t apr?s; je languis dans la solitude: l'homme n'est pas n? pour vivre avec les b?tes, et il y a trop longtemps que je n'entends plus ce doux fracas qui se trouve dans la confusion de la ville. Un voyage n'est pas plus t?t fini, qu'il en entreprend un autre. Ainsi, se fuyant toujours lui-m?me, il ne peut s'?viter; il porte toujours avec lui son inconstance; et la source de son mal est dans lui-m?me, sans qu'il la connaisse. VOYAGE DE LAPONIE Les voyages ont leurs travaux comme leurs plaisirs; mais les fatigues qui se trouvent dans cet exercice, loin de nous rebuter, accroissent ordinairement l'envie de voyager. Cette passion, irrit?e par les peines, nous engage insensiblement ? aller plus loin que nous ne voudrions; et l'on sort souvent de chez soi pour n'aller qu'en Hollande, qu'on se trouve, je ne sais comment, jusqu'au bout du monde. La m?me chose m'est arriv?e, monsieur. J'appris ? Amsterdam que la cour de Danemark ?tait ? Oldembourg, qui n'en est qu'? trois journ?es: j'eusse t?moign? beaucoup de m?pris pour cette cour, et bien peu de curiosit?, si je n'eusse ?t? la voir. Je partis donc pour Oldembourg; mais le hasard, qui me voulait conduire plus loin, en avait fait partir le roi deux jours avant que j'y arrivasse. On me dit que je le trouverais encore ? Altona, qui est a une port?e de mousquet de Hambourg. Je crus ?tre oblig? d'honneur ? poursuivre mon dessein, et ? faire encore deux ou trois jours de marche pour voir ce que je souhaitais. De plus, Hambourg est une ville hans?atique fameuse pour le commerce qu'elle entretient avec toute la terre, et recommandable par ses fortifications et son gouvernement. J'y devais rencontrer la cour de Danemark; je n'y vis cependant qu'une partie de ce que je voulais voir: je n'y trouvai que la reine m?re et le prince Georges, son fils, qui allaient aux eaux de Pyrmont. Je vis Hambourg, dont je fus fort content; mais, apr?s avoir tant fait de chemin pour voir le roi, je crus devoir l'aller chercher dans la ville capitale, o? je devais infailliblement le trouver. J'entrepris le voyage de Copenhague. M. l'ambassadeur me pr?senta au roi; j'eus l'honneur de lui baiser la main et de l'entretenir quelque temps. Le s?jour que je fis ? Copenhague me fut infiniment agr?able, et j'y trouvai les dames si spirituelles et si bien faites, que j'aurais eu bien de la peine ? les quitter, si l'on ne m'e?t assur? que j'en trouverais en Su?de d'aussi aimables. L'extr?me envie que j'avais de voir aussi le roi de Su?de m'engagea ? partir pour Stockholm. Nous e?mes l'honneur de saluer le roi et de l'entretenir pendant une heure enti?re. Ayant connu que nous voyagions pour notre curiosit?, il nous dit que la Laponie m?ritait d'?tre vue par les curieux, tant par sa situation que pour les habitants, qui y vivent d'une mani?re tout ? fait inconnue au reste des Europ?ens, et commanda m?me au comte Steint-Bielke, grand tr?sorier, de nous donner toutes les recommandations n?cessaires, si nous voulions faire ce voyage. Le moyen, monsieur, de r?sister au conseil d'un roi, et d'un grand roi comme celui de Su?de! Ne peut-on pas avec son aveu entreprendre toutes choses? et peut-on ?tre malheureux dans une entreprise qu'il a lui-m?me conseill?e, et dont il a souhait? le succ?s? Les avis des rois sont des commandements: cela fut cause que, apr?s avoir mis ordre ? toutes choses, nous m?mes ? la voile pour Torno le mercredi 23 juillet 1681, sur le midi, apr?s avoir salu? M. Steint-Bielke, grand tr?sorier, qui, suivant l'ordre qu'il