Read Ebook: Mémoires de Mme la Comtesse de Genlis by Genlis St Phanie F Licit Comtesse De Carette Madame Editor
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next PageEbook has 424 lines and 79684 words, and 9 pagesonneau que l'on devait remplir d'eau. Un jour que j'?tais seule au ch?teau, je vis par ma fen?tre le charretier Jean partir, conduisant ? pied son ?quipage. Il me parut charmant de monter sur ce gros cheval, et d'aller ainsi chercher mon eau moi-m?me. Je descendis pr?cipitamment dans la cour, Jean m'?tablit jambe de-ci, jambe de-l?, sur le cou de son cheval, et nous part?mes. Je trouvai cette promenade si agr?able, que pendant dix ou douze jours je n'en fis pas d'autres. Je pris ainsi un grand go?t d'?quitation, et l'on me permit de monter un vieux petit cheval gris qui avait encore de bonnes jambes; on me fit faire un habit d'amazone, et l'on me trouva si bien ? cheval, qu'on me donna un grand beau cheval navarrin, qui, quoique plus vieux que moi, avait une grande vitesse et des jambes tr?s s?res. Quelques mois apr?s, M. Bourgeois, officier de fortune en garnison ? Chauny, et un tr?s grand homme de cheval, me trouvant parfaitement pos?e, voulut me donner des le?ons; j'en pris tous les jours pendant huit mois, et je devins tr?s habile. Cet exercice, que j'aimais passionn?ment, fortifia beaucoup ma sant?. Nous faisions souvent de tr?s longues chasses de sanglier. Un jour j'imaginai de me perdre expr?s, dans l'espoir qu'il m'arriverait une aventure extraordinaire. Je m'enfon?ai dans des routes d?tourn?es, ayant bien soin de tourner le dos ? la chasse, et de fuir le bruit des chiens et des cors. Bient?t j'eus la satisfaction de ne plus rien entendre et de me trouver dans des lieux tout ? fait inconnus. Je poussais toujours mon cheval au galop; ce que je d?sirais ?tait de rencontrer un ch?teau que je n'eusse jamais vu, d'y trouver des habitants pleins d'esprit et de politesse me donnant l'hospitalit?. Au bout de trois heures, courant toujours au hasard, cherchant vainement, je commen?ai ? m'inqui?ter, j'imaginai que j'?tais au moins ? douze lieues de Genlis; j'avais faim, je ne voyais point de g?te, et je m'avisai tout ? coup de penser que l'on ?tait, au ch?teau de Genlis, dans de vives alarmes; enfin, apr?s avoir err? encore longtemps, je rencontrai un b?cheron qui m'apprit, ? mon grand ?tonnement, que je n'?tais qu'? trois lieues de Genlis. Je lui demandai de m'y conduire: il fallut aller au pas et je n'y arrivai qu'? la nuit ferm?e. On avait envoy? de tous les c?t?s, dans les bois immenses de Genlis, des hommes ? cheval sonnant du cor; M. de Genlis ?tait aussi ? ma poursuite et ne revint qu'une heure apr?s moi. Je fus horriblement grond?e, et je le m?ritais; j'eus la bonne foi d'avouer que je m'?tais perdue ? dessein, et je donnai ma parole qu'? l'avenir je ne chercherais plus des terres inconnues. Nous retourn?mes ? Paris pour le mariage de mon beau-fr?re. Il ?pousa mademoiselle de Vilmeur, ?g?e de quinze ans; M. le marquis de Puisieux consentit ? lui servir de p?re, et mon beau-fr?re d?cida que je lui servirais de m?re: ce qui fut assez singulier, non seulement parce que je n'avais que trois ans et demi de plus que la mari?e, mais parce que j'allais voir pour la premi?re fois ? cette c?r?monie ce chef de la famille qui m'avais jusque-l? montr? tant de rigueur, et qui serait oblig? de me conduire dans l'?glise; ce qu'il fit de fort bonne gr?ce. Il ?tait tr?s par?; il avait son cordon bleu pass? par-dessus son habit, il me parut ?blouissant et terrible. Comme il me donnait la main, il s'aper?ut que je tremblais: < Toute la compagnie resta jusqu'? onze heures du soir. Mais les nouveaux mari?s, M. de Genlis et moi nous pass?mes six jours dans cette maison. Ce temps me suffit pour prendre une grande amiti? pour ma belle-soeur. Elle ?tait belle, et sa figure e?t ?t? charmante, sans un rire d?sagr?able, qui ne montrait pas de belles dents, et qui laissait voir deux doigts de gencives toujours gonfl?es; mais quand elle ne riait pas, son visage ?tait beau et tr?s agr?able; aussi M. de Villepaton disait d'elle:--Que s?rieusement parlant elle ?tait tr?s jolie. Elle avait re?u une ?ducation fort n?glig?e, cependant elle n'?tait jamais oisive, elle aimait l'ouvrage, brodait parfaitement, et ?tait adroite comme une f?e. Elle ?tait tr?s violente, et fort contrariante; elle avait des obstinations d'enfant, mais au fond elle ?tait bonne, obligeante, naturelle, et tr?s gaie. Nous n'avons jamais eu ensemble la plus l?g?re dispute, et je fus enchant?e d'avoir une compagne si jeune et si aimable pour moi. En quittant la Planchette nous all?mes tous ? Genlis. Mon fr?re passa cette ann?e ? Genlis; il venait d'?tre re?u dans le g?nie, et avait subi son examen du cours de Bezout avec la plus grande distinction. J'eus une grande joie de le revoir; il ?tait fort joli, tr?s na?f et d'une gaiet? d'enfant. Un soir qu'il y avait du monde au ch?teau, et que ma belle-soeur et MM. de Genlis jouaient apr?s le souper au reversi, mon fr?re me proposa une promenade dans la cour, qui ?tait immense, sabl?e et remplie de fleurs; j'y consentis. Quand nous f?mes dans la cour, il eut envie d'aller faire un tour dans le village; je ne demandai pas mieux: il ?tait dix heures, tous les cabarets ?taient ?clair?s, et l'on voyait ? travers les vitres, les paysans buvant du cidre; je remarquai avec surprise qu'ils avaient tous l'air tr?s grave. Il prit ? mon fr?re une gaiet?, il frappa contre les vitres en criant:--Bonnes gens, vendez-vous du sacr? chien? et apr?s cet exploit il m'entra?na en courant dans une petite ruelle obscure, ? c?t? de ces cabarets, o? nous nous cach?mes en mourant de rire. Notre joie s'augmenta encore en entendant le cabaretier sur le pas de sa porte, menacer de coups de gourdin les polissons qui avaient frapp? aux vitres. Mon fr?re m'expliqua que sacr? chien voulait dire de l'eau-de-vie. Je trouvai cela si charmant, que je voulus aller ? un autre cabaret voisin, faire cette jolie demande, qui eut le m?me succ?s; nous r?p?t?mes plusieurs fois cette agr?able plaisanterie, nous disputant ? qui dirait sacr? chien, et finissant par le dire en duo, et toujours ? chaque fois nous sauvant ? toutes jambes dans la petite ruelle, o? nous faisions des rires ? tomber par terre. Mon fr?re resta six semaines avec nous. M. de Genlis, avec beaucoup de gr?ce, lui donna tout ce qui lui pouvait ?tre utile ou agr?able dans une garnison o? il devait rester longtemps. Nous retourn?mes ? Paris, M. de Genlis et moi, au mois d'ao?t, dans une jolie maison avec un jardin, dans le cul-de-sac Saint-Dominique, dont mon beau-fr?re avait lou? le rez-de-chauss?e, et nous lou?mes le premier. Le 4 septembre je mis au monde ma ch?re Caroline, cette cr?ature ang?lique, qui a fait pendant vingt-deux ans mon bonheur et ma gloire, dont la perte irr?parable a ?t? la plus grande douleur et le plus grand malheur de ma vie! Elle vint au monde belle comme un ange, et ce visage enchanteur a ?t? depuis l'instant de sa naissance jusqu'au tombeau, ce qu'on a jamais vu de plus parfait; je ne la nourris