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Munafa ebook

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Read Ebook: Le bol de Chine; ou divagations sur les beaux-arts by Mille Pierre

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Ebook has 347 lines and 29315 words, and 7 pages

?CRIT APR?S LA DERNI?RE EXPOSITION DES OEUVRES DE M. INGRES.

C'est une remarque qu'on a faite depuis d?j? bien des ann?es que les violentes chaleurs de l'?t? portent les hommes aux fureurs de l'assassinat ou aux r?solutions d?sesp?r?es du suicide. On a moins dit, ce me semble, bien que les statistiques soient l? pour le prouver, que les premiers jours de soleil printanier sont propices aux accidents. Vous-m?mes, si vous ouvrez les yeux, vous en pourrez rendre compte: les chevaux dans les rues glissent plus fr?quemment et s'abattent: leurs conducteurs somnolents se r?veillent soudain, pleins de cris, pour outrager, jusque dans l'honneur de sa famille, un passant qui lui-m?me s'aper?oit, apr?s coup, qu'il vient d'?chapper ? la mort, et fr?mit, immobile, les mains un peu tremblantes. Les femmes vont au-devant des cyclistes et des automobiles, les yeux grands ouverts; rien n'indique ? personne qu'elles ne les voient point, et pourtant c'est un fait qu'elles ne les voient point: voil? que subitement, quand presque les touche le monstre formidable ou la petite roue silencieuse, elles ?treignent ? deux mains leur poitrine que r?tr?cit l'?pouvante, et fuient, et chancellent, et s'arr?tent, essouffl?es, sur le trottoir. Et tout cela, je le soup?onne, est la faute de la saison neuve. Les hommes et les b?tes tombent, sans m?me s'en douter, dans une r?verie qui ne finit point; ils assistent inconsciemment, mais avec des jouissances infinies, au travail de r?paration et de rajeunissement qui se fait dans leur microcosme, en m?me temps que dans tout le reste de l'immense nature; ils se construisent des joies futures avec les souvenirs de leur pass?; ils vivent, redevenus enfants, dans un univers ?difi? par eux; et tout leur est apparition.

C'est dans un pareil ?tat d'esprit, je pense, que je me trouvais un de ces derniers matins, alors que j'errais dans ces galeries sans fin o? l'usage est d'exposer, ? cette ?poque de l'ann?e, les oeuvres de nos artistes. Je m'endormais un peu au bruit de mes propres pas; presque seul, ? la fois exalt? par les enchantements de la saison verte et plein d'indiff?rence, d'ennui ou de fatigue pour ce que je voyais, j'?tais assez pr?s, il faut croire, de ce que certains savants appellent <>. Voil? pourquoi, sans doute, je ne fus nullement ?tonn? de voir M. Ingres venir ? ma rencontre. M. Ingres lui-m?me! Au-dessus de ses ?pres yeux gris, ses sourcils d?daigneux, tir?s vers les pommettes saillantes et un peu hautes de ses joues, dessinaient les deux ailes d'une pioche dont la ligne droite et dure de son nez figurait le manche; et serrant ses deux l?vres minces sur son menton puissant, du haut de son habit noir au collet remont?, il dressait vers moi l'indomptable volont? de sa t?te imp?rieuse.

--J'avais voulu voir de la peinture! me dit-il un peu s?chement.

--Peut-?tre, lui r?pondis-je avec un grand respect, mais d'une voix ?vasive, auriez-vous d? plut?t aller ?couter un peu de musique. Nous en faisons encore d'excellente.

Et rien ne peut ?galer la dignit?, la noblesse, la fiert? avec lesquelles il pronon?a ces deux derniers mots. Il se sentait redevenu le centre du monde; il savait que ce monde avait les yeux sur lui, en ce moment de sa gloire ressuscit?e, comme il y a quarante-quatre ans, le jour de sa mort. Et cela lui paraissait tout naturel; il n'avait pas d'orgueil: seulement de la certitude.

--Quarante-quatre ans d'oubli et d'insurrection, dit-il, ce n'est rien; il a fallu bien plus de temps ? Racine pour revenir prendre sa place, et la faire reconna?tre! Racine: un homme comme moi. Le seul!

