Read Ebook: La fleur d'or by Gobineau Arthur Comte De
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next Page Prev PageEbook has 106 lines and 24330 words, and 3 pagesIl y eut pour cela deux raisons. L'?l?ment germanique actif, viril, ?tait partout; ici plus abondant, l? moins, mari?, pond?r?, dirig? de mani?res diff?rentes; en somme, toujours le m?me; de plus, la religion pr?tait aux diff?rents centres d'activit? des maximes, des habitudes identiques. En face de chaque atelier intellectuel, ? Burgos comme ? Hambourg, ? Londres, ? Dublin comme ? Venise, comme ? Florence s'imposait le m?me cadre et une identit? absolue de sujets ? traiter. Ce qui fut sp?cial dans cette s?rie de tableaux, ce furent les couleurs. Les objets se plac?rent au midi et au nord sous des jours tr?s diff?rents. Il appartient aux ?mes d'?lite de ne consid?rer le bien qui unit les cr?atures au Cr?ateur qu'? ce point d'?l?vation o? il n'est ni touch? ni fl?tri par les mains humaines. Les ?mes de cette valeur se pr?occupent peu d'observer si les pieds divins des v?rit?s c?lestes, en se posant sur la terre, s'y tachent ou non d'un peu de boue; elles ne s'en inqui?tent pas; elles ne contemplent que la face des immortelles voyageuses et le regard attach? sur leurs fronts, elles les entourent de toutes leurs pens?es, de toutes leurs affections, ? travers les espaces immacul?s o? celles-ci les m?nent. C'est admirable, sans doute; mais une si noble absorption dans l'infini n'appartient jamais au gros des peuples; ceux-ci s'attachent moins ? la sublimit? transcendentale qu'? ce qui tombe sous la grossi?ret? de leur sens. Ce fut donc justice et raison que la reconnaissance des peuples entour?t les autels; on ne pouvait moins. Chacun sentait ce dont il ?tait redevable ? l'organisation catholique et la conscience commune en ?tait si profond?ment convaincue que lorsqu'il arriva, en cons?quence des ?tudes et des controverses, qu'au sein m?me de ces couvents si utiles, l'h?r?sie montra sa t?te, le sentiment public s'indigna et ?crasa les novateurs. Chacun prit part ? la r?pression: les rois, les nobles, les bourgeois, les paysans. C'est ce qu'?prouv?rent Roscelin de Compi?gne, Ab?lard, Wiclef, les Albigeois, les Pastoureaux et tant d'autres. Les contempteurs de l'Eglise contredisaient ? la conviction et aux int?r?ts de leur temps. La bourgeoisie faisait davantage. Quoi qu'on en ait pu dire, dans les moments les plus sombres et les plus difficiles de la transformation g?n?rale, la bourgeoisie n'avait jamais perdu ses franchises. Elle souffrait; qui ne souffrait pas? Elle souffrait, mais elle vivait et, un jour, il se trouva qu'elle en savait aussi long que les moines; elle ?tait capable de se diriger, en ne prenant conseil que de sa propre sagesse. Alors elle laissa in?cout?s les avis de ses conducteurs; elle devint une classe opulente, arrogante, avis?e, ambitieuse, turbulente, rapace, intelligente et capable d'autant de bien que de mal; elle peupla et grandit Londres et Edimbourg, Saragosse et Valladolid, les cit?s imp?riales de l'Allemagne et de la Suisse, les bonnes villes de la France et les communes ou r?publiques de G?nes, de Florence, de Milan, de Venise, de Pise, de Sienne, pour ne compter que les plus apparents de ces innombrables foyers qui alors couvrirent l'Europe enti?re. Les citadins de ces g?n?rations en arrivaient ? ne plus se sentir tenus ? rien envers les moines. Ils cultivaient la terre sans eux; ils manufacturaient leurs lainages et leurs soieries sans eux; ils se gouvernaient sans eux et les compagnons et les ma?tres ouvriers des Flandres ne demandaient ? aucun pr?tre la th?orie de l'insubordination. N?anmoins, le si?cle restait catholique; personne ne songeait ? ?manciper l'esprit de ce que l'on avait cru et esp?r? jusqu'alors. D?j? pourtant germaient des id?es de nature bien offensive. L'ancien paganisme avait laiss? plus de traces et de plus profondes qu'on ne le soup?onnait; les croisades avaient ?veill? l'imagination sur bien des points et le commerce avec les pays du Levant colportait lentement, obscur?ment des notions, des dispositions morales fort h?t?rodoxes. Les dogmes dissidents si terriblement r?prim?s ? leurs premi?res apparitions, n'avaient nullement ?t? abrog?s; ils circulaient ? l'?tat d'incons?quences. Ce n'est pas l? une cause de faiblesse pour des id?es quelconques. Les barons ne se faisaient pas faute de r?sister au clerg? et m?me de le spolier; ce que chacun savait ? merveille, depuis le dernier et le plus sordide vilain jusqu'au monarque le plus fier, c'?tait se moquer des vices comme des faiblesses de la cl?ricature. On en arriva ? trouver un agr?ment particulier aux chansons accusatrices, aux sculptures, aux peintures caricaturales. Dante a plong? publiquement des papes dans les flammes outrageuses de l'enfer. Une soci?t? peut durer longtemps avec des tiraillements de cette sorte. Ce qui se passa alors en Europe en est la preuve. On respectait par habitude et on d?nigrait par ?vidence. En r?alit?, le monde ne savait quel parti prendre; ce qu'il poss?dait lui semblait fl?tri; mais il n'avait rien ? mettre ? la place. Pour cette double raison, tout boitait. On se disait avec Boccace: Si, malgr? les moeurs des souverains pontifes, des cardinaux, des ?v?ques, des moines, la religion subsiste, c'est ?videmment qu'elle est divine. A la fin, il s'?leva, pourtant, en diff?rents lieux, des docteurs qui s'indign?rent et d?nonc?rent le mal. Ils ne se firent pas scrupule d'en montrer la profondeur et les p?rils. Le chancelier de l'universit? de Paris, Gerson, personnage dont l'orthodoxie et la vertu sont rest?es au-dessus de tous les doutes, fit entendre les paroles les plus s?v?res; il ne fut pas le seul. On demanda la fin du scandale; on stigmatisa la torpeur morbide o? le clerg? s'endormait; on dit que si un rem?de prompt, radical n'?tait pas apport? ? ces insurrections charnelles, l'Eglise de Dieu s'exposait ? la mort. Un schisme, en ce moment, couronnait l'oeuvre, deux papes, deux partis de cardinaux, ne voulant pas d?mordre de leurs deux dynasties, donnaient raison ? tous