avait re?u du roi son ma?tre, nous donna des recommandations pour les gouverneurs des provinces par o? nous devions passer. Nous f?mes port?s d'un sud-ouest jusqu'? Vacsol, o? l'on visite les vaisseaux. Nous admir?mes, en y allant, la bizarre situation de Stockholm. Il est presque incroyable qu'on ait choisi un lieu comme celui o? l'on voit cette ville pour en faire la capitale d'un royaume aussi grand que celui de Su?de. On dit que les fondateurs de cette ville, cherchant un lieu pour la faire, jet?rent un b?ton dans la mer, dans le dessein de la b?tir au lieu o? il s'arr?terait: ce b?ton s'arr?ta o? l'on voit pr?sentement cette ville, qui n'a rien d'affreux que sa situation; car les b?timents en sont fort superbes, et les habitants fort civils. Nous v?mes la petite ?le d'Aland, ? quarante milles de Stockholm; cette ?le est tr?s-fertile, et sert de retraite aux ?lans, qui y passent de Livonie et de Car?lie, lorsque l'hiver leur a fait un passage sur les glaces. Cet animal est de la hauteur d'un cheval, et d'un poil tirant sur le blanc; il porte un bois comme un daim, et a le pied de m?me fort long; mais il le surpasse en l?g?ret? et en force, dont il se sert contre les loups, avec lesquels il se bat souvent. La peau de cet animal appartient au roi; et les paysans sont oblig?s, sous peine de la vie, de la porter au gouverneur. En quittant cette ?le, nous perd?mes la terre de vue, et ne la rev?mes que le vendredi matin, ? la hauteur d'Hernen ou Hernesand, ?loign?e de Stockholm de cent milles, qui valent trois cents lieues de France; et le vent demeurant toujours extr?mement violent, nous ne f?mes pas longtemps ? d?couvrir les ?les d'Ulfen, Schagen et Goben; en sorte que, le samedi matin, nous trouv?mes que nous avions laiss? l'Angermanie, et que nous ?tions ? la hauteur d'Urna, premi?re ville de Laponie, qui prend son nom du fleuve qui l'arrose. Cette ville donne son nom ? toute la province qu'on appelle Urna Lapmark. Elle se trouve au trente-huiti?me degr? de longitude et au soixante-cinqui?me onze minutes de latitude, ?loign?e de Stockholm de cent cinquante milles, faisant environ quatre cent cinquante lieues fran?aises. Nous d?couvr?mes le samedi les ?les de Quercken; et le vent, continuant toujours sud-sud-ouest, nous fit voir sur le midi la petite ?le de Ratan; et sur les quatre heures du m?me jour, nous nous trouv?mes ? la hauteur du cap de Burockluben. Le vent demeurant toujours extr?mement favorable, nous arriv?mes ? une lieue de Torno, o? nous mouill?mes l'ancre. Il est assez difficile de croire qu'on ait pu faire un aussi long chemin que celui que nous f?mes en quatre jours de temps. On compte de Stockholm ? Torno deux cents milles de Su?de par mer, qui valent six cents lieues de France; et nous f?mes tout ce chemin avec un vent de sud et sud-sud-ouest si favorable et si violent, qu'?tant partis le mercredi de Stockholm, nous arriv?mes ? la m?me heure le dimanche suivant, sans avoir ?t? oblig?s de changer les voiles pendant tout le voyage. Torno est situ? ? l'extr?mit? du golfe Bothnique, au quarante-deuxi?me degr? vingt-sept minutes de longitude, et au soixante-septi?me de latitude. C'est la derni?re ville du monde du c?t? du nord; le reste jusqu'au cap n'?tant habit? que par des Lapons, gens sauvages qui n'ont aucune demeure fixe. Nous loge?mes chez le patron de la barque qui nous avait amen?s de Stockholm. Nous ne trouv?mes pas sa femme chez lui; elle ?tait all?e ? une foire qui se faisait ? dix ou douze lieues de l?, pour troquer