--Et alors, demandai-je, cela ne vous ?tonne point qu'on ait reconnu la v?tre?

--Si, r?pondit-il avec une m?lancolie soudaine. Parce que... parce que ce n'est pas seulement la peinture qui a chang?, ce sont les caract?res!

Je ne saisissais pas. Il poursuivit.

--Il y a beaucoup de portraits de femmes ici, dit-il. Montrez-m'en un, montrez-m'en un seul o? une femme ait quarante ans? Vous souvenez-vous de mes dessins, de ces pauvres dessins ? la mine de plomb que je faisais pour ne pas mourir de faim, au d?but de ma carri?re, il y a plus d'un si?cle, et que je m?prisais? Puisque je travaillais l? pour le pain quotidien, pour vivre, monsieur, et m'assurer la chance de produire plus tard les chefs-d'oeuvre que je portais en moi, j'eusse pu flatter mes mod?les, j'eusse pu trahir la v?rit?. Je ne l'ai pas fait, et autant qu'il m'en souvienne, chose plus merveilleuse encore, on ne me l'a pas demand?. Il y avait, dans la France d'alors, des Fran?aises, des bourgeoises qui ne rougissaient pas d'avoir leur ?ge. Je les ai faites comme elles ?taient, avec leurs l?vres p?les, la sublime amertume de leurs yeux encore ardents, le squelette m?me qui commen?ait d'appara?tre sous leur visage honn?te, encore beau, monsieur, tr?s beau, mais qui ne mentait pas. Et aujourd'hui... aujourd'hui... Ah! vous pouvez chercher, vous chercheriez longtemps! Il n'y a plus de probit?--ou de courage: c'est la m?me chose,--ni chez les femmes, ni chez ceux ? qui elles demandent de perp?tuer leurs traits. La face des mod?les est un mensonge: le peintre n'en tire qu'un faire-semblant.

--Mais, fis-je, il y a d'autres peintres que ceux-l?.

Je faisais allusion ? ceux qui s'efforcent au contraire de rendre les effets les plus fugitifs des spectacles de la nature, ces nuances si rares qu'une fois fix?es sur la toile elles ont quelque chose de surprenant et que le commun des hommes dit: <>, tandis que d'autres en sont ?mus comme d'un accord inusit? qui leur d?chire les nerfs en les ab?mant de volupt?.

--Vous f?tes injuste, murmurai-je.

Il me montrait des taches ?clatantes et singuli?res qui, de loin, donnaient l'illusion d'une forme. Mais cette forme demeurait fausse, et l'on se sentait, malgr? tout, comme en pr?sence d'un tour de cartes accompli par la main d'un prestidigitateur trop lent.

--Voil? o? on arrive, dit-il. Et je ne parle pas de ceux qui font des bras trop longs ou des jambes trop courtes pour donner l'impression de ce qu'ils disent ?tre un symbole. Je ne parle pas de ceux qui font des cubes de couleur, et qui les superposent, comme des enfants qui font un jeu de patience. Je ne veux voir que ceux-l?, les meilleurs. Ils ne cherchent pas la v?rit?, ils ont une mani?re, et s'imitent perp?tuellement, en s'affaiblissant chaque fois, parce qu'ils suivent leur mani?re, et non pas la v?rit?. O puret?, noblesse, ?ternit? du vrai dans le dessin! On n'imite pas son dessin, on le poss?de tous les jours davantage, on distingue ? travers lui les origines profondes des formes, du mouvement, du relief, la vie intime des ?tres. On est toujours plus fort, on est toujours plus simple. Me voici, moi! Je suis ressuscit?. Je n'?tais jamais mort. Je ne pouvais pas mourir.

Il me regarda. Ses magnifiques yeux gris, sous l'?nergie des muscles qui tenaient ses paupi?res ouvertes, me transper?aient.