les reproches; alors la mesure fut d?bord?e et des h?r?sies flagrantes entr?rent en sc?ne: J?r?me de Prague et Jean Huss avaient lev? l'?tendard du calice. D?s lors, avec le d?sespoir de rien changer, l'indiff?rence augmenta et de celle-ci naquit l'id?e de se passer d'honn?tet? religieuse. On se tranquillisa d'autant plus sur l'avenir de l'Eglise que le monde paraissait se soucier de moins en moins des probl?mes du dogme et de la morale. Pourquoi se r?volter contre ce qui n'int?resse pas? La masse du clerg?, les ?v?ques qui ne visitaient jamais leurs dioc?ses, les chanoines qui ne paraissaient jamais aux chapitres, les cur?s qui ne r?sidaient pas dans leurs paroisses, les abb?s qui laissaient tomber en ruines leurs monast?res et changeaient leurs manses en ?l?gants h?tels, les moines qui passaient au cabaret ou ailleurs tout le temps que l'insouciance de leurs sup?rieurs leur laissait, le clerg? enfin, dans son ensemble et les exceptions mises ? part, s'enfon?ant dans les voies de traverse, en arriva de plus en plus ? ne plus ?tre un clerg?. Les voeux conventuels o? s?culiers semblaient n'avoir jamais exist?. C'?tait peu; les r?gles les plus n?cessaires de la conduite et du bon sens n'?taient pas moins oubli?es. Les pasteurs des ?mes ne s'adressaient plus ? leurs ouailles; on ne savait ce que c'?tait qu'instruction religieuse; les araign?es travaillaient sur les autels et moi qui ?cris cela, n'ai-je pas lu dans le registre de ma?tre Corfeuilhe, notaire ? Bordeaux, ? la date du 17 juin 1568, une protestation sign?e de mon huiti?me a?eul, Etienne, contre les pr?tres b?n?ficiaires de sa paroisse de Sainte-Colombe qui, le jour m?me de la F?te-Dieu, s'?taient absent?s de telle sorte que les fid?les dussent aller chercher des p?res de Saint Augustin pour avoir l'office? Et Etienne n'?tait pas un malveillant, mais bien un z?l? qui mit la main ? l'oeuvre de la Saint-Barth?lemy. Ainsi le clerg? ne faisant plus son ?tat, ? quoi revenait son action? A toucher le revenu des b?n?fices, ? l'augmenter par des pr?tentions, par des demandes, par des institutions, par des inventions, par des combinaisons, et de cette sorte la religion chr?tienne tout enti?re, ses myst?res, ses dogmes, sa morale, son enseignement, sa mystique et les savants ressorts de son immense et splendide ?tablissement tendaient ? n'?tre rien d'autre que les diff?rents rouages d'une machine de fiscalit? travaillant au profit d'une classe dont les fondateurs avaient, ? la v?rit?, cr?? l'Europe, mais dont les repr?sentants, d?sormais, servaient surtout ? la pervertir. Le monde f?odal se consid?rait sinc?rement comme n'?tant que la continuation pure et simple de ce qui l'avait pr?c?d?. Th?mistocle et Pomp?e n'avaient ?t?, ? son sens, que des barons; il ne faisait nulle difficult? de compter Alexandre et C?sar au nombre des preux. Il habillait les hommes du pass? ? sa mode. Peu d'esprits furent exempts de cette erreur, P?trarque par exemple; mais ceux-l?, lentement, firent des disciples qui en produisirent d'autres et un jour vint o? ? force de mal lire, mais, pourtant, de lire toujours Virgile, Horace, Lucain, Cic?ron, Tite-Live, on arriva ? les comprendre autrement que par le pass?. Alors, on fut ?tonn?, enivr?, exalt? de cette d?couverte; on s'aper?ut de choses auxquelles on n'avait jamais pens?. L'Europe cessa de retrouver son esprit dans ce qu'elle lisait; son image ne fut plus r?fl?chie dans ce qu'elle contemplait. Elle se trouva d?go?t?e de la scolastique, et parce qu'elle en avait abus? et parce que, d'ailleurs, la scolastique lui avait dit son dernier mot et ne trouvait plus qu'? se r?p?ter; elle voulut que Platon et m?me Aristote lui parlassent autrement qu'ils n'avaient fait jusqu'? ce jour. Bref, tout ce qui pensait un peu et r?fl?chissait bien ou mal, commen?a ? entrer dans une pr?occupation singuli?re, dont le r?sultat fut de communiquer aux anciens livres une saveur si forte et si attrayante que le nombre de ceux qui voulaient s'instruire augmenta d?mesur?ment, et dans la m?me proportion o? l'enthousiasme allait croissant, le d?go?t, l'ennui, le m?pris, l'indignation contre le clerg? prenait corps. On se supposait d?j? en possession d'un ordre d'id?es capable de remplacer celui dont on m?disait depuis si longtemps. Pourtant, c'?tait une erreur. On n'?tait ma?tre de rien du tout ou plut?t la diversit? des points de vue ouverts par les ?tudes ?tait telle que l'anarchie des opinions s'en augmentait d?mesur?ment. Chacun, en Espagne, en Allemagne, en Flandres, en France, en Italie, voyait ? sa mani?re, pr?f?rant un livre ? un autre et cette opinion-ci ? celle-l?. Tel avait puis? le mat?rialisme le plus audacieux dans l'apostrophe de Lucr?ce ? la nature; tel cherchait dans le Ph?don un spiritualisme ?th?r? et raffinait par cette voie sur la puret? chr?tienne; mais plusieurs, compl?tement ?tourdis par l'enthousiasme capiteux que leur versait l'antiquit? retrouv?e, se laissaient glisser en souriant vers le plus brutal paganisme parce qu'ils l'entendaient parler le langage harmonieux d'Horace et le voyaient beau comme l'amour antique et, comme lui, couronn? de roses. Les myriades d'id?es qui s'agitaient, qui, s'?veillant, volaient de toutes parts, ressemblaient ? des essaims d'abeilles, excit?es dans leur ruche par les premi?res lueurs, la fra?cheur naissante et les parfums de l'aurore. Sortant en masse, anim?es, curieuses, avides, agit?es, turbulentes, bourdonnantes, elles se jetaient sur toutes les fleurs, t?tant de toutes les plantes et remplissant toutes les directions, se risquaient dans toutes les hauteurs en s'abandonnant aux pouss?es de tous les courants d'air. Jamais curiosit? plus ardente n'avait agit? l'esprit humain et n'eut ? sa disposition des moyens d'action si divers et des aptitudes si puissantes. L'habitant de l'Allemagne apportait ? ce travail sa force de r?flexion, sa t?nacit?, sa tendance ? la r?verie mystique et son in?puisable go?t du d?tail; l'Anglais sa violence de r?solution; le Flamand sa disposition ? ne se rien laisser imposer; le Fran?ais fournissait peu de chose; il avait d?j? pris l'habitude