point, ce n'?tait pas la mode encore; d'ailleurs, dans notre situation je ne l'aurais pas pu, ?tant oblig?e d'?tre toujours en courses et en voyages. Elle fut nourrie ? deux petites lieues de Genlis, dans un village appel? Comanchon. Madame la mar?chale d'?tr?e vint me voir; elle m'apporta, en pr?sent, de tr?s belles ?toffes des Indes, et m'annon?a que son p?re et sa m?re me recevraient avec plaisir, et que madame de Puisieux me pr?senterait ? la cour. Au bout de cinq semaines j'allai chez madame de Puisieux, dont j'avais une peur extr?me; comme de ma vie je n'ai fait des avances quand on a eu de la s?cheresse pour moi, je fus tr?s froide et tr?s silencieuse. Je ne lui plus gu?re. Huit jours apr?s, elle me mena ? Versailles, ce qui fut un vrai supplice pour moi, parce que ce fut t?te ? t?te dans sa voiture. Elle ne me parla que de la mani?re dont je devais me coiffer, m'exhortant d'un ton critique ? ne pas me coiffer si haut qu'? mon ordinaire, m'assurant que cela d?plairait beaucoup ? mesdames et ? la vieille reine. Je r?pondis simplement: < Il y avait ? Genlis la plus grande baignoire que j'aie jamais vue, on aurait pu y tenir ? l'aise quatre personnes. Un jour je proposai ? ma belle-soeur de nous y baigner dans du lait pur, et d'aller acheter, dans les environs, tout le lait des fermes. Nous nous d?guis?mes en paysannes, et mont?es sur des ?nes, et conduites par le charretier Jean, mon premier ma?tre d'?quitation, nous part?mes de Genlis ? six heures du matin, et nous all?mes ? deux lieues ? la ronde de tous les c?t?s demander tout le lait des chaumi?res, en ordonnant de porter ce lait le lendemain de grand matin au ch?teau de Genlis. Nous pr?mes un bain de lait, ce qui est la plus agr?able chose du monde; nous avions fait couvrir la surface du bain de feuilles de roses, et nous rest?mes plus de deux heures dans ce charmant bain. J'ai ?t? tr?s heureuse ? Genlis, surtout depuis le mariage de mon beau-fr?re; mais mon mari avait voulu absolument lui payer une petite pension, et je n'aurais pas ?t? plus ma?tresse dans mon propre ch?teau, gr?ce aux ?gards et ? la d?licatesse de mon beau-fr?re et de sa femme. Ma belle-soeur, dans un ?ge o? naturellement on aime ? faire la ma?tresse de maison, n'avait nullement cette manie; elle voulait, avec toute la gr?ce d'un excellent caract?re, que j'ordonnasse aussi librement qu'elle; jamais elle ne souffrit que les domestiques, en parlant d'elle, l'appelassent madame tout court; ils la d?signaient par son titre, comme moi par le mien. Ce sont l? de petites choses, mais elles m?ritent d'?tre rapport?es; elles peignent des sentiments nobles et d?licats. J'exer?ais la m?decine, ? Genlis, de concert avec M. Racine, le barbier du village, qui venait toujours tr?s gravement me consulter quand il avait des malades. Nous allions les voir ensemble; toutes mes ordonnances se bornaient ? de simples tisanes et du bouillon, que j'envoyais commun?ment du ch?teau. Je servais du moins ? mod?rer la passion de M. Racine pour l'?m?tique, qu'il prescrivait pour presque tous les maux. Je m'?tais perfectionn?e dans l'art de saigner; des paysans venaient souvent me prier de les saigner, ce que je faisais; mais comme on sut que je leur donnais toujours vingt-quatre ou trente sous apr?s une saign?e, j'eus bient?t un grand nombre de pratiques, et je me doutai que mes trente sous me les attiraient; alors je ne saignai plus que sur l'ordonnance de M. Millet, chirurgien de la F?re, qui venait ? Genlis tous les huit ou dix jours. Nous pass?mes l'hiver suivant ? Paris: j'avais vingt ans. J'allais, une fois la semaine, d?ner chez ma tante, madame de Montesson, ou avec elle chez madame la marquise de La Haye, ma grand'm?re. Ces derniers d?ners-l? ne m'?taient nullement agr?ables, ma grand'm?re ?tait d'une s?cheresse extr?me pour moi, et comme elle avait sur son visage une ?norme quantit? de rouge et de blanc, qu'elle se peignait les sourcils et les cheveux pour r?parer des ans l'irr?parable outrage, elle ne me paraissait gu?re respectable. En outre de ces d?ners, j'allais, de temps en temps, le matin, chez ma grand'm?re, pendant qu'elle ?tait ? sa toilette; c'?tait l'heure qu'elle m'avait donn?e, je la trouvais toujours seule devant son grand miroir, et entour?e de ses femmes: elle me faisait les plus insipides sermons que j'aie jamais entendus. Le jour de la semaine o? je d?nais chez ma tante ou chez ma grand'm?re, madame de Montesson me menait faire des visites dans la soir?e, c'?tait chez mesdames les princesses de Chimay; celle qui a ?t? depuis dame d'honneur de la reine ?tait fort belle encore, et un ange par la conduite; nous allions aussi chez madame la duchesse de Mazarin, chez madame de Gourgue, madame la marquise de Livri, madame la duchesse de Chaulnes, et madame la comtesse de la Messais, une femme tr?s aimable et tr?s spirituelle; notre journ?e se terminait toujours par aller souper chez l'une des trois derni?res personnes que je viens de nommer ou chez madame de La Reyni?re, femme du fermier g?n?ral. C'?tait une personne de trente-cinq ans, tr?s vaporeuse, tr?s f?ch?e de n'?tre pas mari?e ? la cour, mais belle, obligeante, polie, et faisant les honneurs d'une grande maison avec beaucoup de noblesse et de gr?ce. Ma tante ne l'aimait pas; et je m'aper?us que presque toutes les dames de la cour ?taient, au fond de l'?me, jalouses de la beaut? de madame de La Reyni?re, de l'extr?me magnificence de sa maison, et de la riche ?l?gance de sa toilette. Madame de La Reyni?re voyait la meilleure compagnie. Madame de Tess? et madame d'Egmont la jeune sont les derni?res femmes minaudi?res que j'aie vues dans le grand monde; les mines et les mouches ?taient d?j? pass?es de mode pour les femmes de l'?ge que j'avais alors. Madame la comtesse d'Egmont la jeune, fille du mar?chal de Richelieu, chez laquelle j'avais soup? plusieurs fois avec madame de Montesson, ?tait d'une figure charmante, malgr? sa mauvaise sant?; elle n'avait alors que vingt-huit ou vingt-neuf ans, et le plus joli visage que j'aie vu. Elle faisait beaucoup trop de mines, mais toutes ses mines ?taient jolies. Son esprit ressemblait ? sa figure; il ?tait mani?r? et n?anmoins rempli de gr?ce. Je crois que madame d'Egmont n'?tait que singuli?re et non affect?e; elle ?tait n?e ainsi. Elle a fait beaucoup de grandes passions; on pouvait lui reprocher un sentiment romanesque qu'elle a conserv? longtemps, mais ses moeurs ont toujours ?t? pures. Le fameux com?dien Grandval nous faisait r?p?ter nos r?les, il joua m?me avec nous. M. le duc d'Orl?ans jouait fort rondement les r?les de paysans. Je vis l?, ? nos r?p?titions, Coll? et Sedaine, qui n'?taient aimables ni l'un ni l'autre. Carmontel, lecteur de M. le duc d'Orl?ans venait dans le salon ? l'issue du d?ner, pour peindre dans un grand livre toutes les personnes qui arrivaient ? Villers-Cotterets; tous ces portraits ?taient en profil et en charge, mais ressemblants, et formaient une collection curieuse. On ne lui donnait qu'une s?ance. Il me peignit jouant de la harpe, mais fort en laid: j'avais un petit front, qu'il fit beaucoup trop