du sel et de la farine contre des peaux de rennes, de petits-gris et autres: car tout le commerce de ce pays se fait ordinairement en troc; et les Russes et les Lapons ne font gu?re de march?s autrement. Nous all?mes le jour suivant, lundi, pour voir Joannes Tornaeus, homme docte, qui a tourn? en lapon tous les psaumes de David, et qui a ?crit leur histoire. C'?tait un pr?tre de la campagne: il ?tait mort depuis trois jours, et nous le trouv?mes ?tendu dans son cercueil avec des habits conformes ? sa profession, et qu'on lui avait fait faire expr?s: il ?tait fort regrett? dans le pays, et avait voyag? dans une bonne partie de l'Europe. Sa femme ?tait d'un autre c?t?, couch?e sur son lit, qui t?moignait, par ses soupirs et par ses pleurs, le regret qu'elle avait de perdre un tel mari. Quantit? d'autres femmes ses amies environnaient le lit, et r?pondaient par leurs g?missements ? la douleur de la veuve. Nous all?mes ensuite chez une personne qui ?tait en notre compagnie: la m?re nous re?ut avec toute l'affection possible; et ces gens, qui n'avaient jamais vu de Fran?ais, ne savaient comment nous t?moigner la joie qu'ils avaient de nous voir en leur pays. Le mardi, on nous apporta quantit? de fourrures ? acheter, de grandes couvertures fourr?es de peaux de li?vre blanc, qu'on voulait donner pour un ?cu. On nous montra aussi des habits de Lapons, faits de peaux de jeunes rennes, avec tout l'?quipage, les bottes, les gants, les souliers, la ceinture et le bonnet. Nous all?mes le m?me jour ? la chasse autour de la maison: nous trouv?mes quantit? de b?casses sauvages, et autres animaux inconnus en nos pays, et nous nous ?tonn?mes que les habitants que nous rencontrions dans le pays ne nous fuyaient pas moins que le gibier. Le mercredi, nous re??mes visite des bourgmestres de la ville et du bailli, qui nous firent offre de service en tout ce qui serait en leur pouvoir. Ils nous vinrent prendre apr?s le d?ner dans leurs barques, et nous men?rent chez le pr?tre de la ville, gendre du d?funt Tornaeus. Le jeudi, dernier juillet, nous part?mes de Torno dans un petit bateau finlandais, fait expr?s pour aller dans ce pays: sa longueur peut ?tre de douze pieds, et sa largeur de trois. Il ne se peut rien voir de si bien travaill? ni de si l?ger; en sorte que deux ou trois hommes peuvent porter facilement ce b?timent lorsqu'ils sont oblig?s de passer les cataractes du fleuve, qui sont si imp?tueuses qu'elles roulent des pierres d'une grosseur extraordinaire. Nous f?mes oblig?s d'aller ? pied presque tout le reste de la journ?e, ? cause des torrents qui tombaient des montagnes, et d'un vent imp?tueux qui faisait entrer l'eau dans le bateau avec une telle abondance, que, si l'on n'e?t ?t? extr?mement prompt ? la vider, il e?t ?t? bient?t rempli. Nous all?mes le long de la rivi?re toujours chassant; nous tu?mes quelques pi?ces de gibier, et nous admir?mes la quantit? de canards, d'oies, de courlis, et de plusieurs autres oiseaux que nous rencontrions ? chaque pas. Nous ne f?mes pas ce jour-l? tout le chemin que nous avions d?termin? de faire, ? cause d'une pluie violente qui nous surprit, et nous obligea de passer la nuit dans une maison de paysan, ? une lieue et demie de Torno. Nous march?mes tout le vendredi sans nous reposer, et nous f?mes depuis quatre heures du matin jusqu'? la nuit ? faire trois milles; si l'on peut appeler la nuit un temps o? l'on voit toujours le soleil, sans que l'on puisse faire aucune distinction du jour au lendemain. Nous f?mes