du r?gime administratif et l'esprit militaire ne cultivait chez lui que la vanit? soldatesque. Quant aux Espagnols, vainqueurs de la bravoure mauresque, infatu?s de leurs triomphes, conqu?rants stup?faits d'un monde inesp?r? dont les richesses semblaient incalculables et se consid?rant partout comme les ma?tres, l'intr?pidit? de leur orgueil n'avait de bornes en aucun sens et ils ?taient aussi dangereux en religion qu'en politique. Toutes ces foules s'avan?aient bon pas pour renverser l'ordre ancien. Sans nul doute, les hommes d'alors, s'?loignant des coteaux du pass?, ?taient domin?s par leur curiosit? violente. C'?tait le sentiment principal. Ils semblaient se r?veiller d'un sommeil entrecoup? de songes qui ne leur avait pas montr? les r?alit?s. A l'?gard des Grecs, les Romains n'avaient nullement ?t? ces disciples ?tonn?s que les hommes du moyen-?ge furent ? l'?gard des Romains. Il sembla ? cette derni?re ?poque que le grand int?r?t, le grand but de l'existence f?t surtout de lire et d'admirer les oeuvres perdues. On ne se croyait pas pourvu d'un sentiment original et si on l'e?t pens?, on ne s'en f?t nullement glorifi?; au contraire; on e?t pris une telle notion pour une tra?ne d'attache au temps dont on pr?tendait se d?barrasser. On se montrait absolu comme la jeunesse. Si la destin?e qui m?ne les hommes n'?tait pas toujours plus sage que leurs vis?es, ce bouillonnement n'e?t jamais cr?? les magnificences qu'on en vit sortir; il n'e?t produit que purement de la p?danterie et des p?dants dont le d?bordement, pour commencer, f?t incommensurable. Ce qui apparaissait de la mani?re la plus ?vidente c'est qu'on voulait sortir des voies dans lesquelles on avait march? et chacun se montrait l'?toile qui ?clairait une autre direction; mais tandis que le plus grand nombre des novateurs cherchait en dehors de la foi chr?tienne, ? c?t?, plus ou moins loin, un chemin qui devait mener ? un florissant inconnu, un noyau d'esprits, plus conscients des v?ritables conditions du d?veloppement humain, continua ? subsister et ne voulut pas une minute se plier aux pr?tentions des Platoniciens, des Sto?ciens, des P?ripat?ticiens, des El?ates, ni des sceptiques; il maintint de rester fid?le ? la tradition et partant ? la doctrine des anc?tres, ? l'?l?ment essentiel de la vie sociale, tout en tirant de la boue et des pierres le char embourb?, souill? et ? demi pourri de l'Eglise. Cette disposition extra-catholique ?tait observ?e avec une juste terreur par d'autres gens pieux et honn?tes qui, fermement attach?s ? l'Eglise, auraient souhait? la purifier sans lui imposer aucun changement essentiel. Ces bons serviteurs ne voulaient ni renversements ni mutilations; plus ou moins hardis, plus ou moins sagaces, ils comprenaient que le clerg? ne pouvait cependant rester tel qu'il ?tait. Malheureusement les efforts de ce groupe le plus digne d'int?r?t, parce qu'il ?tait le plus sage, manquaient d'?nergie, comme il arrive le plus souvent ? la droite raison, privil?ge impopulaire des minorit?s. Un syst?me de mod?ration n'acquiert jamais l'appui d'aucune des passions int?ress?es, soit ? l'attaque, soit ? la r?sistance. Mais, tandis que de tous c?t?s on augurait que les changements religieux allaient fournir la grande caract?ristique du si?cle, l'esprit humain, suivant sa voie, en dehors des pr?visions de l'homme, allait mettre en lumi?re toute autre chose. A la fa?on dont la Gr?ce avait compris la repr?sentation de l'?tre humain, la beaut? ?tait le but supr?me et pour y atteindre, le reste ?tait sacrifi?. C'?tait le syst?me des grandes ?coles, ce fut le motif de leur haute perfection. L'id?alisation du corps, l'?quilibre complet de ses parties, certains raffinements que la nature donne ? peine, si elle les donne, tels que la simplification des plans du thorax, la petitesse un peu marqu?e de la t?te, et dans les mod?les les plus voisins de l'archa?sme, la pr?cision presqu'excessive de certains muscles, telle avait ?t? l'?tude de la plus belle antiquit?. Plus tard, l'?poque alexandrine se mit ? la recherche de la gr?ce; elle la trouva et n'?vita pas le mani?r?, mais pas plus que les ?coles pr?c?dentes elle n'attacha une importance capitale ? l'expression morale de ses sujets. Si quelquefois elle l'a rencontr?e sous le ciseau, ce fut par exception, fugitivement; elle n'en fit pas un syst?me. La Niob? ?voque peut-?tre l'id?e de la douleur; elle ne la montre pas; on peut admettre encore que le Laocoon comporte une r?flexion de l'?me sur la face et dans les membres; on peut aussi en douter; en tous cas la valeur principale de ce groupe est dans l'observation de certaines r?gles, l'harmonie des proportions et la noblesse de l'attitude. Les Romains ne craignirent pas de reproduire la laideur, car ils se mirent ? chercher la r?alit?. Ils aim?rent ? figurer des n?gres et m?me des personnages difformes ou contrefaits. Leur temp?rament go?tait le trivial; ils furent grossiers, ils prirent grand go?t aux caricatures, et de cette disposition ? ne reculer devant aucune d?viation des r?gles du beau, ils conclurent que quand un empereur ?tait laid, il fallait le repr?senter tel et ils n'y manqu?rent pas. C'?tait trop. Le gouvernement devenait impossible. Venise seule le comprit et par le plus n?cessaire et le meilleur coup d'Etat ayant su repousser au rang des subordonn?s l'immense majorit? de ses habitants, elle eut l'honneur de fonder la puissance la plus l?gitime qui fut jamais, par cela seul qu'elle assura ? son peuple la gloire et le repos, et dura plus que toutes les constitutions d'Etat qu'on a jamais connues. Partout ailleurs s'?tablit un ?tat fi?vreux dont les acc?s r?p?t?s mettaient ? chaque instant en p?ril la vie du malade. On ne soutenait ce malade que par des exp?dients, et quels exp?dients? De m?me que la m?decine recourt en certains cas ? l'usage des substances v?n?neuses, les Etats italiens exist?rent par des mesures meurtri?res. Inhabile ? rien fonder de stable, on chercha des ressources dans l'instabilit?; les magistrats furent temporaires et d'un temporaire tr?s limit?; pendant l'exercice de leur