grand, ce qui ?tait de la ressemblance. M. le duc d'Orl?ans voulut me voir jouer des proverbes avec Carmontel, qui jouait avec perfection les maris bourrus et de mauvaise humeur; c'?tait sans nulle charge, et avec un naturel et un comique parfaits, mais il n'avait que ce seul genre. M. de Donazan et M. d'Albaret jou?rent avec nous; ma tante ne voulut pas jouer, mais nous excit?mes un tel enthousiasme, que nous consent?mes ? jouer tous les soirs. Ma tante, ? la fin du voyage, eut un succ?s tr?s singulier et tr?s ?clatant. Cette histoire est assez extraordinaire pour la conter avec d?tail. Depuis mon mariage, ma tante me t?moignait beaucoup d'amiti?, et j'en avais pris une si vive pour elle, que ce sentiment avait triomph? de mes souvenirs et de mes rancunes. J'attribuais la duret? de ses proc?d?s avec ma m?re ? sa l?g?ret? et ? une avarice que je ne pouvais me dissimuler, qui ?tait son d?faut dominant; d'ailleurs je ne lui en voyais pas d'autres; elle avait une grande ?galit? d'humeur, de la gaiet?; je la croyais franche et sensible, elle me caressait excessivement, j'?tais persuad?e qu'elle avait en moi la plus grande confiance, et je l'aimais ? la folie: elle m'avait confi? que M. le duc d'Orl?ans ?tait amoureux d'elle. Ma tante parlait fort bien de la vertu, je lui voyais m?me des sentiments religieux. Quant ? M. le duc d'Orl?ans, elle me disait qu'elle avait pour lui une tendre amiti?, et qu'elle faisait tous ses efforts pour le gu?rir d'une passion malheureuse. J'avoue que je ne croyais pas cela, car le contraire sautait aux yeux; mais je n'attribuais sa conduite avec lui qu'? sa coquetterie naturelle, et je ne lui supposais pas le moindre dessein d'ambition. Monsigny, l'un des plus honn?tes hommes que j'aie connus, et qui avait beaucoup d'esprit naturel, se passionna pour ma voix et pour ma harpe, et venait tous les jours faire de la musique avec moi dans ma chambre. Je pris de l'amiti? pour lui; nous causions tout en faisant de la musique; il me contait beaucoup de petites choses curieuses, et il m'en dit une qui me parut surprenante. C'est que ma tante lui avait recommand? en secret, ainsi qu'? Sedaine, de ne lui donner que des louanges aux r?p?titions , et de ne lui donner des avis qu'en particulier; elle disait que cela l'encourageait. Monsigny et Sedaine pensaient bien qu'il s'agissait de la faire valoir aupr?s de M. le duc d'Orl?ans, et ? cet ?gard ils la secondaient ? merveille, car ils lui prodiguaient les ?loges. Ce man?ge lui r?ussit parfaitement; M. le duc d'Orl?ans ?tait persuad? qu'elle avait des talents miraculeux. Ce prince, tr?s faible, et qui n'?tait pas dou? du caract?re et de l'esprit de Henri le Grand, ne savait rien juger par lui-m?me; il ne voyait que par les yeux des autres. Un jour, une personne de Reims amena un jeune musicien qui jouait du tympanon d'une mani?re surprenante; madame de Puisieux regretta que je n'en susse pas jouer. Je recueillis cette parole; et le soir m?me je convins, en secret, avec le musicien, qu'il viendrait tous les jours ? six heures et demie du matin, me donner une le?on; je pris r?guli?rement ces le?ons dans le garde-meuble, au haut de la maison, pendant quinze jours, et en outre en revenant de la promenade du matin, j'allais toute seule jouer du tympanon au moins trois heures, et, au bout de trois semaines, je jouais aussi bien que mon ma?tre, deux airs, le menuet d'Eaudet, et la Furstemberg, avec plusieurs variations. M. de Genlis, dans ma confidence, m'avait fait faire un joli petit habit ? l'Alsacienne, en ?carlate et juste ? la taille. Je le mis un matin, en faisant tresser mes longs cheveux sans poudre autour de ma t?te comme les Strasbourgeoises, je mis par-dessus cette coiffure, pour la cacher, ce qu'on appelait alors une baigneuse, et par-dessus mon habit une robe n?glig?e et un manteau de taffetas noir, et, sous le pr?texte d'une migraine, j'allai d?ner avec ce double habillement. Apr?s le d?ner, un valet de chambre vint dire qu'une jeune Alsacienne, jouant du tympanon, demandait ? ?tre entendue, madame de Puisieux donna l'ordre de la faire entrer; je me levai en disant que j'allais la chercher. Je courus dans la chambre voisine; je jetai vite sur une table ma baigneuse et ma robe; je pris mon tympanon, et presque au m?me instant je rentrai dans le salon; la surprise fut inexprimable, et elle augmenta encore lorsqu'on m'entendit jouer du tympanon. Monsieur et madame de Puisieux vinrent m'embrasser avec une tendresse et un attendrissement, qui me r?compens?rent bien de la peine que j'avais prise. On me fit porter pendant plus de douze ou quinze jours mon habit alsacien, afin de donner ? tout ce qui venait ? Sillery une repr?sentation de cette petite sc?ne. Ce n'est pas sans dessein que j'entre dans ces petits d?tails, ils ne seront pas sans utilit? pour les jeunes personnes qui liront cet ouvrage. Je voudrais leur persuader que la jeunesse n'est heureuse que lorsqu'elle est aimable, c'est-?-dire docile, modeste, attentive, et que le v?ritable r?le d'une jeune personne est de plaire dans sa famille, et d'y porter la gaiet?, l'amusement et la joie. Lorsque dans l'?ge le plus brillant de la vie, on y porte l'ennui, on a toujours tort. Examinez bien toutes les jeunes personnes insipides et ennuyeuses, vous les trouverez indolentes, oisives, et surtout ?go?stes, ne pensant qu'? elles, et ne s'occupant jamais des autres. Je passai cet hiver dans une assez grande dissipation. J'allais tr?s peu aux spectacles, et je n'allai que deux fois au bal de l'Op?ra; mais les bals particuliers, les d?ners chez madame de Puisieux, chez ma tante, les soupers priv?s, les visites, me prenaient beaucoup de temps. Il prit ? ma tante cette ann?e des fantaisies qui me caus?rent beaucoup d'ennui; elle voulut jouer de la harpe, et essayer de faire des vers. Je lui donnai des le?ons de harpe tous les jours o? j'allais d?ner chez elle, et c'est une ?coli?re qui ne m'a jamais fait honneur. M. le duc d'Orl?ans ?tait toujours aussi amoureux d'elle. M. de Montesson avait quatre-vingt-sept ans, et ma tante songeait s?rieusement ? la fortune qu'elle a faite depuis. L'ambition donnait ? ma tante des inventions merveilleuses, et je conterai bient?t ce d?tail, qui est tr?s curieux. Je vais parler auparavant de sa soci?t?. Son amie intime ?tait madame la pr?sidente de Gourgues, soeur de M. de Lamoignon. C'?tait une personne toujours malade, et presque toujours couch?e sur une chaise longue, avec une passion platonique et malheureuse pour le chevalier, depuis marquis de Jaucour, celui qu'on appelait < Le chevalier de Jaucour avait une figure tr?s agr?able, un visage rond, plein et p?le, des yeux noirs, de jolis traits, des cheveux bruns, n?glig?s et d?poudr?s, il ressemblait en effet ? un clair de lune. Sa taille ?tait noble, il avait bonne gr?ce. Son caract?re ?tait excellent, plein de droiture et de loyaut?. Il avait fait plusieurs campagnes de guerre, ?tant entr? au service ? douze ans, il avait montr? autant d'intelligence militaire que de bravoure. Son esprit ?tait comme son caract?re, sage et raisonnable. A l'un de ces soupers, ma tante dit que j'avais peur des revenants. Alors madame de Gourgues proposa au chevalier de Jaucour, de me conter < Le chevalier, n? en Bourgogne, fut ?lev? dans un coll?ge ? Autun. Il avait douze ans, lorsque son p?re qui voulait l'envoyer ? l'arm?e sous la conduite d'un de ses oncles, le fit venir dans son ch?teau. Le soir m?me apr?s le souper on le conduisit dans une grande chambre o? il devait coucher, on ?tablit sur une esp?ce de tr?pied au milieu de la chambre une lampe allum?e, et on le laissa seul. Il se d?shabilla et se mit au lit sur-le-champ, en laissant br?ler la lampe. Il n'avait nulle envie de dormir; et, comme il avait ? peine regard? sa chambre en y entrant, il se mit ? la consid?rer. Ses yeux se port?rent sur la vieille tenture de tapisserie ? personnages qui se trouvait vis-?