plus de la moiti? du chemin ? pied, ? cause des torrents effroyables qu'il fallut surmonter. Nous f?mes m?me oblig?s de porter notre bateau pendant quelque espace de chemin, et nous e?mes le plaisir de voir en m?me temps descendre deux petites barques au milieu de ces cataractes. L'oiseau le plus vite et le plus l?ger ne peut aller de cette imp?tuosit?; et la vue ne peut suivre la course de ces b?timents, qui se d?robent aux yeux, et s'enfoncent tant?t dans les vagues, o? ils semblent ensevelis, et tant?t se rel?vent d'une hauteur surprenante. Pendant cette course rapide, le pilote est debout, et emploie toute son industrie ? ?viter des pierres d'une grosseur extraordinaire, et ? passer au milieu des rochers, qui ne laissent justement que la largeur du bateau, et qui briseraient ces petites chaloupes en mille pi?ces, si elles y touchaient le moins du monde. Nous tu?mes ce jour-l? dans les bois deux faisandeaux, trois canards et deux cercelles, sans nous ?loigner de notre chemin, pendant lequel nous f?mes extr?mement incommod?s des moucherons, qui sont la peste de ce pays, et qui nous firent d?sesp?rer. Les Lapons n'ont point d'autre rem?de contre ces maudits animaux que d'emplir de fum?e le lieu o? ils demeurent; et nous remarqu?mes sur le chemin que, pour garantir leur b?tail de ces b?tes importunes, ils allument un grand feu dans les endroits o? paissent leurs vaches , ? la fum?e duquel elles se mettent, et chassent ainsi les moucherons, qui n'y sauraient durer. Nous f?mes la m?me chose, et nous nous enferm?mes, lorsque nous f?mes arriv?s chez un Allemand qui est depuis trente ans dans le pays, et qui re?oit le tribut des Lapons pour le roi de Su?de. Il nous dit que ce peuple ?tait oblig? de se trouver en un certain lieu qu'on lui assigne l'ann?e pr?c?dente pour apporter ce qu'il doit, et qu'on prenait ordinairement le temps de l'hiver, ? cause de la commodit? qu'il donne aux Lapons de venir sur les glaces par le moyen de leurs rennes. Le tribut qu'ils payent est peu de chose; et c'est une politique du roi de Su?de, qui, pour tenir toujours ces peuples tributaires ? sa couronne, ne les charge que d'un m?diocre imp?t, de peur que les Lapons, qui n'ont point de demeure fixe, et ? qui toute l'?tendue de la Laponie sert de maison, n'aillent sur les terres d'un autre, pour ?viter les vexations du prince de qui ils seraient trop surcharg?s. Il y a pourtant de ces peuples qui payent plusieurs tributs ? diff?rents Etats; et quelquefois un Lapon sera tributaire du roi de Su?de, de celui de Danemark, et du grand-duc de Moscovie. Ils payeront au premier, parce qu'ils demeurent sur ses Etats; ? l'autre, parce qu'il leur permet de p?cher du c?t? de la Norw?ge, qui lui appartient; et au troisi?me, ? cause qu'ils peuvent aller chasser sur ses terres. Vous n'auriez jamais cru, monsieur, que les Bothniens, gens extr?mement sauvages, eussent imit? les Romains dans leur luxe et dans leurs plaisirs; mais vous vous ?tonnerez encore davantage quand je vous aurai dit que ces m?mes gens, qui ont des bains chez eux comme les empereurs, n'ont pas de pain ? manger. Ils vivent d'un peu de lait, et se nourrissent de la plus tendre ?corce qui se trouve au sommet des pins. Ils la prennent lorsque l'arbre jette sa s?ve; et, apr?s l'avoir expos?e quelque temps au soleil, ils la mettent dans de grands paniers sous terre, sur laquelle ils allument du feu, qui lui donne une couleur et un go?t assez agr?able. Voil?, monsieur, quelle est pendant toute l'ann?e la nourriture