--A la fin, me dit-il, ? force de travail, et ? travers le dessin, j'avais d?couvert la couleur. M?me la couleur! Vous vous rappelez mon odalisque et son esclave, et mes femmes au bain du harem? Pr?s de cent femmes nues, dans une toile grande comme ?a. Et toutes vivantes, et toutes lumineuses d'une lumi?re diff?rente, et pourtant elles ne sont pas des taches, elles ne sont pas des fleurs, elles ne sont pas des hasards radieux. Ce sont des femmes, d'abord. Voil? ce que j'ai fait, ? quatre-vingt-deux ans. S'il se trouve quelque part un homme encore qui ait du caract?re; s'il se trouve quelque part un artiste demeur? fid?le ? son devoir, ? son crayon, ? ses pinceaux, ? sa palette; et s'il vit tr?s longtemps, et s'il travaille, s'il regarde patiemment ceux qui ont travaill?, ceux qui savaient, et les choses en m?me temps, respectueux des antiques et de la vie: qu'il vienne, mon oeuvre est l?. Elle lui abr?gera de quelques instants le moment o? ceux qui sont dignes de lui diront qu'il est roi du beau royaume.

--Ma?tre... lui dis-je.

Il abaissa sa vue sur moi.

--Ma?tre, r?p?tai-je, chez nous il y a aussi la sculpture. Elle rena?t, tout le monde le dit. Et dans les sculpteurs, il y en a qui ont commenc? ? regarder les antiques. Ils s'en inspirent, ?a se voit.

--Je sais, dit-il, impitoyable. Ils font de l'assyrien, du gothique, du grec primitif. Tout ce qui peut excuser ou accuser leurs d?fauts. Mais ce qu'ils ne font jamais, c'est de l'antique de la bonne ?poque. On ne sait plus, monsieur, s'arr?ter ? la bonne ?poque!

CELUI QUI NE R?ALISAIT PAS

... A c?t? de ces figures, dans ces tableaux de C?zanne, des paysages et encore des paysages, une patiente r?p?tition des m?mes motifs de paysage, non pour une diff?rence d'heure ou de saison, mais comme si l'on avait voulu parvenir ? je ne sais quoi, qui fuyait toujours. Parfois, l'?vocation d'une maison ou d'un arbre, avec quelque chose de grand, d'int?rieur, d'?mouvant. Et puis les maisons avaient l'air tout ? coup de tomber les unes sur les autres comme des ch?teaux de cartes; et puis les couleurs ?taient fangeuses. Non seulement fangeuses, mais comme transpos?es les unes dans les autres. J'?tais accompagn? d'un fervent de C?zanne et je m'?criai:

--Oh! comme c'est int?ressant!

--N'est-ce pas? dit l'admirateur de C?zanne. G?nial, c'est le mot, g?nial. Le pur g?nie!

--Non, r?pondis-je, ce n'est pas ce qui m'int?resse: c'est que cette peinture me rappelle exactement les photographies d'une th?se de m?decine que je viens de lire sur les d?formations de la vue chez les diab?tiques.

--C'est une co?ncidence! r?pliqua l'admirateur de C?zanne, piqu?. Rien qu'une co?ncidence.

--Cela se peut, lui dis-je.

J'en ?tais l? de mes m?ditations. Je me demandais quelle ?tait la valeur, la valeur dans l'avenir, de cet artiste original et imparfait, quelle ?tait la cause de sa vogue actuelle, et ce qui fait que, comme on dit, et comme on vous dit <>, sous peine, j'imagine, d'avoir l'air d'un imb?cile. J'en ?tais l?, quand je rencontrai Vollard. Je lui racontai ma visite rue de la Ville-l'Ev?que, et mon cri: <> Il me r?pondit:

--Diab?tique? Mais il l'a ?t? pendant vingt ans. Jusqu'? sa mort.