-vis de lui; le sujet en ?tait bizarre; elle repr?sentait un temple dont les portes ?taient ferm?es. Sur le haut de l'escalier de cet ?difice ?tait debout une esp?ce de pontife ou de grand-pr?tre, v?tu d'une longue robe blanche; il tenait d'une main une poign?e de verges, et de l'autre une clef. Tout ? coup le chevalier, qui regardait fixement cette figure, se frotta les yeux, croyant avoir un ?blouissement, ensuite il regarde de nouveau, et la surprise et le saisissement le glacent et le rendent immobile!... Il voyait cette figure se mouvoir, et descendre gravement les marches de l'escalier!... Enfin, la voil? hors de la tapisserie et dans la chambre, qu'elle traverse; elle arrive tout pr?s du lit; et s'adressant ? ce pauvre enfant, p?trifi? par la terreur, elle lui dit bien distinctement ces paroles:--Ces verges fustigeront un grand nombre; quand tu les verras s'agiter, n'h?site pas ? prendre la clef des champs que voil?... A ces mots la figure tourne le dos, s'?loigne, se rapproche de la tapisserie, remonte l'escalier et se remet ? sa place. Le chevalier, baign? d'une sueur froide, fut pendant plus d'un quart d'heure tellement priv? de force, qu'il ?tait hors d'?tat d'appeler; enfin on vint; n'osant confier cette aventure ? un domestique, il dit seulement qu'il se trouvait mal, et l'on resta aupr?s de lui tout le reste de la nuit. Le lendemain le comte de Jaucour son p?re, l'interrogeant sur ce qu'il avait eu la nuit, il conta sa vision. Au lieu de se moquer de lui, comme le chevalier s'y attendait, le comte l'?couta fort s?rieusement, ensuite il dit:--Rien n'est plus extraordinaire, car mon p?re dans sa premi?re jeunesse eut aussi dans cette m?me chambre, avec le m?me personnage repr?sent? dans cette antique tapisserie, une sc?ne fort ?trange... Le chevalier aurait bien d?sir? savoir le d?tail de cette vision de son grand-p?re, mais le comte n'en voulut pas dire davantage, il ordonna m?me ? son fils de ne lui en plus parler; et le jour m?me le comte fit d?tendre toute cette tapisserie, qu'il fit br?ler en sa pr?sence dans la cour du ch?teau. Voil? cette fameuse histoire dans toute sa na?vet?. Madame Radcliff e?t ?t? bien heureuse de la savoir, et je crois que le chevalier de Jaucour ? l'?poque de la R?volution se la rappela; ce qu'il y a de certain, c'est qu'il prit la clef des champs, lorsqu'il vit les verges s'agiter. Il n'h?sita pas ? quitter la France. Revenons ? la soci?t? de ma tante; sa meilleure amie, apr?s madame de Gourgues, ?tait la duchesse de Chaulnes, fille du duc de Chevreuse. Elle ?tait jolie, mais elle manquait absolument d'esprit et de naturel, et elle avait mille pr?tentions ridicules. C'est la seule femme que j'aie connue dont on ait pu dire justement, comme de certains hommes, qu'elle avait de la fatuit?. Il y en avait dans son maintien, dans ses mani?res, dans son ton et dans tous ses discours. Au reste, elle avait une tr?s bonne conduite; on l'avait mari?e fort jeune ? une esp?ce de fou, qui, le lendemain de son mariage disparut subitement pour aller en ?gypte. Il y resta plusieurs ann?es, et ? son retour il ne voulut jamais revoir sa femme. Une autre amie de ma tante ?tait la princesse de Chimay douairi?re, personne fort insignifiante, qui n'avait ni le m?rite, ni l'?l?gante figure de l'autre princesse de Chimay, si int?ressante par sa conduite, sa pi?t?, ses vertus, et que nous avons vue depuis dame d'honneur de la reine. Les autres amies de ma tante ?taient madame de la Massais, dont j'ai d?j? parl?, et la marquise de Livri. Cette derni?re ?tait jeune, bonne et originale; elle ?tait si vive et si naturelle, qu'elle oubliait continuellement tous les usages du monde; elle avait trente-quatre ou trente-cinq ans. Les femmes de cet ?ge portaient alors non des souliers, mais ce qu'on appelait des mules, c'est-?-dire des chaussures sans quartiers, qui ne renfermaient que le petit bout du pied, le tout port? sur de hauts talons, comme nous en avions toutes dans ce temps. Je n'ai jamais compris comment on pouvait marcher avec ces petites pantoufles. Un soir, chez madame de Livri, o? je soupais avec ma tante, pour la premi?re fois, et avec beaucoup de monde, madame de Livri eut une dispute avec le marquis d'Hautefeuille, qui ?tait ? l'autre bout de la chambre; elle s'anima par degr?s, et enfin ? tel point, que, tout ? coup, elle tira de son pied une de ses petites mules, et la lui jeta ? la t?te. C'?tait v?ritablement une pantoufle de Cendrillon, car elle avait le plus joli petit pied du monde. Rien ne m'a jamais caus? plus de surprise; cependant cette folie me la fit prendre en amiti?; je lui en ai vu faire mille de ce genre, qui m'ont toujours paru charmantes, parce qu'elles ?taient parfaitement naturelles, et que cette femme, si peu mesur?e dans ses discours et dans un cercle, ne ressemblait ? aucune autre, et ?tait aussi raisonnable et aussi sage dans toutes les choses essentielles, qu'elle l'?tait peu dans la soci?t?. Ma tante voyait habituellement en hommes le comte de Chabot, dont j'ai d?j? parl?; le chevalier de Coigny, qu'on appelait < A la premi?re repr?sentation de cet op?ra, ma tante, apr?s les deux premiers actes, alla s'habiller en jeune berg?re; je la suivis dans la chambre ? c?t? du th??tre o? elle fit sa toilette. Elle n'?tait pas contrefaite, mais elle avait une ?paule infiniment plus grosse que l'autre, ce qui rendait son dos tr?s d?fectueux quand rien ne cachait ou ne d?guisait ce d?faut, et son petit corset de berg?re le laissait voir enti?rement. Je l'en avertis, mais sa femme de chambre par flatterie soutint que l'habit allait en perfection. Comme ma tante paraissait le croire, je pris un miroir que je pla?ai derri?re elle, et je lui fis voir parfaitement dans sa glace son dos, qui ?tait v?ritablement ridicule; elle le regarda, et, ? ma grande surprise, elle fut tout ? fait de l'avis de mademoiselle Legrand, sa femme de chambre. On joua trois fois cet op?ra. Nous jou?mes des proverbes, je fis beaucoup de musique, je fis danser plusieurs fois avec ma harpe: ce voyage fut tr?s brillant. Madame la princesse de Beauvau, et madame de Poix, y pass?rent plusieurs jours. La premi?re, soeur de MM. de Chabot et de Jarnac, avait, je crois, alors trente-cinq ou trente-six ans, et elle ?tait, ? mon avis, la femme la