de ces gens, qui cherchent avec soin les d?lices du bain, et qui peuvent se passer de pain. Nous f?mes assez heureux ? la chasse le dimanche: nous rapport?mes quantit? de gibier, mais nous ne v?mes rien qui m?rite d'?tre ?crit, qu'une paire de ces longues planches de bois de sapin avec lesquelles les Lapons courent d'une si extraordinaire vitesse, qu'il n'est point d'animal, si prompt qu'il puisse ?tre, qu'ils n'attrapent facilement, lorsque la neige est assez dure pour les soutenir. Ces planches, extr?mement ?paisses, sont de la longueur de deux aunes, et larges d'un demi-pied; elles sont relev?es en pointe sur le devant, et perc?es au milieu dans l'?paisseur, qui est assez consid?rable en cet endroit pour pouvoir y passer un cuir qui tient les pieds fermes et immobiles. Le Lapon qui est dessus tient un long b?ton ? la main, o?, d'un c?t?, est attach? un rond de bois, afin qu'il n'entre pas dans la neige, et de l'autre un fer pointu. Il se sert de ce b?ton pour se donner le premier mouvement, pour se soutenir en courant, pour se conduire dans sa course, et pour s'arr?ter quand il veut; c'est aussi avec cette arme qu'il perce les b?tes qu'il poursuit, lorsqu'il en est assez pr?s. Il est assez difficile de se figurer la vitesse de ces gens, qui peuvent avec ces instruments surpasser la course des b?tes les plus vites; mais il est impossible de concevoir comment ils peuvent se soutenir en descendant les fonds les plus pr?cipit?s, et comment ils peuvent monter les montagnes les plus escarp?es. C'est pourtant, monsieur, ce qu'ils font avec une adresse qui surpasse l'imagination, et qui est si naturelle aux gens de ce pays, que les femmes ne sont pas moins adroites que les hommes ? se servir de ces planches. Elles vont visiter leurs parents, et entreprennent de cette mani?re les voyages les plus difficiles et les plus longs. Le lundi ne fut remarquable que par la quantit? de gibier que nous v?mes et que nous tu?mes; nous avions ce jour-l? plus de vingt pi?ces dans notre d?pense: il est vrai que nous achet?mes cinq ou six canards de quelques paysans qui venaient de les prendre. Ces gens n'ont point d'autres armes pour aller ? la chasse que l'arc ou l'arbal?te. Ils se servent de l'arc contre les plus grandes b?tes, comme les ours, les loups et les rennes sauvages; et lorsqu'ils veulent prendre des animaux moins consid?rables, ils emploient l'arbal?te, qui ne diff?re des n?tres que par sa grandeur. Les habitants de ce pays sont si adroits ? se servir des armes, qu'ils sont s?rs de frapper le but d'aussi loin qu'ils le peuvent voir. L'oiseau le plus petit ne leur ?chappe pas; et il s'en trouve m?me quelques-uns qui donneront dans la t?te d'une aiguille. Les fl?ches dont ils se servent sont diff?rentes: les unes sont arm?es de fer ou d'os de poisson, et les autres sont rondes, de la figure d'une boule coup?e par la moiti?. Ils se servent des premi?res pour l'arc, lorsqu'ils vont aux grandes chasses; et des autres pour l'arbal?te, quand ils rencontrent des animaux qu'ils peuvent tuer sans leur faire une plaie si dangereuse. Ils emploient ces m?mes fl?ches rondes contre les petits-gris, les martres et les hermines, afin de conserver les peaux enti?res; et parce qu'il est difficile qu'il n'y reste la marque que le coup a laiss?e, les plus habiles ne manquent jamais de les toucher o? ils veulent, et les frappent ordinairement ? la t?te, qui est l'endroit de la peau le moins estim?. Nous arriv?mes le mardi ? Kones, et nous y rest?mes le mercredi pour