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Munafa ebook

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Read Ebook: Lectures pour une ombre by Giraudoux Jean

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Ebook has 519 lines and 59366 words, and 11 pages

LECTURES

POUR

UNE OMBRE

ANDR? DU FRESNOIS

DISPARU

LE RETOUR D'ALSACE

Bellemagny, 17 ao?t 1914.

...Troisi?me r?veil au del? de la fronti?re. Encore ?tendus dans notre foin, endoloris, il nous faut raisonner, pour nous rappeler que l'Alsace dort pr?s de nous, et nous en r?jouir. Premiers matins o? les jeunes m?res aiment leur fils, mais pas encore par amour maternel; elles le plaignent, elles l'admirent: il sera un grand artiste: il se mariera. Puis voil? soudain, comme chaque jour, la pens?e que le r?giment est parti. Nous nous levons ? demi habill?s, des inconnus autour de nous surgissant du foin, ? la vitesse, avec les ennuis d'une r?surrection, se plaignant du bras, d'une fluxion, de la jambe. Les brindilles sont imprim?es sur nos mains, nos joues, ?panouies sur la joue malade, et jusqu'au soir nous aurons l'air d'avoir dormi entre l'?poque tertiaire et l'?poque quaternaire.

Huit heures, dix heures, midi. Le seul recours contre le temps est de le mesurer ? ce double pas, comme ceux qui ont personnellement affaire ? lui, comme les sentinelles, les officiers de quart. Les soldats ?tendus d?garnissent de pierres leur place, d?coupent au canif dans les racines des noms qui ressortiront au bout d'ann?es, ?puisent des yeux, des mains leur paysage individuel et enfoncent dans le pr? autant que les chevaux, qui piaffent et sont enfouis ? mi-jambes.--Deux heures, le caporal t?l?phoniste continue ? lire dans de petits livres broch?s, dont je m'empare d?s qu'une rupture du courant l'?loigne, ou quand un cheval se prend dans la ligne. Il les lit avec vitesse et je ne retrouve jamais le m?me. Son camarade parfois l'interroge:

--Qu'est-ce que tu lis?

--Qu'est-ce que tu lis?

Soudain, on m'appelle ? l'appareil. Voil? quelques heures, moi aussi, par plaisanterie, j'ai demand? un num?ro ami du c?t? de l'?toile. Je suis d?concert?, on r?pond.

--Arrive, dit une voix inconnue.

--Avec mon fusil?

--Arrive. Le g?n?ral Pau a besoin de toi.

C'est la dix-neuvi?me compagnie qui t?l?phone. Je ne me h?te point. Lentement je suis le fil t?l?phonique. C'est le seul moyen de ne point s'?garer, tout ce qui ne vient point par le fil vient ? c?t?; et le t?l?phoniste re?oit ainsi les munitions, les bo?tes de conserve, les hommes en mutation. Il y a un entrep?t autour de lui. Le cheval signal? tout ? l'heure est l?. On veut le faire hennir dans le t?l?phone, mais il croit que c'est un phonographe; il refuse.

Cinq heures moins le quart. Cinq heures moins dix. Aux environs des repas, il convient de serrer les heures de plus pr?s. Je quitte le lieutenant licenci? et regagne le couvent, o? la soeur converse m'annonce qu'un ami est venu me demander. Elle pr?tend d?j? reconna?tre les armes et, ? son avis, c'est un cuirassier, ou plut?t, s'il y a des artilleurs qui b?gayent, un artilleur. Elle reconna?t aussi l'amiti?: il doit m'aimer beaucoup et reviendra demain.

Puis on nous remonte coucher ? l'?cole, alors que la compagnie de l'?cole descend dormir au couvent. On ne veut point que nous prenions des habitudes, avec Dieu ou avec l'instituteur. Sommeil troubl? par Horn, qui a des doutes sur l'Alsace, qui n'a pu vendre aux habitants la peau de notre lapin.

Burnhaupt, 18 ao?t.

D?part ? 5 heures dans la direction de Mulhouse. Pass? de Soppe-le-Haut ? Soppe-le-Bas, de Spechbach-le-Haut ? Spechbach-le-Bas. Grand'halte dans un bourg qui n'est ni haut ni bas et n'a pas ? s'?quilibrer dans le vallon par un village jumeau. On d?couvrira, d'ailleurs, plus tard, sur la carte, qu'il a son contrepoids au del? de Strasbourg. Le barbier passe pour particuli?rement francophile et tout le monde va se raser chez lui. Chacun emporte son savon, son blaireau, son rasoir, et, lui, regarde; mais, enfin, on se rase chez un coiffeur. D?jeun? aussi chez un restaurateur. Nous achetons le vin ? des particuliers, mais nous tenons ? le boire dans le caf?. Dormi une heure chez l'h?telier. Apr?s ces quinze jours sans ville et sans bourg, chaque vitrine de boutique nous attire, comme si c'?tait l'hospitalit? elle-m?me qui ?largit ainsi les portes des maisons du pain, du vin, du chocolat. Bavard? chez des rentiers. Interrompu par le bombardement de Burnhaupt-le-Haut, dont le clocher vacille et s'effondre. Celui de Burnhaupt-le-Bas, entre deux bosquets, remonte de quelques centim?tres.