plus distingu?e de la soci?t?, par l'esprit, le ton, les mani?res, et l'air franc et ouvert qui lui ?tait particulier. Sa politesse ?tait ? la fois obligeante et noble; on voyait promptement sa sup?riorit?, on ne la sentait jamais d'une mani?re embarrassante. Elle avait dans toute sa personne une aisance communicative. J'ai ?prouv? souvent qu'apr?s avoir pass? une demi-heure avec elle, je n'avais plus la moiti? de ma timidit? naturelle. Elle avait ?pous? par amour M. de Beauvau; et jamais dans le monde un mari et une femme n'ont eu un maintien d'amour conjugal de meilleur go?t et plus parfait. Madame de Poix ?tait charmante; sa taille n'avait rien de d?fectueux, mais elle n'?tait pas belle, et elle boitait. Elle avait une brillante fra?cheur, et le plus joli visage. Elle ?tait gaie, naturelle, spirituelle et piquante. Tous ces avantages, qui sont en g?n?ral de dangereux ?cueils pour les femmes, n'ont servi qu'? l'agr?ment de la vie de madame de Poix, sa r?putation est toujours rest?e intacte. Je vis aussi ? l'Ile-Adam madame la princesse d'H?nin, que j'avais d?j? rencontr?e dans le monde; elle ?tait fort jeune et d'une figure charmante, mais elle n'a dur? qu'un moment; l'hiver d'ensuite, son teint ?tait g?t?, et elle n'?tait plus jolie. Elle avait dans ses mani?res quelque chose de trop form? pour une jeune personne de dix-huit ans; on disait qu'elle avait de l'esprit. Je n'en ai jamais pu juger. Elle ?tait de ces personnes qui, dans le monde, ne causent que tout bas, seulement avec leur amis, ? table, o? elles les font placer pr?s d'elles, et hors de table dans l'embrasure des fen?tres, se persuadant qu'elles ne peuvent ?tre v?ritablement appr?ci?es que dans le petit cercle de leur intimit?. Nous trouv?mes encore ? l'Ile-Adam la mar?chale de Luxembourg et madame de Lauzun. Je ne pouvais me lasser de contempler cette derni?re, qui avait la plus int?ressante figure, et le plus noble et le plus doux maintien que j'aie jamais vu; elle ?tait d'une extr?me timidit?, sans ?tre insipide; d'une obligeance, d'une bont? toujours soutenues, sans aucune fadeur; il y avait en elle un m?lange original et piquant de finesse et de na?vet?. La mar?chale, comme je l'ai dit, ?tait l'oracle du bon ton. Ses d?cisions sur la mani?re d'?tre dans le grand monde ?taient sans appel. Elle avait fait ? cet ?gard des r?flexions tr?s fines et tr?s spirituelles, mais que souvent elle g?n?ralisait fort mal ? propos. En voici un trait comique: un matin , nous attendions pour la messe M. le prince de Conti; nous ?tions dans le salon assises autour d'une table ronde sur laquelle nous avions pos? tous nos livres d'heures, que la mar?chale s'amusait ? feuilleter. Tout ? coup elle s'arr?ta sur deux ou trois pri?res particuli?res qui lui parurent du plus mauvais go?t, et dont en effet les expressions ?taient bizarres. Comme elle critiquait avec amertume ces pri?res, je lui objectai doucement qu'il suffisait qu'elles fussent dites avec pi?t?, parce que certainement Dieu ne faisait nulle attention ? ce que nous appelons un bon ou un mauvais ton.--Eh bien, madame, s'?cria la mar?chale tr?s s?rieusement, ne croyez pas cela... Un ?clat de rire g?n?ral l'interrompit. Elle ne s'en f?cha point: mais au fond elle resta persuad?e que le juge supr?me de tout ce qui est essentiellement bon, ne d?daigne pas de l'?tre aussi de notre ton et de nos mani?res; et que, m?me dans des oeuvres ?galement m?ritoires, il tient toujours quelque compte de la gr?ce et de l'?l?gance. A ce voyage, ma tante eut de fr?quentes attaques de coliques, mais toujours en se retirant chez elle pour se coucher, ce qui ne la privait d'aucun des plaisirs de la soci?t?. Comme, avant de quitter le salon, elle se plaignait tout bas ? ses amis, et surtout ? M. le duc d'Orl?ans, nous la suivions dans sa chambre. L? elle se couchait sur un canap?, et g?missait pendant trois quarts d'heure, ni plus ni moins. Durant ce temps, madame de Choisi, une de ses amies et moi, nous lui faisions chauffer des serviettes dans un cabinet voisin; M. le duc d'Orl?ans, les larmes aux yeux, restait aupr?s d'elle. Madame de Montesson ne me fit point de confidences positives, mais plusieurs fois elle me fit entendre vaguement qu'elle avait de grandes peines de coeur; je ne la questionnai pas, et pendant tout ce voyage nous en rest?mes l?. Ma premi?re entrevue avec Rousseau ne fait pas honneur ? mon esprit, mais elle a quelque chose de singulier et de comique. Rousseau venait presque tous les jours d?ner chez nous, et je n'avais remarqu? en lui, durant cinq mois, ni susceptibilit?, ni caprice, lorsque nous pens?mes nous brouiller pour un sujet bizarre. Il aimait beaucoup une sorte de vin de Sillery, couleur de pelure d'oignon; M. de Genlis lui demanda la permission de lui en envoyer, en ajoutant qu'il le recevait lui-m?me en pr?sent de son oncle. Rousseau r?pondit qu'il lui ferait grand plaisir de lui en envoyer deux bouteilles. Le lendemain matin M. de Genlis fit porter chez lui un panier de vingt-cinq bouteilles de ce vin, ce qui choqua Rousseau ? tel point qu'il renvoya sur-le-champ le panier tout entier, avec un billet de trois lignes qui me parut fou, car il exprimait avec ?nergie le d?dain, la col?re et un ressentiment implacable. M. de Genlis, confondu, demanda ? M. de Sauvigny quelle raison Rousseau donnait de ce caprice; M. de Sauvigny r?pondit qu'il disait qu'apparemment on croyait qu'il n'avait modestement demand? deux bouteilles que pour avoir un pr?sent, que cette id?e ?tait injurieuse, etc. Je me flattai pourtant que ce singulier mouvement d'humeur se dissiperait promptement, et je sentis que tout ce que j'avais de mieux ? faire ?tait de n'avoir pas l'air de le remarquer. Je ne voulus pas faire la moindre d?marche pour ramener un homme si injuste. Je ne l'ai jamais revu depuis. Deux ou trois ans apr?s, sachant, par mademoiselle Thouin, du Jardin du Roi, dont il voyait souvent le fr?re, qu'il ?tait f?ch? qu'il fall?t des billets pour entrer dans les jardins de Monceaux, qu'il aimait particuli?rement, j'obtins pour lui une clef du jardin, avec la permission d'aller s'y promener tous les jours et ? toute heure, et je lui envoyai cette clef par mademoiselle Thouin. Il me fit remercier; et j'en restai l?. Ma tante continuait ? ?tre malade, elle d?solait M. le duc d'Orl?ans. En m?me temps, M. de Montesson se mourait. Tout annon?ait le d?nouement souhait?. Madame de Montesson me mena plusieurs fois souper chez madame la duchesse de Mazarin, la personne la plus malheureuse en beaut?, en magnificence et en f?tes qu'on ait jamais vue dans le monde. On disait que la f?e Guignon Guignolant avait pr?sid? ? sa naissance; elle ?tait fra?che et tr?s belle, et ne plaisait ? personne. Elle avait des diamants superbes; quand elle les portait, on disait qu'elle ressemblait ? un lustre. Ses soupers ?taient les meilleurs de Paris; on s'en moquait, parce que les mets y ?taient un peu d?guis?s. Elle ?tait obligeante et polie, on pr?tendait qu'elle ?tait m?chante. Elle ne manquait pas d'esprit, et sans cesse elle faisait et disait les choses du monde les plus d?plac?es. Son