charge, on les garrottait au moyen de l'autorit? rivale de plusieurs conseils; mais, comme il restait pourtant dangereux de se mettre sous la tutelle d'un compatriote, on inventa d'appeler un ?tranger pour qu'il n'e?t pas de cr?dit, pour qu'il n'e?t pas de consid?ration et ne s'imagin?t pas avoir de l'avenir. Malgr? des pr?cautions si ?troites, on ne vit partout que pouvoirs usurp?s, tyrannies ouvertes, soup?onneuses, partant cruelles et sanglantes; le poignard, le poison montraient constamment leurs traces dans les combinaisons politiques et des bandes interminables d'exil?s erraient d'une ville ? l'autre, attendant le jour de mettre, ? leur tour, dehors, ceux de leurs rivaux ex?cr?s qu'ils n'?gorgeraient pas. On se figure les habitudes de ces citadins sans cesse harcel?s par un meurtre accompli, ? craindre ou ? commettre. Dans les rues ?troites, sombres et tortueuses, les portes des maisons ?taient basses afin que l'entr?e f?t difficile et ais?e ? d?fendre. Sur les murailles s'espa?aient des cr?neaux afin de pouvoir tirer ? l'abri la fl?che ou le vireton, plus tard l'arquebusade, sur le voisin d?test?. Fallait-il circuler dans tels moments o? les querelles ?taient plus flagrantes, on n'e?t pas commis la folie de marcher au milieu de la voie; on se glissait le long des murs et tout en cheminant on avait l'oeil aux aguets et la main pr?s de la dague. M?me chez soi, portes closes, dans sa maison avec sa femme, avec ses enfants, on prenait garde; on ?prouvait ce qu'on mangeait et ce qu'on buvait; surtout on ne se couchait pas sans avoir fait la visite du logis et exactement verrouill? les portes. Les esprits ?taient durs; en outre les temp?raments singuli?rement passionn?s. De m?me que l'on t?chait de devenir le ma?tre de sa ville et de poignarder les gens du parti adverse, de m?me on se rendait amoureux jusqu'? la fureur et jaloux par del? toute rage. Les pr?cautions florentines allaient ? la d?mesure. Les femmes vivaient enferm?es dans leurs demeures bien autrement closes que des harems. Dante, en racontant les histoires de la Pia et de Fran?oise de Rimini, a montr? comment pouvaient finir les tendresses, et cependant, Boccace a r?v?l? aussi, dans son langage ravissant, en pr?sentant ? l'imagination les plus d?licieux paysages, les sc?nes les plus enchanteresses, comment elles pouvaient r?ussir. Ce pays singulier, si agit?, si tourment?, si r?volutionn?, si cruel, si f?roce, si criminel, aurait d? avoir l'humeur sombre; nullement. Il ?tait aussi gai, aussi vivant, aussi brillant que sociable; il ?tait sociable surtout; c'?tait par l? qu'il se distinguait des autres contr?es plus ou moins brutales, plus ou moins hargneuses. Il avait toutes les ambitions et les plus contrastantes; il aimait la libert? avec le m?me emportement qu'il recherchait le despotisme. Quand on ne s'?gorgeait pas, on s'embrassait avec l'affection la plus v?h?mente et au sortir d'une conspiration compliqu?e des perfidies les plus inou?es, on construisait avec recherche le plus d?licat des sonnets. La litt?rature fut de tr?s bonne heure une grande affaire; tandis que tout le reste de l'Europe n'estimait encore que la m?taphysique, l?, on mettait au premier rang des travaux de l'esprit le bien dire. Ces riches marchands, ces usuriers sans piti? qui pesaient l'or et r?digeaient leurs c?dules dans les boutiques de Venise, de Florence, de P?rouse, ces sp?culateurs rapaces qui ?tendaient les filets de leur avarice jusqu'? Londres, jusqu'? Anvers et faisaient naviguer leurs flottes plus loin que la Hollande, ?taient d'exigeants amateurs de po?sie. C'est parce que les muses latines n'avaient jamais tout ? fait cess? de vivre sur le sol qui leur avait donn? jadis la naissance. Les populations de la p?ninsule vivaient donc dans ces dispositions, Alexandre VI Borgia, occupant la chaire de saint Pierre, les Aragonais r?gnant ? Naples, les V?nitiens se querellant avec les ducs Sforza de Milan, les Fran?ais, appel?s par Ludovic le Maure, se pr?parant ? entrer dans les provinces pi?montaises, les Florentins, sous Pierre de M?dicis, se r?veillant de l'ivresse que leur avait vers? l'administration habile et captieuse du Magnifique Laurent, le reste du pays ?tant fractionn? ? l'extr?me entre des R?publiques et des Seigneuries, et les bandes voyageuses des condotti?res cherchant la solde de qui voulait d'eux, quand il se manifesta dans plusieurs cit?s du nord une sympathie singuli?re pour un certain moine dominicain dont les pr?dications faisaient accourir les foules. Ce religieux que sa bonne naissance et l'?tat de sa fortune semblaient r?server a un sort brillant, ?tait entr? dans l'ordre par une vocation d'autant plus solide qu'elle avait ?t? fort combattue. C'?tait un homme savant, m?ditatif, songeur; on ne le vit jamais sourire; il ?tait d'un temp?rament faible et, souventes fois, abattu par la d?bilit? de son corps. S'il se relevait, s'il se maintenait, c'?tait sous les coups d'?peron de la volont?. Une foi ardente le remplissait. Pr?dicateur cher aux populations, il ne discutait pas, il affirmait, il imposait, le ciel lui avait donn? le don de l'autorit?. En l'?coutant, on se sentait ravi et dans sa main. Ce moine s'appelait J?r?me Savonarole. La taille de ce h?ros, car ce fut un h?ros, ?tait petite et fr?le; la poitrine ?tait un peu enfonc?e; l'attitude semblait celle d'un corps charg? d'une ?me trop lourde. Mais la figure jaunie, maigre, allong?e ?tincelait du feu de deux yeux noirs et profonds allum?s sous d'?pais sourcils. Les mains fines et p?les s'agitaient nerveusement, mais non sans noblesse, pour accompagner et frapper des paroles p?n?trantes, sortant de l?vres minces et l?g?rement color?es; le front plus blanc que le visage, haut, bomb?, d?non?ant la pr?dominance de l'imagination et de l'enthousiasme sur la raison froide... Mais quoi? Pourquoi faire le portrait de cet homme? Le voil? lui-m?me! Le voil?... il marche au long du clo?tre du couvent de Bologne... Le poids de la r?flexion le courbe... il n'est pas seul... il parle... et on va entendre ce qu'il dit. C?SAR BORGIA L'id?e de relever l'Italie en relevant