nous reposer, et voir travailler aux forges de fer et de cuivre qui sont en ce lieu. Nous admir?mes les mani?res de fondre ces m?taux, et de pr?parer le cuivre avant qu'on en puisse faire des pelotes, qui sont la monnaie du pays lorsqu'elle est marqu?e du coin du prince. Ce qui nous ?tonna le plus, ce fut de voir un de ces forgerons approcher de la fournaise, et prendre avec sa main du cuivre que la violence du feu avait fondu comme de l'eau, et le tenir ainsi quelque temps. Rien n'est plus affreux que ces demeures; les torrents qui tombent des montagnes, les rochers et les bois qui les environnent, la noirceur et l'air sauvage des forgerons, tout contribue ? former l'horreur de ce lieu. Ces solitudes affreuses ne laissent pas que d'avoir leur agr?ment et de plaire quelquefois autant que les lieux les plus magnifiques; et ce fut au milieu de ces rochers que je laissai couler ces vers d'une veine qui avait ?t? longtemps st?rile. Tranquilles et sombres for?ts, O? le soleil ne luit jamais Qu'au travers de mille feuillages, Que vous avez pour moi d'attraits! Et qu'il est doux, sous vos ombrages, De pouvoir respirer en paix! Que j'aime ? voir vos ch?nes verts, Presque aussi vieux que l'univers, Qui, malgr? la nature ?mue Et ses plus cruels aquilons, Sont aussi s?rs pr?s de la nue Que les ?pis dans les sillons! Et vous, imp?tueux torrents, Qui sur les rochers murmurants Roulez vos eaux avec contrainte, Que le bruit que vous excitez Cause de respect et de crainte A tous ceux que vous arr?tez! Quelquefois vos rapides eaux, Venant arr?ter les roseaux, Forment des ?tangs pacifiques O? les plongeons et les canards, Et tous les oiseaux aquatiques, Viennent fondre de toutes parts. D'un c?t? l'on voit les poissons Qui, sans craindre les hame?ons, Quittent leurs demeures profondes, Et, pour prendre un plaisir nouveau, Las de fol?trer dans les ondes, S'?lancent, et sautent sur l'eau. Tous ces ?difices d?truits, Et ces respectables d?bris Qu'on voit sur cette roche obscure, Sont plus beaux que les b?timents O? l'or, l'azur et la peinture Forment les moindres ornements. Le temps y laisse quelques trous Pour la demeure des hiboux; Et les b?tes d'un cri funeste, Les oiseaux sacr?s ? la nuit, Dans l'horreur de cette retraite Trouvent toujours un s?r r?duit. Nous part?mes de ces forges, pour aller ? d'autres qui en sont ?loign?es de dix-huit milles de Su?de, qui valent environ cinquante lieues de France. Nous nous serv?mes toujours de la m?me voie, n'y en ayant point d'autre dans le pays, et continu?mes notre chemin au nord sur la rivi?re. Nous appr?mes qu'elle changeait de nom, et que les habitants l'appelaient Wilnama Suanda. Nous pass?mes toute la nuit sur l'eau, et nous arriv?mes le lendemain, vendredi, dans une pauvre cabane de paysan, dans laquelle nous ne trouv?mes personne. Toute la famille, qui consistait en cinq ou six personnes, ?tait dehors; une partie ?tait dans les bois, et l'autre ?tait all?e ? la p?che du brochet. Ce poisson, qu'ils s?chent, leur sert de nourriture toute l'ann?e: ils ne le prennent point avec des r?ts, comme on fait les autres; mais, en allumant du feu sur la proue de leur petite barque, ils attirent le poisson ? la lueur de cette flamme, et le harponnent avec un long b?ton arm? de fer, de la mani?re qu'on nous repr?sente un trident. Ils en prennent en quantit?, et d'une grosseur extraordinaire; et la nature, comme une bonne m?re, leur refusant la fertilit? de la terre, leur accorde l'abondance des eaux. Plus l'on avance dans le