faste ?tait extr?me, et elle avait la r?putation d'?tre avare; elle donnait les f?tes les plus magnifiques, et il s'y passait toujours quelque chose de ridicule. Un jour, dans le cours de l'hiver, elle con?ut l'id?e de donner, dans sa superbe maison de Paris, une f?te champ?tre. Elle rassemble un monde ?norme dans son salon nouvellement d?cor? et rempli de glaces, dont la plupart, plac?es dans des esp?ces de niches, occupaient tout le lambris jusqu'au parquet. A l'extr?mit? de ce salon ?tait un cabinet qu'on avait rempli de feuillages et de fleurs, et, en ouvrant une porte, on devait voir ? travers un transparent un v?ritable troupeau de moutons bien blancs, bien savonn?s, d?filer dans ce bocage et conduits par une berg?re, danseuse de l'Op?ra. Tandis que l'on pr?parait cette sc?ne, et que la compagnie dansait dans le salon, les moutons s'?chapp?rent, on ne sait comment, et, sans chien et sans berg?re, se pr?cipit?rent en tumulte dans le salon, dispers?rent les danseurs et furent donner de grands coups de t?te dans les glaces; les bonds, les b?lements du troupeau effarouch?, le bruit qu'ils faisaient en fendant et brisant les glaces, les cris et la fuite des femmes, les ?clats de rire des danseurs, form?rent une sc?ne beaucoup plus amusante que n'aurait pu l'?tre la pastorale, dont cet accident priva l'assembl?e. Pour moi je la trouvais une bonne femme, parce qu'elle ?tait grasse et rieuse. Il y avait ? cette ?poque ? la cour de fort jolies femmes, entre autres la comtesse Jules, depuis duchesse de Polignac. Cette derni?re avait une vilaine taille, quoique parfaitement droite, mais petite, sans d?licatesse et sans ?l?gance; son visage e?t ?t? sans d?faut, si elle avait eu un front passable; ce front ?tait grand, d'une forme d?sagr?able, et un peu brun, quoique le reste de son visage f?t tr?s blanc. Quand la mode s'?tablit de rabattre les cheveux presque jusqu'aux sourcils, le visage de la comtesse Jules devint v?ritablement enchanteur; il y avait dans sa physionomie une candeur touchante, et en m?me temps de la finesse; son regard et son sourire ?taient c?lestes. Les portraits qui restent d'elle sont tr?s enlaidis, et ne donnent m?me pas l'id?e de ce d?licieux visage. Elle ?tait douce et bienveillante, ses mani?res ?taient simples, et la faveur dont elle a joui n'a jamais rien chang? ? son ext?rieur. On disait qu'elle avait peu d'esprit; pour moi, je ne la trouvais dans la soci?t? ni born?e ni m?me insipide. Madame la princesse de Monaco avait alors trente-deux ans; elle ?tait belle encore, surtout par la fra?cheur; son visage ?tait trop large, et ses traits aplatis. Je crois que ce fut cette ann?e que le roi de Danemark vint en France. J'allai presque ? toutes les f?tes qu'on lui donna, et qui furent de la plus grande magnificence. Toutes les femmes y ?taient couvertes de pierreries; celles qui n'en avaient point en emprunt?rent ou en lou?rent ? des joailliers. Je n'ai jamais vu r?unis tant de diamants, surtout ? la f?te donn?e par le duc de Villars, et ? celle du Palais-Royal. A cette derni?re il y avait plus de vingt femmes dont les robes en ?taient garnies. Il arriva ? ce sujet une singuli?re chose ? madame de Berchini. Elle avait beaucoup de diamants, tous emprunt?s, et entre autres une ?norme quantit? de chatons. C'?taient des diamants, mont?s un ? un, et d?tach?s de mani?re qu'on les enfilait en dessous par la monture, et on en bordait des rubans, ou l'on en formait des colliers ? plusieurs rangs, que l'on serrait contre le cou. En passant pour aller souper, plac?e au milieu d'une longue file de femmes, madame de Berchini ?touffa de son mieux un malheureux ?ternuement qui fit casser son collier de chatons; elle en rattrapa quelques-uns, mais la plus grande partie tomba ? terre et fut balay?e par les queues tra?nantes des robes et des dominos. Il n'y avait pas moyen de s'arr?ter pour ramasser les chatons dispers?s; il fallait suivre la file ? la t?te de laquelle ?taient le roi de Danemarck et M. le duc d'Orl?ans. La pauvre madame de Berchini, qui avait tr?s peu de fortune, se d?solait en pensant qu'elle serait oblig?e d'acheter des chatons pour remplacer ceux qu'elle avait perdus; sa triste aventure fit le sujet de la conversation du souper. M. le duc d'Orl?ans lui promit de faire chercher de grand matin avec le plus grand soin. Le lendemain, ? son r?veil, un gar?on d'appartement du Palais-Royal lui apporta tout ce qu'on avait trouv? de chatons dans la galerie, les trois antichambres et la salle ? manger; et madame de Berchini non seulement trouva son compte, mais de plus sept petits chatons que d'autres personnes avaient perdus, et qu'on n'a jamais r?clam?s. Ma grand'm?re mourut ? la fin de l'hiver; non seulement elle ne me laissa pas dans son testament la plus l?g?re marque de souvenir, mais elle emporta au tombeau la l?gitime de ma m?re!... M. de Montesson mourut tr?s peu de temps apr?s. C'?tait un homme de la plus monstrueuse grosseur qu'on ait jamais vu. Il m'a toujours paru un tr?s bon homme; ma tante en comptait plaisamment mille traits d'avarice, entre autres qu'? sa f?te et au jour de l'an, sa seule galanterie ?tait de lui avancer un quartier de sa pension. Au reste il avait une fort bonne maison; il n'y ?tait pas g?nant, car il n'y paraissait que pour se mettre ? table, ne parlait presque pas, disparaissait apr?s le repas. Il donnait ? ma tante quatre chevaux, dont elle disposait uniquement, et il lui laissait une enti?re et parfaite libert?. Il avait soixante-dix-huit ans, et quatre-vingt mille livres de rentes, quand ma tante, dans sa dix-neuvi?me ann?e, le pr?f?ra ? tout autre... Ma tante, pendant sa maladie, qui dura huit jours, lui rendit les plus grands soins, mais ils furent inutiles; il avait quatre-vingt-dix ans; il s'?teignit doucement, et avec beaucoup de religion. Je vis la soeur de M. de Montesson. Elle avait alors soixante-douze ans; elle avait d? avoir une jolie figure, elle ?tait bien faite encore, ses traits ?taient d?licats, et elle avait une blancheur d'une puret? ?tonnante ? cet ?ge. Elle n'avait jamais voulu se marier; par une vocation sublime elle avait, d?s l'?ge de douze ans, consacr? tout ce qu'elle poss?dait aux pauvres; quand elle fut ma?tresse de sa fortune, elle se trouva trente-six mille francs de rentes; elle se r?serva douze cents francs par an, et donna constamment le reste. Elle avait pour logement deux chambres, et au troisi?me ?tage; et, pour tout domestique, une servante: elle ne sortait que pour aller ? l'?glise, visiter des infortun?s, des prisonniers et des malades. Elle allait commun?ment ? pied, et, quand il pleuvait, en chaise ? porteurs de louage. Comme elle ne faisait jamais de visites de soci?t?, je ne la connaissais que de r?putation; ma tante m'en avait parl? mille fois avec la plus grande v?n?ration. Pendant les huit jours de la maladie de son fr?re, elle passa toutes ses journ?es avec nous; je ne me lassais point de la contempler. Elle ?tait aimable, et je trouvais quelque chose de tendre dans son regard et dans ses mani?res; elle vit que je l'aimais; elle en parut touch?e, elle