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Munafa ebook

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Read Ebook: Le bol de Chine; ou divagations sur les beaux-arts by Mille Pierre

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Ebook has 347 lines and 29315 words, and 7 pages

Produced by: Laurent Vogel

PIERRE MILLE

LE BOL DE CHINE

OU DIVAGATIONS SUR LES BEAUX-ARTS

PARIS ?DITIONS GEORGES CR?S & Cie 21, RUE HAUTEFEUILLE, 21

MCMXX

DU M?ME AUTEUR:

EN CROUPE DE BELLONE.

Copyright by Georges Cr?s et Cie, Paris, 1919

Tous droits de reproduction, de traduction ou d'adaptation r?serv?s pour tous pays.

LE BOL DE CHINE

... Ce n'est rien qu'un bol, une simple ?cuelle ? riz, que modela jadis un artisan de la vieille Chine, pour la jeter ensuite aux grands feux qui font la mati?re solide, cristalline, comme int?rieurement gemm?e, ?galent enfin l'oeuvre des hommes ? ces min?raux cristallins qu'a recuits l'ardeur des volcans. Pas d'ornements, nul d?cor, rien qu'un ?mail ?pais, d'un vert c?rul?; galuchat ou peau de serpent. Mais prenez-le, maniez-le, touchez-le: quelle ?trange, quelle nouvelle impression de beaut?! Et d'o? vient-elle?... Voici maintenant un buste de bronze. La s?v?rit? m?me de sa teinte monotone fait que je n'en per?ois que la silhouette g?n?rale et les traits principaux. Je clos mes paupi?res, j'abolis mon regard, je palpe, je t?te en aveugle; et ce sont des muscles, une charpente, une pulpe vivante, des accents qui se r?v?lent. Oh! la joie, le pouvoir, la <> qui se cachaient dans mes mains, et que j'ignorais! Mais alors que j'ai des mots qui attribuent des causes aux volupt?s de mes yeux, qui <> des d?tails, d?finissent des caract?res, motivent des sensations, ici je ne puis aller plus loin--je n'ai plus de langage parce que je n'ai plus d'id?es: seules des impressions infiniment profondes, infiniment vagues, ind?finissables, obscures.

Que m'importent le son, la forme, la couleur, La beaut? qui me cache, en dansant, les ab?mes! Je ne per?ois l'objet que dans sa pesanteur.

vient d'?crire Georges Chennevi?re dans des vers qui marquent une fa?on neuve de sentir. Toute neuve, oui! Mais c'est pourquoi ce po?te ne pr?cise gu?re davantage, c'est pourquoi nul ne saurait pr?ciser davantage: ?motion mystique du toucher, en laquelle n'est pas encore descendue l'analyse.

Je suis n?, nous sommes tous n?s ne connaissant d'abord l'univers que par nos mains tremblantes, ardentes, ind?cises, toujours tendues: des combinaisons de poids, de volume, de toucher et de forme, puis le mariage de ces combinaisons avec des impressions de couleur et des calculs de distance, tels furent nos d?buts dans la vie sensitive. De tous nos sens le tact fut celui qui s'?veilla le premier; mais notre bouche n'exhalait encore que des vagissements inutiles, et quand nous s?mes parler, nos yeux seuls rest?rent conscients, avec nos oreilles, notre go?t, notre odorat: eux seuls apprirent ? s'exprimer, alors que les sensations du toucher s'enfon?aient dans les profondeurs de notre inconscient: elles y demeurent larvaires, avort?es, ind?velopp?es, parce qu'elles sont muettes et sourdes. Comptez le nombre des mots, des m?taphores, des images qui dans notre langue et dans toutes les langues se rattachent au toucher: que la tribu vous en va sembler mis?rable! On dirait m?me qu'elle est sur le point de dispara?tre, qu'elle s'appauvrit, d?g?n?re. C'est que jamais nous n'enrichissons nos impressions de tact par elles-m?mes, en les analysant, en les creusant, en les d?finissant dans leurs qualit?s essentielles ou particuli?res, mais par des emprunts au vocabulaire des autres sens, par une mosa?que de cailloux vol?s dans d'autres carri?res, et sous laquelle ces impressions restent ?cras?es. Dites-moi s'il est un amant, ? moins qu'il ne soit aveugle--ou peut-?tre sculpteur,--qui, dans l'obscurit? d'une nuit sans astres, puisse reconna?tre, au seul savoir de ses mains, le visage de sa ma?tresse?