Maintenant, comprenez bien: il ne s'agit pas de dire que n'importe quel diab?tique pourrait faire <>, Cela serait aussi parfaitement idiot que de s'imaginer qu'il suffit d'aimer les spiritueux pour ?tre Musset ou Verlaine, ce que beaucoup de jeunes hommes ont cru, malheureusement, sans aucun profit pour eux ni pour vous. Seulement cela peut expliquer les motifs actuels du m?rite tr?s sp?cial qu'on attribue ? certains artistes. C'est, en effet, que nous sommes toujours en plein romantisme. Avant le romantisme, un artiste devait ?tre humain, pleinement humain, dans ce que l'humanit? a de plus g?n?ral. A partir du romantisme, on a voulu qu'il f?t particulier, toujours plus particulier, toujours plus diff?renci?, plus exceptionnel. Cela revient ? dire que de nos jours, Corneille, Boileau, Poussin, La Bruy?re, La Rochefoucauld, Le Sueur et m?me Racine, ne seraient plus probablement ?crivains, dramaturges ou peintres: ils n'auraient aucune des qualit?s exig?es. Ils seraient industriels, ou banquiers, ou militaires, ou peut-?tre journalistes, ce qui est horrible ? penser! Et m?me, il est ? peu pr?s certain que C?zanne ou Van Gogh--Van Gogh, dont C?zanne disait: <>: le propre des <> qui ne sont que des temp?raments est de ne pas se comprendre entre eux--eussent ?t? bien oblig?s de faire autre chose que de la peinture. C'est qu'il y a deux si?cles on demandait ? l'artiste d'?tre un homme supra-normal. On lui demande aujourd'hui d'?tre anormal.

... Mais je m'aper?ois que tout ce que je viens d'?crire ne signifie rien sans doute. La grande question, la seule question en effet, pour l'immense majorit? des <>, est de savoir si C?zanne <>. Car les gens paraissent nourrir l'impression que la guerre est un cataclysme apr?s lequel tout doit changer. J'ai le sentiment qu'il n'en sera rien. Il y eut d?j? vingt-cinq ans de guerre, qui se sont termin?s en 1815. Apr?s cette guerre, on a eu la m?me litt?rature, la m?me peinture et la m?me sculpture que sous le premier Empire, jusqu'aux environs de 1830. Il y a eu la guerre de 1870: apr?s cette guerre, on a eu les m?mes op?rettes d'Offenbach et d'Herv?, les m?mes com?dies de Meilhac et Hal?vy, les m?mes romans de Daudet et de Zola que sous le second Empire. La litt?rature et l'art n'ont chang? que lorsque chang?rent les g?n?rations et la soci?t?, et avec les g?n?rations et la soci?t? la mani?re de sentir et de concevoir les probl?mes de la vie sociale. Il en sera ainsi dans quelques mois, soyez-en bien convaincus: et il n'y aura point de krach de C?zanne... pour le moment.

HENRI ROUSSEAU, PEINTRE ET DOUANIER

Etant s?par?s l'un de l'autre, De ceux qu'ils avaient aim?s Tous deux s'unissent de nouveau Restant fid?les ? leur pens?e.

Et je vous assure que c'est de la po?sie, qui me para?trait m?me d'une imp?n?trable abscondit? si je ne croyais deviner qu'il s'agit d'un veuf et d'une veuve associant leurs regrets ?ternels par un mariage de raison; car ce quatrain est calligraphi? au-dessous d'une remarquable composition picturale repr?sentant un monsieur et une dame se donnant la main tendrement, tandis qu'au ciel, au-dessus de leurs t?tes, planent, indulgentes et r?veuses, les figures d'un autre monsieur et d'une autre dame.

Et il ?tait pauvre, aussi, pauvre comme dans les l?gendes, et gai comme dans les l?gendes, malgr? les billets protest?s, les recors, le sinistre probl?me du loyer qu'il fallait acquitter et des quinze francs qu'il devait ? son marchand de couleurs. Enfin, jusqu'aux confins de sa vieillesse, il fut la proie des passions de l'amour. Il aima Yadwigha, la belle Indienne, il aima les deux ?pouses qu'il perdit successivement, il aima, ? soixante-quatre ans, une veuve de cinquante-quatre ans, ? laquelle il ?crivait, dans un style touchant et inculte, des choses d?chirantes, qui lui r?pondait: <>, lui mangea les quelques sous si p?niblement amass?s, et n'assista m?me point ? son enterrement! Et quand il mourut ? l'h?pital, mais croyant ? sa gloire, il ne manqua m?me pas au Douanier cette ?pitaphe exquise, que composa Guillaume Apollinaire et que vous pourriez lire sur sa tombe, au cimeti?re de Bagneux:

Gentil Rousseau, tu nous entends. Nous te saluons Delaunay, sa femme, monsieur Qu?val et moi. Laisse passer nos bagages en franchise ? la porte du ciel. Nous t'apporterons des pinceaux, des couleurs, des toiles Afin que tes loisirs sacr?s dans la lumi?re r?elle Tu les consacres ? peindre, Comme tu tiras mon portrait, La face des ?toiles.