me serrait la main, je baisais la sienne, j'aurais voulu baiser ses pieds. Je lui demandai un jour pourquoi elle ne s'?tait pas faite religieuse, elle me r?pondit:--C'est que j'aime les prisons. A propos de l'?tonnement de ce qu'elle ne s'?tait pas enferm?e pour sa vie, cette r?ponse me fit sourire, et m'attendrit. Je comprenais bien qu'elle avait voulu garder sa libert? pour aller consoler ceux qui en ?taient priv?s, ou pour les d?livrer. Le soir de la nuit o? M. de Montesson mourut, il parut si calme que ma tante et moi nous all?mes nous coucher ? dix heures. Aussit?t que nous f?mes au lit ma tante tr?s fatigu?e s'endormit. Une esp?ce de terreur me tint ?veill?e; chaque mouvement que j'entendais me faisait tressaillir. Enfin, ? minuit trois quarts, la porte de la chambre s'ouvre, et nous voyons para?tre M. de Genlis, qui sans aucune pr?paration d?clare ? ma tante qu'elle est veuve. En m?me temps il lui annonce que les h?ritiers de M. de Montesson avaient apost? tout pr?s de la maison des gens de loi qui, avertis sur-le-champ par le Suisse, allaient venir pour mettre les scell?s partout; ma tante se l?ve ? la h?te, passe une robe, et moi je reste dans le lit en entr'ouvrant le rideau afin de voir tout ce qui se passe. Le commissaire en grande robe noire arrive avec deux ou trois hommes, il met les scell?s dans la chambre; au moment o? cela finissait, ma tante et M. de Genlis passent dans un salon voisin, ce qui commence ? me causer un peu d'?motion, par l'appr?hension de me trouver seule dans cette chambre; tout ? coup les adjoints du commissaire vont dans le cabinet et le commissaire lui-m?me se dispose gravement ? les suivre, alors je perds la t?te, je m'?lance hors du lit, j'attrape le commissaire par sa robe en m'?criant:--Monsieur le commissaire, ne m'abandonnez pas. Au m?me instant, confuse de me trouver en chemise, je m'enveloppe parfaitement dans la longue queue du commissaire, qui me prit pour une folle. M. de Genlis, ma tante, tout le monde accourt, on ne peut s'emp?cher de rire et m?me aux ?clats; jamais des scell?s n'ont ?t? pos?s aussi gaiement. On vint m'habiller dans le manteau du commissaire, dont je ne me s?parai que lorsqu'on m'eut donn? un jupon et une robe. Nous part?mes pour Vincennes; nous y pass?mes dix jours chez ma grand'tante, mademoiselle Dessaleux, qui, depuis la mort de ma grand'm?re, avait obtenu dans le ch?teau un grand et magnifique logement. M. le duc d'Orl?ans vint voir ma tante ? Vincennes; je crois que M. le duc d'Orl?ans, depuis la mort de M. de Montesson, craignait les desseins de ma tante. N'ayant personne ? Vincennes ? qui elle p?t parler, elle me prit enfin pour sa confidente, mais ? sa mani?re, en voulant me tromper sur mille choses. Je la connaissais, et je ne fus sa dupe en rien. Quand une fois on a la clef des caract?res artificieux on les devine plus facilement que les autres. Ma tante m'assurait qu'elle ?tait d?pourvue de toute ambition, qu'elle ne faisait cas que du repos et de l'ind?pendance; qu'?tant jeune, ayant une existence agr?able dans le monde, et quarante mille livres de rentes, si elle faisait, avec son caract?re, la folie de se remarier, tous les sacrifices seraient de son c?t?, qu'elle ne ferait qu'au plus grand sentiment, ou pour arracher au d?sespoir un ?tre estimable, dont elle aurait parfaitement ?prouv? la constance. Il me resta de toutes ces phrases la certitude que ma tante avait la ferme r?solution de tout tenter, de tout faire pour ?pouser M. le duc d'Orl?ans.--On me suppose des projets que je suis incapable de former, disait-elle, je prouverai que je n'ai nulle envie de le s?duire, je le livrerai ? lui-m?me, je vais aller ? Bar?ges. En prenant cette d?cision, ma tante imagina que M. le duc d'Orl?ans ne pourrait supporter son absence, et que cette ?preuve lui ferait conna?tre qu'il lui ?tait impossible de se passer d'elle. C'?tait une chose plaisante que la mani?re dont ma tante causait avec moi de toute cette affaire. Elle ne me trouvait pas d?pourvue d'esprit, elle ne remarquait que l'esp?ce d'enfantillage que j'avais naturellement, ma simplicit? ? quelques ?gards, ma figure plus jeune que mon ?ge, ma timidit? dans le grand monde, ma gaiet? folle quand j'?tais ? mon aise, ma peur des revenants, et elle ne voyait en moi qu'une jolie enfant, une Agn?s un peu fa?onn?e par le monde. Nous rev?nmes ? Paris, d'o? elle devait partir pour Bar?ges. La simplicit? que me trouvait ma tante l'engageait sans cesse ? me rendre t?moin des artifices les plus raffin?s ou les plus pu?rils. Elle persuadait ? M. le duc d'Orl?ans qu'elle ne dormait plus, ne mangeait plus. Il est vrai qu'elle ne se mettait plus ? table; mais, sans lui servir des repas en r?gle, on lui apportait ? manger cinq ou six fois par jour. Un soir que j'?tais chez elle, et que nous n'attendions point M. le duc d'Orl?ans, mademoiselle Legrand, sa femme de chambre, entra en tenant une grande ?cuelle de vermeil qui contenait une copieuse r?tie au vin. Ma tante, n?gligemment et d'un air d?go?t?, prit l'?cuelle sur ses genoux, et, par un effort de raison, elle se mit ? manger la r?tie, dont il ne restait plus que le tiers lorsqu'on entendit un carrosse entrer dans la cour. Je me pr?cipite ? la fen?tre, et j'annonce M. le duc d'Orl?ans. Aussit?t ma tante sonne. Mademoiselle Legrand arrive en disant que M. le duc d'Orl?ans la suit. Ma tante ne songe qu'? se d?barrasser promptement des d?bris de la r?tie au vin; elle ordonne de l'emporter; ensuite, pensant qu'on va rencontrer M. le duc d'Orl?ans, elle rappelle mademoiselle Legrand, et lui dit de mettre la fatale ?cuelle avec son couvercle, sous son lit. On ob?it. Au m?me instant, les deux battants de la porte s'ouvrent, et M. le duc d'Orl?ans para?t. Il sentit l'odeur du vin, et ma tante convint qu'elle en avait pris une petite cuiller?e. Son air ext?nu? et languissant, durant cette visite, me donna plusieurs fois des envies de rire que j'eus de la peine ? r?primer. Ma tante voulut me garder dans sa maison jusqu'? son d?part pour Bar?ges. Elle me donna l'appartement de M. de Montesson, en me disant que ma femme de chambre aurait un lit de sangle pos? ? c?t? du mien. Nous ?tions aux premiers jours d'avril; M. de Genlis venait de partir pour son r?giment. Nous rev?nmes de Vincennes ? la nuit. Ma tante voulut sur-le-champ m'installer dans mon logement, qui ?tait au rez-de-chauss?e; elle me demanda si j'avais peur d'y entrer. J'assurai que non; et, pour prouver ma bravoure, je dis qu'on n'avait qu'? me suivre, et que j'entrerais la premi?re et sans lumi?re. Je fis mettre derri?re moi le valet de chambre, qui portait deux bougies, et je m'avan?ai hardiment dans l'antichambre ouverte; mais, ? peine y eus-je mis le pied, que je fis un saut en arri?re en poussant un cri per?ant; je venais de sentir bien distinctement une grande main froide et d?charn?e s'appliquer tout enti?re sur mon visage, en me repoussant avec force... Je tombai presque ?vanouie dans les bras de ma tante, qui fut tr?s effray?e de l'?tat convulsif o? j'?tais. Elle vit bien qu'il m'?tait arriv? quelque chose de tr?s