les moeurs venait d'?chouer. Savonarole avait voulu par les moyens purement catholiques, et sans toucher ni ? l'unit? de l'Eglise ni ? la tradition de la Foi, cicatriser les plaies trop vives. Ce ne devait ?tre que longtemps apr?s lui et par contrecoup du triomphe de l'h?r?sie et du schisme, que les projets du r?formateur pouvaient recevoir une sorte d'application. Encore l'Italie n'avait-elle pas ? profiter de cette combinaison exclusivement gallicane. Pour le moment, quand s'?teignirent les flammes du b?cher o? s'ab?ma le dominicain, toute notion d'amener l'unit?, la libert? et l'ordre par la puissance de la vertu fut abandonn?e comme la plus folle des chim?res. Ce qui resta dans l'imagination des Italiens, ce fut seulement la pr?occupation de fermer le territoire de la patrie aux intrus, d'exclure ceux-ci de la participation aux richesses, aux splendeurs, aux arts, aux jouissances d'une terre consid?r?e par ses habitants comme sacr?e, et de chercher ? mettre fin au morcellement de cette terre en cr?ant soit une souverainet? unique, soit un nombre restreint de souverainet?s dont le premier m?rite serait de r?aliser une force redoutable aux gens du dehors, et indomptable pour leurs ambitions. Les Espagnols tenaient l'extr?mit? m?ridionale de la p?ninsule. Il s'en fallait que la malveillance les atteign?t de la m?me force que les autres ?trangers. D'abord, ils ?taient depuis longtemps ma?tres de la contr?e. On s'?tait accoutum? ? les y voir. Ensuite cette contr?e elle-m?me n'?tait presque pas consid?r?e comme italienne ou l'?tait du moins ? un degr? inf?rieur. On l'appelait < Les Allemands d?plaisaient davantage, sans cependant ?tre trop d?test?s. Sujets et repr?sentants du Saint Empire Romain, on leur reconnaissait une sorte de droit ? intervenir dans les affaires de la p?ninsule. Les Gibelins s'appuyaient sur eux. Les Guelfes ne voulaient pas une rupture absolue. Ensuite, les rapports commerciaux ?taient constants avec les villes hans?atiques; enfin, dans les deux pays la science ?tait grandement honor?e, et, bien que d'apr?s des syst?mes diff?rents, on s'y occupait beaucoup des arts. Ce qui g?nait et rebutait, c'?tait la rudesse de la soldatesque germaine. Mais on savait, alors, supporter de pareils inconv?nients. En m?me temps, les Espagnols continuaient leurs d?couvertes dans les r?gions atlantiques. La curiosit? et l'int?r?t g?n?ral en ?taient passionn?ment excit?s et la gloire castillane s'augmentait de cette ?motion universelle. Tout ce qui arrivait des contr?es ?tranges dont on exag?rait les singularit?s, ?tait fait pour ?branler les imaginations si ?veill?es d?j?: des hommes d'une couleur et d'un aspect nouveaux, des oiseaux verts, des singes, des ouvrages d?licats et bizarres travaill?s avec des plumes teintes des couleurs et des nuances les plus inattendues, et surtout beaucoup d'or, beaucoup d'argent, des pierreries. On se disait que l?-bas les m?taux pr?cieux jonchaient la terre. Les esprits hardis et port?s au d?cousu s'enivraient de pareils r?cits. Dans chaque pays on organisait des exp?ditions; il en partait d'Angleterre comme de France; mais apr?s les Espagnols, les Portugais se montraient les plus chanceux. Pour s'enrichir, pour vaincre, pour dominer, pour aller chercher ce qu'on n'avait encore observ? jamais, les marins de Lisbonne se lan?aient sans h?siter au hasard des flots ? travers les espaces incalcul?s des mers inconnues; dans la premi?re ann?e du si?cle, Alvarez Cabral, en toute pour les Indes Orientales, avait ?t? jet? par la temp?te en face d'une immense ?tendue de c?tes resplendissantes de verdure. C'?tait le Br?sil qui se donnait ? lui. Cette excitation, transformant en aventuriers les hommes hardis de la p?ninsule ib?rique, ne les envoyait cependant pas tous dans les parages lointains; ils trouvaient du butin et des romans plus pr?s d'eux; ces Valenciens, les Borgia, dont le chef actuel occupait la chaire de Saint-Pierre, traitaient l'Italie comme leurs compatriotes avaient fait Hispaniola, et Don C?sar Borgia, le fils d'Alexandre, nagu?re cardinal, maintenant capitaine, se promenait dans le centre de l'Italie absolument comme Cortez le fit quelques ann?es plus tard au travers du Mexique. Dans cette position si critique, Monsieur de Valentinois ne s'arr?ta pas longtemps ? calculer. Il se pr?cipita dans l'ab?me grand ouvert. C'est au fond qu'il faut aller le chercher et le voir agir. TROISI?ME PARTIE JULES II Cependant, le roi Tr?s-Chr?tien, d?pouill? de ses pr?tentions sur Naples, n'en tenait que plus fortement ? ses id?es milanaises. Afin d'y donner carri?re, il n?gocia, il appela ? lui les forces qu'il put gagner, et ? sa grande joie parvint ? conclure, le 10 d?cembre 1508, cette Ligue de Cambrai dirig?e contre les V?nitiens, et dans laquelle s'unirent le pape Jules II, Ferdinand d'Aragon, l'empereur Maximilien, les ducs de Savoie et de Ferrare et le marquis de Mantoue. Il fut stipul? que le Saint P?re reprendrait les villes de la Romagne, enlev?es par saint Marc dans les d?pouilles de C?sar Borgia; l'empereur devait avoir V?rone, Vicence, Padoue et d'autres places moindres avec le Frioul; le Roi Catholique s'emparait de Trani, de Brindisi, d'Otrante, de Monopoli et, quant ? la France, elle gagnait Bergame, Brescia et Cr?mone, anciens d?membrements du territoire milanais. Le r?sultat de ces revendications devait ?tre d'arracher ? la R?publique ces domaines de terre ferme qu'avec tant d'efforts, tant de d?penses, tant d'habilet?, elle avait r?ussi ? grouper autour de ses lagunes. Si l'on consid?re quel ?tait alors l'?tat de leur propre pays, rien ne semble leur avoir ?t? plus funeste que la passion pour les descentes en Italie. La Guyenne acquise seulement depuis 1453 n'?tait pas encore tr?s affectionn?e. Pendant des si?cles cette province s'?tait administr?e elle-m?me sous le protectorat anglais; elle avait v?cu sans beaucoup de contraintes, pay? peu d'imp?ts, et le nouveau r?gime lui semblait on?reux. Il lui apprenait ? donner beaucoup, ? se voir en mille mani?res gourmand?e et men?e haut la bride par les gens du roi. Aussi les Aquitains ?taient-ils s?ditieux. Puis le royaume ne poss?dait pas le Roussillon; il avait gagn? la Provence, mais le Dauphin? n'?tait qu'annex? et non fondu; le comt? de Bourgogne, l'Artois, la Flandre ne faisaient pas partie de la monarchie, non plus que la Lorraine, non plus que les trois ?v?ch?s de Metz, Toul et Verdun. Calais et son territoire restaient dans les mains de l'Angleterre et g?naient les mouvements et la respiration de la r?gion du nord-ouest. La Bretagne en ?tat s?par? et ind?pendant, rattach?e ? la couronne par mariage, jalousait la puissance conjointe. Qu'on regarde la carte et on ne mettra pas beaucoup de temps ? rester convaincu de cette v?rit?: la France avait mieux ? faire qu'? s'annexer le Milanais, si l'on ne veut juger des choses qu'au point de vue ?troitement pratique des int?r?ts du moment. Mais ce qu'on n'explique pas, c'est le go?t g?n?ral pour les exp?ditions d'Italie r?pandu alors, non seulement en France, mais en Allemagne, en Espagne. Dans tous ces pays les int?r?ts directs et journaliers eussent ?galement r?clam? contre la disposition universelle ? se distraire des questions locales pour s'en aller dans la p?ninsule. Tout le monde y courait, en effet, Picards et Saxons, Castillans et Suisses. Et, cependant, on avait beaucoup d'autres choses ? faire et on les faisait. Le cardinal Ximen?s employait les revenus de son archev?ch? de Tol?de, le plus riche du monde, ? louer des troupes qu'il conduisait lui-m?me au si?ge d'Oran; Alphonse d'Albuquerque promenait les quines portugaises sur les mers de l'Inde orientale, et fondait ? Goa un empire ?tendu de la mer d'Arabie aux c?tes de la Chine. L'Allemagne riche, savante, habile aux libert?s locales, gravitait de son c?t? vers l'Italie, tout comme la France, le Portugal, l'Espagne. Il est bien vrai que les souverains de ces pays ne songeaient qu'? des satisfactions ambitieuses et les courtisans ? des occasions de fortune, mais au-dessus de ces mobiles particuliers, un mobile bien autrement fort ?tait celui qui mettait en branle l'esprit du si?cle. Il n'y a pas de doute: on allait d'instinct chercher la lumi?re intellectuelle l? o? elle ?tait. On sentait vaguement, mais on sentait cet int?r?t de premier ordre et on travaillait de fa?on ? y satisfaire. On ne s'expliquait pas bien ce que l'on voulait de l'Italie; on se trompait le plus g?n?ralement sur ce qu'on allait lui demander; elle-m?me se trompait beaucoup plus que ses assaillants en se supposant le pouvoir de les attirer et de les repousser ? son gr?; mais il n'est pas moins vrai que l'avenir du d?veloppement intellectuel dans le monde exigeait qu'un rapprochement g?n?ral e?t lieu, et il eut lieu, en effet, non parce que l'Italie f?t contrainte de donner quelqu'un de ses membres ? tous ces ?trangers qui la voulaient mettre en pi?ces, mais parce qu'? tous elle inocula quelque chose de son g?nie. Tout ce travail de gravitation inconscient, la mani?re dont les influences, les ?manations intellectuelles se r?pandirent, est assur?ment une des d?monstrations les plus fortes de l'existence de ces lois myst?rieuses qui, ? certains moments, agissent sur le d?veloppement de l'humanit?, tout ? fait de m?me que, dans une application organique, ces m?mes lois, ces m?mes causes op?rent sur la croissance et la coloration des corps. QUATRI?ME PARTIE L?ON X Le cardinal Jean de M?dicis, le futur pape L?on X, appara?t comme une des premi?res physionomies qui ne ressemblent plus aux figures du moyen-?ge. Bient?t, se mettent ? ses c?t?s Fran?ois Ier et Charles Quint; ils ne diff?rent pas moins des hommes de la g?n?ration pr?c?dente; mais lui est le h?raut, il annonce l'?poque moderne. On lui voit des moeurs ?l?gantes et non plus passionn?es; il y joint le charme d'une simplicit? et d'une mod?ration relatives; ses scrupules sont m?diocres; pourtant il sent le prix de la mansu?tude apparente. Il est peu croyant, mais il ne s'?carte gu?re d'une d?cence approximative; il ne se pr?occupe jamais de grandes oeuvres, de grandes institutions destin?es ? produire le bien, et il aime pourtant, dans de petites mesures, la volupt? de la bienfaisance: il prend plaisir ? doter des enfants pauvres. Il n'est nullement beau; il a de nobles mani?res et des habitudes d?licates; ses yeux gros et saillants ne lui permettent pas de reconna?tre les objets avec facilit?; ce lui est un motif pour appr?cier les avantages du lorgnon et montrer comme on s'en sert avec bonne gr?ce. Il est gros, sujet ? des transpirations violentes qui le g?nent excessivement. Il ressent m?me plus gravement les inconv?nients de son temp?rament lymphatique et, pendant le conclave d'o? il sortit pape, il fut oblig? de subir des op?rations chirurgicales; mais il a les mains blanches, longues, potel?es, admirables, et par la convenance de ses gestes il sait les faire valoir. Cent ans auparavant et m?me cinquante, on ne se f?t pas avis? de tous ces diminutifs. Sa naissance en ?tait d?j? un. Il se donnait pour prince et, commun?ment, on n'y contredisait pas. Cependant, c'?tait une fiction. Son p?re, Laurent, n'avait d'autre position que celle d'un citoyen opulent dont les vertus politiques et le go?t exquis en toutes choses servaient bien l'ambition. Rien de plus. Le sang de la famille ?tait du sang de comptoir; le plus mince gentilhomme d'origine f?odale n'e?t pas admis l'?galit? avec cette race marchande et n?anmoins, apr?s la r?volution de Savonarole, ces fils de n?gociants exil?s florentins, avec tant d'autres, se firent accepter comme du sang sup?rieur uniquement parce qu'ils pr?tendirent l'?tre; on pensa qu'ils ?taient aptes ? r?gner un jour, parce qu'on sentait vaguement que Florence tendait ? la monarchie. Un tel aveu de la part de l'opinion g?n?rale n'?tait pas moins nouveau que la personnalit? du cardinal Jean. Il en r?sulta d'abord que, de m?me qu'un fruit m?r se d?tache de la branche sans laquelle il n'aurait pu devenir un fruit, de m?me les M?dicis se d?tach?rent de leur richesse qui les avait faits ce qu'ils ?taient et, pauvres, ils purent demeurer importants. Pierre de M?dicis, chass? de sa ville, se trouva avec ses