Si toutes ses oeuvres ?taient perdues, s'il ne nous restait rien de lui que cette biographie, que penserions-nous du Douanier? Quelle diff?rence pourrions-nous faire entre lui, visionnaire, passionn?, infortun?, et le visionnaire, passionn?, infortun? Michel-Ange? Et alors? Que conclure des vies des saints, que conclure des vies des vrais et grands artistes, de leurs mis?res et de leurs joies, qu'on nous donne comme exceptionnelles? Qu'est-ce qu'elles prouvent, que signifient-elles? Quelle inqui?tude, ou quelle le?on!

A monsieur Masson, amateur d'art.

... L'un d'entre nous a dit: <> S?rement, nous pouvons passer par l?! Nous pouvons passer partout. La lourde automobile, emport?e par son puissant moteur, ne conna?t pas de distances, ni d'obstacles. Quand parfois, malgr? sa pesanteur formidable, elle a pris son ?lan pour enlever une c?te et qu'elle arrive au sommet, on voit monter avec elle les bois, les genets ?clatants, les rochers et les nues; on croirait qu'elle va s'envoler, qu'elle va enfin s'envoler comme ces a?roplanes que sa force a fait na?tre. Nous sommes encore dans le Morvan: des monts arrondis, herbus ou couverts de for?ts, p?n?tr?s d'eau, ruisselants d'eau ?ternellement, sans que les dess?chent jamais les grands soleils de cette fin de printemps; une sorte de tristesse partout diffuse, malgr? la lumi?re, malgr? les gen?ts, malgr? les oreilles-d'ours, ces voluptueuses et sourdes orchid?es de nos pays de France; un paysage en mineur comme un chant primitif qui parle de tout, m?me de joie, avec m?lancolie. On se sent accabl?; les paroles s'arr?tent. Quelqu'un dit: <> A peine a-t-il prononc? ces mots, que l?-bas, comme si on les avait ?voqu?es, ?pres, d?charn?es, escarp?es comme des falaises battues par l'oc?an, apparaissent d'autres collines; et il n'y a plus de for?ts vers cet horizon qui se pr?cipite, il n'y a plus de ruisseaux limpides, c'est comme un monde nouveau; la couleur m?me des plantes a chang?. La voil?, elle vient vers nous, la Bourgogne, avec les pierres br?l?es de son squelette de chaux, ses grands labours profonds dans la gl?be toute rouge, ses vignes qui moutonnent, ses innombrables vagues de vignes. Jusqu'? l'air qui n'est plus le m?me: l'odeur s?che et surchauff?e des grands pays calcaires. Elle vous baigne, elle vous p?n?tre, elle vous rend plus all?gres en vos membres, plus rapides et divers en vos d?cisions; et ce ne sont plus les mouches noires des terres humides qui vous heurtent la face dans le vent de la course: des abeilles, maintenant, par milliers, parce que la vigne est en fleurs. Le pollen jaune de leurs pattes poilues s'?crase sur les grosses lunettes; parfois elles peuvent fuir, parfois elles tombent mortes. On les plaint, on les aime, on les regarde; et d'autres continuent de monter vers vous, du fond d'une vaste plaine, plate, verdoyante, sans bornes, pareille ? une mer d'o? monteraient des arbres et des clochers.