pays, et plus la mis?re est extr?me. On ne conna?t plus l'usage du bl?: les os de poisson, broy?s avec l'?corce des arbres, leur servent de pain; et, malgr? cette m?chante nourriture, ces pauvres gens vivent dans une sant? parfaite. Ne connaissant point de m?decins, il ne faut pas s'?tonner s'ils ignorent aussi les maladies, et s'ils vont jusqu'? une vieillesse si avanc?e qu'ils passent ordinairement cent ans, et quelques-uns cent cinquante. Nous ne f?mes le samedi que fort peu de chemin, ?tant rest?s tout le jour dans une petite maison, qui est la derni?re qui se rencontre dans le pays. Nous e?mes diff?rents plaisirs pendant le temps que nous s?journ?mes dans cette cabane. Le premier fut de nous occuper tous ? diff?rents exercices aussit?t que nous f?mes arriv?s. L'un coupait un arbre sec dans le bois prochain, et le tra?nait avec peine au lieu destin?; l'autre, apr?s avoir tir? le feu d'un caillou, soufflait de tous ses poumons pour l'allumer; quelques-uns ?taient occup?s ? accommoder un agneau qu'ils venaient de tuer; et d'autres, plus pr?voyants, laissant ces petits soins pour en prendre de plus importants, allaient chercher sur un ?tang voisin, tout couvert de poisson, quelque chose pour le lendemain. Ce plaisir fut suivi d'un autre; car sit?t qu'on se fut lev? de table, on fut d'avis, ? cause des n?cessit?s pressantes, d'ordonner une chasse g?n?rale. Tout le monde se pr?para pour cela; et, ayant pris deux petites barques avec deux paysans avec nous, nous nous abandonn?mes sur la rivi?re ? notre bonne fortune. Nous f?mes la chasse la plus plaisante du monde et la plus particuli?re. Il est inou? qu'on se soit jamais servi en France de b?tons pour chasser; mais il n'en est pas de m?me dans ce pays: le gibier y est si abondant, qu'on se sert de fouet et m?me de b?ton pour le tuer. Les oiseaux que nous pr?mes davantage, ce fut des plongeons; et nous admirions l'adresse de nos gens ? les attraper. Ils les suivaient partout o? ils les voyaient; et lorsqu'ils les apercevaient nageant entre deux eaux, ils lan?aient leur b?ton et leur ?crasaient la t?te dans le fond de l'eau avec tant d'adresse, qu'il est difficile de se figurer la promptitude avec laquelle ils font cette action. Pour nous, qui n'?tions point faits ? ces sortes de chasses, et de qui les yeux n'?taient pas assez fins pour percer jusque dans le fond de la rivi?re, nous frappions au hasard dans les endroits o? nous voyions qu'ils frappaient, et sans autres armes que des b?tons, nous f?mes tant, qu'en moins de deux heures nous nous v?mes plus de vingt ou vingt-cinq pi?ces de gibier. Nous retourn?mes ? notre petite habitation, fort contents d'avoir vu cette chasse, et encore plus de rapporter avec nous de quoi vivre pendant quelque temps. Une bonne fortune, comme une mauvaise, vient rarement seule; et quelques paysans ayant appris la nouvelle de notre arriv?e, qui s'?tait r?pandue bien loin dans le pays, en partie par curiosit? de nous voir, et en partie pour avoir de notre argent, nous apport?rent un mouton, que nous achet?mes cinq ou six sous, et qui accrut nos provisions de telle sorte que nous nous cr?mes assez munis pour entreprendre trois jours de marche, pendant lesquels nous ne devions trouver aucune maison. Nous part?mes donc le dimanche du matin, c'est-?-dire ? dix heures; car le soin que nous avions de nous reposer faisait que nous ne nous mettions gu?re en chemin devant ce temps. Add to tbrJar First Page Next Page |
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