singulier. Elle me questionna. Je r?pondis, en mots entrecoup?s, qu'une main de squelette m'avait repouss?e. Le valet de chambre entra avec les lumi?res, et il donna sur-le-champ l'explication du pr?tendu prodige. C'?tait un oranger dess?ch?, dont une branche s?che et roide, s'?tendant devant la porte, s'?tait trouv?e ? la hauteur de mon visage, et m'avait caus? cette ?trange frayeur. Cette branche faisait v?ritablement l'illusion d'une main de squelette. Tout le monde en essaya l'effet, et l'on convint que dans l'appartement d'un mort, et avec la peur des revenants, cette branche ?quivalait ? la plus terrible apparition. Ma tante partit pour Bar?ges, en me disant que M. le duc d'Orl?ans irait beaucoup me voir jusqu'au moment o? madame de Puisieux m'emm?nerait ? Sillery; elle ajouta qu'? l'?ge qu'avait M. le duc d'Orl?ans, et avec l'attachement qu'on lui connaissait pour elle, je pouvais le recevoir sans inconv?nient. Ma tante me recommanda express?ment de lui parler beaucoup d'elle, et de lui rendre compte de nos entretiens dans nos lettres. Elle me r?p?ta qu'elle d?sirait qu'il se gu?r?t promptement de sa passion. Je lui demandai quel parti elle prendrait si cette passion ?tait indomptable.--Ah! dit-elle, qui peut le pr?voir?... Je sais seulement que ma destin?e sera boulevers?e. J'entendis ce que cela voulait dire, et je me promis de conter ce d?tail ? M. le duc d'Orl?ans, car elle m'avait permis de lui d?peindre na?vement l'?tat de son coeur. Je d?sirais que tout cela r?uss?t, d'abord parce qu'il m'?tait prouv? que ma tante le souhaitait passionn?ment, ensuite parce que je n'?tais pas indiff?rente au plaisir d'avoir une tante mari?e ? un prince du sang. Les lettres de M. le duc d'Orl?ans ? ma tante, pendant son voyage en France, ne furent pas satisfaisantes. Ma tante ne pouvait cacher son d?pit; elle disait, en parlant de M. le duc d'Orl?ans: < Je re?us pendant plus d'un mois, avec assiduit?, les visites de M. le duc d'Orl?ans. Durant ce temps, il y eut ? la cour une f?te, un grand bal masqu?. M. le duc d'Orl?ans me demanda d'engager madame de Puisieux ? m'y mener, et il m'y donna rendez-vous. J'y allai en domino par?, avec seulement un petit masque qui ne cachait que les yeux et le nez; on appelait cela un loup. Madame de Puisieux mena avec moi madame de Saint-Chamand sa ni?ce, et le marquis de Bouzoles pour nous donner le bras. Nous nous ?tabl?mes sur une banquette, dans la salle o? il y avait le moins de monde. Au bout d'une demi-heure, M. le duc d'Orl?ans, tr?s masqu? en domino noir, nous arriva: il n'?tait pas difficile ? reconna?tre dans ce d?guisement; il avait la forme d'une grosse tour. Il proposa de me mener dans les autres pi?ces, en promettant de me ramener dans une heure. Je me mis sous sa garde, et comme nous cheminions ensemble, un masque, en jetant les yeux sur lui, s'?cria:--Laissez passer la cath?drale de Reims; ce qui excita un rire g?n?ral, et m?me celui de M. le duc d'Orl?ans, qui dit que cette ressemblance respectable ?tait excellente dans une telle foule. En effet, nous travers?mes heureusement deux grandes pi?ces; mais au milieu de la troisi?me, qui pr?c?dait celle o? se trouvait la famille royale, on m'arracha subitement du bras de M. le duc d'Orl?ans. Je me trouvai pouss?e, ballott?e, press?e; mes pieds ne touchaient plus la terre. Ma frayeur ?tait au comble, lorsque un domino bleu, tr?s grand et tr?s svelte, force tous les obstacles, se pr?cipite vers moi, me saisit comme un mannequin, avec une imp?tuosit? qui ressemblait ? la fureur, me transporte dans la salle royale, o? l'on ?tait assez ? l'aise. Enfin je reprends ma respiration; je veux exprimer ma reconnaissance ? mon lib?rateur, il me r?pond, et je reconnais le vicomte de Custines, le beau-fr?re de mon amie, arriv? depuis huit jours de la Corse. Lorsque je fus un peu remise de ma frayeur, je demandai ? ?tre reconduite aupr?s de madame de Puisieux, nous ne retourn?mes point d'o? nous venions; l'on me fit passer d'un autre c?t? par des d?gagements. Nous y trouv?mes une jolie femme que l'on rapportait bless?e sans connaissance, comme d'un champ de bataille, de la foule horrible o? nous avions pass?. Cette pauvre jeune femme ?tait tomb?e, on l'avait foul?e aux pieds; elle ?tait dans un ?tat pitoyable. On appela un chirurgien, et elle fut saign?e dans les appartements m?mes. M. le duc d'Orl?ans partit pour Villers-Cotterets le 6 mai, et madame de Puisieux, quelques jours apr?s, m'y mena pour y passer douze jours. Nous y trouv?mes beaucoup de monde, entre autres la marquise de Boufflers, m?re du fameux chevalier de Boufflers: elle ?tait spirituelle et piquante. Madame de Boisgelin, n'?tait ni l'un ni l'autre, ce qui, dans cette famille, avait l'air d'une distraction. Le comte de Maillebois ?tait ? ce voyage; il passait pour avoir beaucoup d'esprit; je ne m'en suis jamais aper?ue. M. de Castries, depuis mar?chal de France: j'aimais beaucoup ses mani?res et sa conversation. Le baron de Bezenval, que j'avais d?j? rencontr? mille fois dans le monde: il ?tait de l'?ge de M. le duc d'Orl?ans; mais il avait encore une figure charmante et de grands succ?s aupr?s des femmes. D'une ignorance extr?me, et hors d'?tat d'?crire passablement un billet, il n'avait pr?cis?ment que l'esprit qu'il faut pour dire des riens avec gr?ce et l?g?ret?. Le marquis du Ch?telet, et sa femme, ?taient aussi de ce voyage. La marquise du Ch?telet ?tait l'une des plus estimables personnes de la cour, et l'on peut dire la m?me chose de son mari. Monsieur et madame de la Vaupali?re pass?rent aussi ? Villers-Cotterets tout le temps que nous y s?journ?mes. Sans la passion du jeu, M. de la Vaupali?re aurait ?t? fort aimable. Il aurait d?go?t? nos romantiques de la r?verie; il ?tait excessivement r?veur, mais il ne r?vait qu'au jeu. Sa femme ?tait charmante, quoiqu'elle e?t plus de quarante ans; elle avait des gr?ces qui ne vieillissent point, du naturel, de la na?vet? dans l'esprit, de l'originalit?, et le caract?re le plus ?gal et le plus aimable. Je connus l? tout l'avantage d'avoir pour mentor une personne qui a un v?ritable d?sir de faire valoir celle qu'elle m?ne dans le monde. J'eus beaucoup de succ?s, non pas seulement pour la harpe, le chant et les proverbes, mais on loua mon esprit, ma conversation . Quand je voulais le soir, suivant ma coutume, me retirer ? onze heures, on me retenait de force; on relevait avec ?loge ce que je disais, on en citait des traits le lendemain, et le plus souvent ces pr?tendus bons mots n'en valaient pas la peine. Je devais tous ces succ?s ? madame de Puisieux, et ? M. le duc d'Orl?ans, qui ne tarissait pas sur les r?cits de mes gentillesses. On eut peine ? nous laisser partir au bout de douze jours. J'avais beaucoup parl? de ma tante ? M. le duc d'Orl?ans, en nous promenant ? Villers-Cotterets. Une lettre qui lui apprit qu'elle reviendrait sous trois semaines, le r?chauffa pour elle et il reprit sa passion, de peur d'?tre boud?. En quittant Villers-Cotterets nous all?mes ? Sillery. Add to tbrJar First Page Next Page |
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