fr?res et ses parents, allant, errant, vagant, sollicitant et recevant des affronts de Bologne ? Venise, de Venise en Allemagne, d'Allemagne en France. On se moqua de lui et des siens quelquefois, on refusa de les appuyer, on refusa de les aider; ils manqu?rent souvent du plus n?cessaire et durent quitter des auberges o? on ne leur accordait pas cr?dit. Pourtant, on ne mettait pas en question qu'ils fussent princes et ce point suffisait ? leur r?server l'avenir. Pierre, le chef de la famille apr?s Laurent, avait ?t?, ? tous les points de vue, un homme m?diocre. Ce n'?tait, cependant, pas ce qui l'avait mis ? bas. C'?tait la r?action naturelle soulev?e contre le mode d'administration introduit par sa famille. Le temp?rament florentin, comme celui de chaque peuple, ?tait complexe. Les instincts hostiles aux M?dicis, comprim?s sous la main de Laurent, firent d?tente sous celle de son fils maladroit. Mais, on l'a observ? avec raison: un gouvernement qui existe uniquement ? la condition de ne pas commettre de fautes, prouve par cela seul peu de vitalit?. Le pouvoir de Pierre se brisa parce qu'il rencontrait un certain fond d'?nergies anciennes ? d?penser et d'illusions ? ?puiser. Chacun le sentait; le z?le de Savonarole, les th?ories historiques et sp?culatives de Machiavel et de ses savants amis, ?pris d'un id?al ? la romaine, les pr?tentions d'influence des grandes familles, les habilet?s balanc?es et contrebalanc?es des Soderini, des Valori et de leurs pareils, plus sages que perspicaces et plus mod?r?s que forts, ne pouvaient mener loin, ni durer longtemps. Le fait seul que le moindre des inconv?nients de ce r?gime lib?ral faisait, ? chaque fois qu'il se montrait, ?clater le nom de M?dicis, invoqu? comme le rem?de supr?me a tous les maux, ce fait, cette circonstance seule donnait du relief aux exil?s. N?anmoins avant qu'ils pussent ressaisir leurs avantages, il fallait que la veine contraire s'?puis?t. Pierre mourut. Jean devint le mentor de sa famille. Il laissa la branche cadette rentrer obscur?ment ? Florence, changer de nom, s'humilier; il continua lentement et sans mouvements d?sordonn?s le r?le de pr?tendant; chaque jour ?coul?, chaque mis?re sentie dans la R?publique fatigu?e, entourait, appuyait son nom d'un ?clat dangereux. Le Cardinal ?tait patient, il ?tait, au fond, satisfait de son sort; il ne s'endormait pas sans doute; mais il n'?tait pas non plus trop ?veill?. Ses amis devenaient chaque jour plus nombreux. Tol?rablement bien vu par Alexandre VI, mais se gardant de r?sider ? Rome, sous la main de ce terrible personnage, il entretenait des relations avec l'ennemi d?clar? du Pape, le fougueux Julien de la Rov?re. Celui-ci s'?tait fortifi? dans sa ville ?piscopale d'Ostie et remuait ciel et terre, pour amener la d?position de Borgia. L'?l?gant Jean de M?dicis se rencontra avec lui ? Savone, dans une entrevue pr?m?dit?e. Ils s'entretinrent longtemps. Julien proposa, sans doute, bien des combinaisons, car rien ne fut jamais plus mouvant et plus fertile que son g?nie; il pr?senta bien des ouvertures, il ?tala la possibilit? de bien des violences pour pr?cipiter ? terre le pontife abhorr?. Jean de M?dicis n'?tait pas l'homme de pareilles tentations, et de la rencontre de Savone, il ne sortit quoi que ce soit dont Alexandre VI e?t ? se plaindre. Toutefois, les deux interlocuteurs se s?par?rent amis. Il est assez difficile de deviner quelle sorte de sympathie le temp?rament un peu froid, la raison courte, le raffinement intellectuel du M?dicis pouvait exciter chez le plus imp?tueux des hommes en m?me temps que le plus rus?; cette sympathie, pourtant, exista et alla m?me se d?veloppant dans une proportion assez grande, lorsque Jules eut pris la tiare. Rarement l'homme pr?voit juste. Sa raison n'est qu'une d?raison constamment renvers?e par le cours des faits auquel elle ne peut rien. Jules II meurt tout ? coup et le cardinal Jean, le confident suspect?, l'homme tenu en ?chec, le pr?tendant, ? la veille de tout perdre, m?me l'esp?rance, se trouve souverain pontife, possesseur des forces tourn?es contre lui. A ce moment, L?on X entra en pleine possession de son temp?rament; il fut, librement, le grand seigneur fastueux qu'il ?tait, le prince, l'homme ? passions plus color?es que fortes. Il r?alisa l'id?al d'une existence parfaitement orn?e. Et, cependant, le monde s'ing?nie, se d?bat, se remue. En Allemagne s'?l?vent des novateurs de tous genres; ils font courir activement leurs plumes et d?j? mettent leurs ?p?es au vent; les imprimeurs vont de ville en ville avec leur apprentis et leurs presses, semant les pamphlets, les libelles, les trait?s, les discours, les avertissements et les exhortations, tant?t catholiques, tant?t h?r?tiques, en somme boutant le feu partout; les populations prennent go?t ? cette premi?re forme du journalisme; Erasme et Reuchlin, dans leurs cabinets de savants, sp?culent sur les notions du jour et entretiennent des correspondances avec les rois, flatt?s de recevoir leurs lettres qu'on imprime, et demandant des conseils qu'ils se r?servent de ne pas suivre. La conflagration intellectuelle est g?n?rale. Elle a p?n?tr? en France; ses r?sultats se font sentir sur le globe entier; Magellan d?couvre son d?troit et meurt aux Philippines; Fernand Cortez, le grand marquis, ach?ve en trente mois la conqu?te du Mexique. Tout flambe dans les esprits, pour lesquels cependant le combustible va bient?t manquer. C'est ? l'apog?e des choses que l'on peut, avec quelqu'effort de recherche, trouver l'?closion du germe de leur d?cadence. Alors, justement, les esprits superficiels sont moins dispos?s ? en rien soup?onner. Ils s'endorment dans une s?curit? compl?te; ils ne sont pas loin d'estimer que cette loi ?ternelle en vertu de laquelle toutes choses sont vou?es ? la transformation ? travers la mort, a cess? d'agir. Devant eux, les ann?es sont compt?es, peu nombreuses; eux, ils calculent sur l'ind?fini des si?cles. Tout les excuse; l'air est doux, ti?de, parfum?; le ciel d'une puret? incomparable, d?barrass? des brumes du matin, et le char du soleil monte avec calme