Les parfums, les odeurs et les sons se r?pondent.

Il n'est pas question du toucher! Il est caract?ristique m?me qu'? aucune autre ?poque de notre litt?rature le toucher n'ait ?t? plus d?daign? qu'? celle du sensualisme romantique. A tous autres ?gards et dans tous les autres domaines, si le romantisme n'a point apport? beaucoup d'id?es, il a du moins enrichi la langue des sensations--sauf pour le toucher, encore une fois! Racine l?-dessus en savait plus long, ou du moins cela paraissait tel parce que l'?quilibre, dans son vocabulaire, s'?tait maintenu entre les cinq sens. Aujourd'hui notre vocabulaire n'est plus que d'orateur et de peintre, surtout de peintre, de peintre en surface: le volume, le poids, les richesses du tact en sont absents. Aussi, sans la litt?rature romantique, est-il possible que la peinture impressionniste ne f?t jamais n?e: nous sommes un peuple d'?crivains, d'abord; les autres arts embo?tent le pas, et comme c'est dans les autres arts que nous sommes le moins s?rieux, parce qu'ils nous int?ressent moins, c'est chez eux que les exc?s se font sentir davantage. On va jusqu'au bout de la th?orie, et l'on soutient la th?orie par de la litt?rature, encore! Tandis que les ?crivains qui ne sont qu'?crivains sont g?n?ralement retenus par le besoin qu'ils gardent toujours de la r?alit? concr?te. Qu'on me pardonne le calembour: ce n'est plus qu'en litt?rature que les Fran?ais ont le sens du volume.

Toutes les l?gitimes revendications du toucher contre la vue, toutes les exigences de l'harmonie qui doit subsister entre le toucher et les yeux ?taient dans cette seule phrase. Mais le peintre ne comprit point, et avait le droit de ne pas comprendre. Ni ce litt?rateur lui-m?me, ni personne au monde ne lui avait appris ? sentir, ? jouir des sensations du toucher. On ne sait plus...

O mon cher petit bol chinois, viens donc ? mon secours! Enseigne-moi ce qu'on n'enseigne plus. Je suis comme les autres, vois-tu, j'ignore tout, je ne suis qu'un d?butant. Dis-moi lentement, doucement, tandis que je ferme les yeux, les causes intimes de ta voluptueuse et simple beaut?, r?v?le-moi les mots par quoi s'exprimeront cette invisible et tactile beaut?: car tout vient chez nous des mots...

LE CHEF-D'OEUVRE

En 1927, l'illustre sculpteur Cailleterre ?tait parvenu aux supr?mes limites de l'?ge, mais aussi du g?nie. Il avait commenc?, d?s longtemps, ? laisser voir sur les bronzes et les pl?tres qui sortaient de son atelier les marques puissantes qu'avaient imprim?es sur la glaise originaire, ses doigts inspir?s et fi?vreux. Et les critiques cri?rent: <> Puis un jour, alors qu'il se pr?parait ? envoyer au Salon, o? on lui r?servait toujours la place d'honneur, sa derni?re statue, un goujat imprudent fit un faux mouvement, tr?bucha, rattrapa un bras, qui fut bris?. Ses camarades en ramass?rent les d?bris. Ils ?taient tout p?les. Mais Cailleterre, dont pourtant les fureurs ?taient aussi c?l?bres que le talent, cligna de l'oeil:

--Cela est bien mieux ainsi, dit-il, paisiblement. Enlevez!

Beaucoup se d?courag?rent. D'autres, h?ro?quement, se mirent ? tailler des pav?s, et ils expos?rent des pav?s, quelques-uns m?me en bois, ce qui fut consid?r? comme une grande originalit?. Et c'est pourquoi ils furent appel?s <>. Cette qualification leur fut impos?e par le gouvernement, qui craignait une gr?ve de v?ritables paveurs, l?s?s dans leur profession. Telle est l'origine de ce nom, que beaucoup ont oubli?e, tant l'histoire de ces ?v?nements s'enfonce d?j? dans l'ombre du pass?.

Mais d'autres artistes, Gl?nardeau, Bouffrelier, Bosseboeuf, Rom?as--on les conna?t sans doute, car ils ont conquis ? leur tour la plus juste notori?t?,--accusaient ces novateurs de ne poss?der qu'une imagination superficielle. Ils savaient qu'il n'y a pas d'art, quoi qu'on en dise, sans tradition; ils savaient aussi que la v?ritable tradition r?sidait dans les mains et dans le cr?ne de Cailleterre. Patiemment ils ?tudiaient ses proc?d?s et son g?nie, ils le suivaient dans son ?volution, ils s'assimilaient sa mani?re. Leurs longs et vigoureux efforts furent r?compens?s, il vint un jour o? ils se crurent assur?s de pouvoir faire un <>.