Alors on prend de petites routes qui tournent et s'enlacent au flanc des coteaux; on se perd, on se retrouve; des sapins apparaissent parmi des rocs, noirs et droits, obstin?ment noirs et droits comme des soldats en deuil et au port d'arme. Il y a une petite maison, bien humble et m?me pire, parce qu'elle ressemble ? une bourgeoise ruin?e, il y a aussi une vieille femme. <> Un ?tonnement me vient. Je croyais que ce Noizot, qui fit ?lever par Rude un monument ? son chef Napol?on, qui paya le bronze, la pierre, les ouvriers, qui acheta ces quelques arpents de bois et de colline, parce que ce cadre ?tait beau et digne de l'homme qu'il avait servi, je croyais qu'il ?tait riche. Un roi de la terre, un roi de l'or n'aurait pas fait plus: commander une statue ? Rude, ? Rude lui-m?me; payer une for?t pour que cette statue f?t ? sa place! Je me trompais. Il ?tait presque pauvre. Mais il a donn? tout ce qu'il avait pour honorer son ma?tre. Simplement.

--La statue est l?-haut, dans ces grands arbres. On monte cet escalier, dit la vieille, d'un air tranquille.

Elle n'a pas l'obs?quiosit? des gardiens ordinaires. C'est qu'il vient peu de monde sans doute. Elle est tr?s seule.

Napol?on est l?, au milieu des sapins. Il se r?veille, il l?ve la t?te, il entr'ouvre ? peine les yeux. Son bras l?ve le lourd manteau o? la mort a dormi. Son aigle seul ? ses pieds n'a pas ressuscit?, l'aigle, vous savez, dont un grand coup de vent a cass? les deux ailes! Voil? tout et c'est sublime. C'est Napol?on. Rude a fait ?a. Autour, il n'y a pas de drapeaux, pas d'?difices, pas de colonnes rostrales, il n'y a rien que ce grand paysage muet, la demeure mesquine et d?j? ruineuse qu'a fait construire celui qui l'aimait pour ?tre plus pr?s de Lui, et aussi sa face de vieux soldat, perp?tu?e dans le bronze, mais assez loin, ? sa place de sentinelle, comme ? l'?le d'Elbe. Ils ont fait ?a, lui et Rude, le g?nie et la fid?lit?: ce glorieux c?notaphe, vide d'ossements, mais plus plein de souvenirs et de gloire que celui des Invalides, la grande tombe en porphyre rouge qu'on voit au fond d'un puits magique. Ils ne savaient pas. Ils ?taient r?publicains, r?publicains comme ceux de leur jeunesse qui chantaient:

Si le despotisme conspire, Conspirons contre tous les rois!

Car c'est pour ?a qu'ils veillaient <>. Et c'est pourtant cette confusion heureuse qui a maintenu saine et patriote, durant pr?s d'un si?cle, la bourgeoisie dont nous descendons. Il faut donc l'excuser; on a presque envie de la glorifier. Et c'est un ph?nom?ne ?trange; mais ?vident, que la victoire, durant des g?n?rations, engendre, m?me en art, de l'h?ro?sme et de la fiert?; la d?faite, de l'avilissement.

ISADORA DUNCAN

Pour Lugn?-Poe, qui nous fit revoir la Duncan ? Paris.

On est dans un th??tre ordinaire, entour? de spectateurs ordinaires, ceux qu'on ne conna?t pas, ? qui on n'a jamais parl?, et comme pour supprimer jusqu'aux plus ordinaires des artifices, sur la sc?ne il n'y a m?me pas de toile de fond: rien que des rideaux gris p?le, couleur du poil ras d'un chat de Siam. Alors il vient une femme, toute seule.

Toute seule, dans ce grand espace nu et ? peine ?clair?. Elle n'est pas grande, mais ses jambes sont longues, harmonieuses, pourtant muscl?es, avec des caract?res et comme des accents qui parlent. Elle n'est pas belle ? la fa?on des filles de la Gr?ce antique dont elle porte le v?tement, mais sa face est pleine d'une gr?ce heureuse et charm?e--et l'on ne sait rien de son corps, qui n'est couvert cependant que d'une tunique p?le ou rose, parce qu'on n'y voit plus bient?t que des mouvements, non pas des formes. Elle danse, et il y a aussi ses bras qui s'allongent ou se plient, cachent ? demi sa t?te l?g?re ou lui font une couronne, ses doigts qui quelquefois font le geste des joueuses de fl?te, quelquefois se l?vent un peu pour dire: <>

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