au sommet de sa course; les roues dor?es illuminent l'azur. Seulement, le guide des coursiers sublimes a chang?; ce n'est plus Phoebus: c'est Pha?ton. CINQUI?ME PARTIE MICHEL-ANGE Venant apr?s L?on X, Adrien d'Utrecht ?tait donc r?solu ? exercer la puissance eccl?siastique suivant l'esprit du dogme chr?tien: il ne voulait ni la belle antiquit?, ni les arts, ni le luxe; il ne voulait pas les mauvaises moeurs; la corruption cl?ricale eut senti la cuisson des verges dont il ?tait arm?. Les d?bordements allaient-ils rentrer dans le lit r?gulier? On en peut douter; rien ne revient; mais, de toute ?vidence, les intentions du pontife ?taient aussi droites que s?v?res. Il monta sur le tr?ne en janvier de 1522 et le 24 d?cembre de 1523 il ?tait mort. Pendant cette courte p?riode, la cour pontificale, violent?e dans ses habitudes, n'avait pas respir?. Une fois libre, elle ne voulut plus accepter de pareilles ?preuves, et les cardinaux r?unis en conclave, port?rent au supr?me pontificat Jules de M?dicis, l'image p?lie de L?on X, son fr?re b?tard et b?tard en toutes choses. Il avait le m?me genre d'esprit avec moins d'esprit, le m?me go?t du plaisir avec moins de d?licatesse, le m?me go?t pour les arts, le m?me go?t pour les lettres... mais c'?tait du go?t. La d?cadence italienne a, d?sormais, commenc?; les p?tales de la fleur d'or tombent les uns apr?s les autres. Pour ?tre devenu trop enivrant, le parfum perd sa fra?cheur. C'est dans une atmosph?re o? s'avance le cr?puscule que tout arrive d?sormais. Les ?v?nements d'importance sont rares et funestes ? l'Italie. Un tableau de cette p?riode doit resserrer les temps; on n'en est plus aux moments f?conds o? deux et trois ann?es voyaient se produire les mouvements les plus grandioses. Tout pliait sous la double volont? de l'Espagne et de l'Empire. Ces puissances dirig?es par les m?mes maximes, par la claire vision des m?mes int?r?ts, pesaient d'un poids ?crasant sur leurs propres domaines et autant que possible sur ceux des autres princes. Charles-Quint avait l?gu? aux deux branches de sa maison une politique meurtri?re qui devait ou ruiner ceux qui la pratiquaient ou ?craser le reste du monde. Deux g?nies ardents s'affrontaient: celui du temps mourant qui, ? la suite du schisme, de l'h?r?sie, de l'autorit? immod?r?e des princes sur un point, de la libert? ind?finie des sujets sur un autre, de l'impr?vu, de l'incoh?rent, de l'inconsistant, du d?sir inexpliqu? et du r?ve courait on ne savait o?; et celui qui, inspirant les princes de la maison de Bourgogne, ?tait r?solu ? arr?ter, ? supprimer, ? annuler n'importe quoi, et n'imaginait rien d'autre; m?fiant, tracassier, questionneur, g?nant, n? de la peur de perdre une parcelle quelconque de son avoir, de son pouvoir, de son droit ou de ses pr?tentions, il en voulait implacablement aux pr?tentions, aux droits, au pouvoir, ? l'avoir, ? la vie, ? l'?me m?me de tout le monde et de chacun dans le pourtour entier de l'univers. C'?tait pour jouir chez lui de cette paix morne que seule il reconnaissait pour ?tre la paix, que Philippe II entretenait le tumulte en Italie et en France; et ses parents imp?riaux faisaient absolument de m?me en Allemagne, en Boh?me, en Hongrie. Ainsi s'?tablit d?finitivement la nouvelle constitution de l'Italie. Ce fut la supr?matie espagnole et imp?riale. Les Fran?ais, ? la v?rit?, ne devaient jamais cesser leurs efforts pour y porter le trouble. Pourtant, ils ne purent ni rien d?truire, ni rien fonder. Ils continu?rent leur vieux syst?me. Entrer dans la p?ninsule leur resta facile; s'y maintenir impossible, et l'Italie pi?tin?e ? perp?tuit? par les combinateurs politiques perdit jusqu'au sentiment de l'ind?pendance. Le temp?rament de ses princes, comme les habitudes de ses peuples, devinrent ?galement serviles. Le trait caract?ristique de cette situation est que la maison d'Autriche se rendait compte de sa volont?; la France n'avait pas l'air de se douter de la sienne et courait aux quatre vents. Elle inventait l'alliance avec le Turc et on a vu l? un trait de g?nie. Venise, auparavant, avait v?cu en paix avec cette puissance; elle l'avait m?me tacitement soutenue, servie ? l'occasion; elle ne s'?tait jamais avis?e de s'en faire l'amie d?clar?e. La France l'imagina et s'en vanta, ce qui devait naturellement exciter de l'horreur dans un temps o? le nom de Turc se rattachait aux cruaut?s folles exerc?es sur les populations de la Hongrie, de l'Italie m?me, par les janissaires d'une part et les pirates barbaresques de l'autre. En m?me temps, les conseillers de Fran?ois Ier et, ensuite, ceux d'Henri Il s'associ?rent aux protestants parce que l'Empereur pers?cutait ceux-ci. Comme, un peu plus tard, on ne les tourmenta pas moins, on imagina d'?tre l'ami de ceux du dehors en m?me temps qu'on br?lait ceux du dedans. Cette vacillation a pass? ?galement pour un chef-d'oeuvre de sagesse; en somme, on s'apercevait sans peine en y regardant d'un peu pr?s, qu'elle a produit beaucoup de mal, fort peu de bien, et il aurait mieux valu pratiquer un syst?me plus respectable au point de vue de la logique, comme ? celui de la morale. Malheureusement, ce fut impossible. On v?cut de hasards sous les Valois, et on ne s'occupa que de p?cher dans la mer des exp?dients, des proies de rencontre. Les enfants de Fran?ois II r?vaient le pouvoir absolu et la destruction des grands; les grands n'?taient plus les feudataires d'autrefois, mais des produits de fortune, les Guise, les Ch?tillon, les Saint-Andr?; ceux-l?, Dieu sait ce qu'ils voulaient! tout! et ils attendaient le reste. Comme antith?se aux voeux des rois, ils songeaient m?me ? instituer la R?publique. On n'osait tout confesser de ce qui se tramait obscur?ment au fond des pens?es, on se r?duisait donc ? ce qui a ?t? signal? plus haut: on mettait la religion en avant et on restait tapi derri?re. On voit sur quel fonds de mis?re se d?tachent les derniers tableaux de la Renaissance italienne: plus rien de brillant, plus rien de pur. Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page |
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