--Il faut d'abord, d?clara Bosseboeuf, faire le bonhomme tout entier. C'est ?a qui donne le mouvement: il n'y a de beaut? que dans le mouvement.

Ils firent donc le bonhomme. Mais, en massant sa glaise, Rom?as demanda tout ? coup:

--Au fait, est-ce que c'est un bonhomme, ou une bonne femme?!

--Tu es b?te, dit Bouffrelier, puisque nous le casserons! On n'y verra rien. Fais n'importe quoi.

Il fit donc n'importe quoi. Mais Gl?nardeau, qui ?tait v?ritablement un esth?ticien, ordonna:

--Allonge le bras, allonge! Donne-lui un tiers de plus. La beaut? est dans le mouvement, mais c'est dans l'exag?ration du mouvement que r?side le secret de la gloire.

Et quand le <> fut termin?, ils moul?rent le pl?tre. Alors ils furent ?mus, car c'?tait ? cette heure seulement qu'allait commencer leur v?ritable travail.

--?a ressemble au G?nie de la Bastille, tout bonnement, dit Bosseboeuf, avec un air de doute.

--Tu vas voir! fit Gl?nardeau.

Prenant un ciseau, il fit sauter les doigts, la chair, les muscles du bras trop long. L'aspect en devint informe, mais dramatique et d?sesp?r?. Puis il martela fortement la poitrine. Puis il ?tripa le ventre, puis il ?quarrit g?n?reusement l'autre face; et il mutila les cuisses et les jambes, de la m?me mani?re, dans la fi?vre de l'inspiration.

--Laisse une rotule, nom de Dieu! cria Gl?nardeau: et il faut que cette rotule soit ? la Michel-Ange. Voil? l'effet!

--Et la t?te, interrogea Rom?as, faut-il la couper?

--Tu n'es pas fou! C'est banal, une t?te coup?e. Seulement fais tout sauter, except? le nez.

--?a fait une rotule enti?re et un nez, observa Rom?as. C'est un peu trop, tu sais.

La discussion fut vive et g?n?reuse. A la fin, ils d?cid?rent de ne laisser qu'une narine. Et se reculant, Rom?as dit:

--Hein, c'est beau!

--?a y est! r?pondit simplement Gl?nardeau. Maintenant, il faut porter ?a au Salon.

Ils mirent cette oeuvre sublime sur un truc, et sans quitter leurs longues blouses blanches, en tout semblables ? de modestes praticiens, lui firent traverser les avenues d?j? verdoyantes. Enfin des degr?s, sous un porche monumental, s'offrirent ? leur vue. Avec des pr?cautions infinies, une douceur d'infirmiers, ils les firent monter ? la blanche effigie. Une place d'honneur restait. Simplement, c'est l? qu'ils la plac?rent.

Or, sous la coupole trop blanche, un long cri monta:

--Le Cailleterre! Enfin le Cailleterre!... Nous ne l'attendions pas sit?t. Nous craignions que le ma?tre n'expos?t point... Que cela est beau! Cela est inimitable! Ah! on peut essayer! Comme la forme s'exprime alors qu'elle dispara?t! Et cette rotule o? clame toute la vigueur humaine! Et cette narine qui palpite!

Ainsi s'extasiait un peuple d'admirateurs, et leur agitation p?m?e, autour du bloc candide et ruin?, avait l'air d'une danse orphique.

... A ce moment on distingua, par le portail ouvert largement sur le ciel, une ombre blanch?tre qui s'?levait lentement, et Cailleterre, Cailleterre lui-m?me entra, pr?c?dant son oeuvre. Et c'?tait celle-l?, et c'?tait la m?me! La m?me rotule, le m?me bras tout mutil?, la m?me narine, le m?me geste du bras immense et d?charn?. Pour la premi?re fois ses ?mules avaient compris. Ils avaient r?alis? son morceau.

--Tiens, fit-il ?tonn?, il y est d?j?!

Et r?sign?, il dit ? ses praticiens:

--Emportez l'autre!

CELUI QUI RESSUSCITA

?CRIT APR?S LA DERNI?RE EXPOSITION DES OEUVRES DE M. INGRES.

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