Nous commen?ons ? ?tre las de nous battre tout seuls. Impossible de voir un Allemand. Dans les tranch?es de Saint-Cosme, dans celles de Bretten, pas d'autres traces, selon le r?giment, que celles de la gem?tlichkeit badoise, ou munichoise, ou saxonne, un harmonica, des vers de Goethe sur les violettes au bas d'une carte postale, un dentier dans une bo?te mauve, des objets aussi divers et pacifiques que ceux qu'on trouve, les soirs de course, dans le m?tro de Maillot. Pas de casques, de sabres, mais une valise, des vis de buis au bout de ficelles, un arc, un boom?rang. Sur les pansements abandonn?s, un sang p?le, un sang de malade d'h?pital, le sang de cette race qui reste civile sous ses armes, dont la vie, dont la faim, dont la soif ne s'?purent pas par la guerre. Je sens d?j? toute l'injustice de faire battre, contre cette masse de civils, des militaires. Guerre vaine, o? l'on capturera sous le nom de chevau-l?gers bleus, de hussards blancs, dans une veste verd?tre, des gar?ons de caf?, des peintres de Dresde aux prunelles carr?es d?coupant d?j? en cubes la sentinelle berrichonne qui les conduit ? l'arri?re.

L'air est menu. Le vide a r?gn? l? juste avant notre arriv?e. Quelques cadavres, ceux des Allemands qui ne pouvaient vivre sans respirer. Dans les caves, dans les granges de villages, les autres ont eu le temps de se transformer. Des gens, sortis d'un demi-sommeil, nous parlent en demi-fran?ais. La douzaine d'otages est pr?te: il y en a m?me treize. Rien que les domestiques styl?s de la guerre et l'enfant qui crie quand un canon tonne est gifl?. Les meubles seuls, couverts d'inscriptions, essayent de se sauver en avouant qui ils sont: <>; <>; <>. Des coussins affol?s parlant sans raison de l'aube, de l'occasion, de l'amour. Meubles sur le fronton desquels va appara?tre une d?nonciation en lettres gothiques: <>. Mais ils n'y sont pas, et de France seulement arrive la preuve qu'ils existent. Le lieutenant Souchier a re?u de sa femme la nouvelle qu'on prom?ne quarante et deux prisonniers dans Roanne! Et pas un enfant, pas une vieille paralytique, sur la route de Charlieu, qui ne les ait d?j? compt?s un ? un pour voir s'il y a bien le nombre.

Enschingen, 19 ao?t.

Longue marche dans le brouillard. Les trois ou quatre hommes du r?giment qui se sont munis ? Roanne d'un capuchon imperm?able d?clarent qu'ils pr?f?reraient une bonne averse. Mais la canonnade devient si violente que la brume se l?ve. Le canon, au lieu d'amener la pluie, servait encore contre les orages, la gr?le. Dans chaque village, mes camarades, qui savent lire et reconna?tre depuis Bellemagny le mot <>, s'int?ressent exclusivement ? la maison d'?cole: l'instituteur de Bellemagny ?l?ve des bassets; la femme de l'instituteur de Bretten louche; ? Burnhaupt-le-Bas, il faut savoir si les sept enfants align?s dans la cour, et qui se ressemblent, sont les fils du ma?tre de cette fameuse Schule ou ses ?l?ves. Devaux, qui sait lire aussi le mot <>, le cherche de temps ? autre aux devantures. La guerre ici n'a pas encore d?truit les vraies maisons, mais tout ce qui leur ressemblait en petit, les bo?tes aux lettres, les cages ? pigeon, y a pass?, et une poup?e allemande, un schutzmann, est pendue ? un pignon. Bient?t on ne verra plus rien qui ne soit ? l'?chelle du soldat, et, les enfants tu?s, ce sera notre tour.

Pas de fermes isol?es, rien que les bourgs form?s des maisons les plus dissemblables, qu'une l?zarde de g?raniums appareille, et dont chacune doit correspondre, ceux de nous qui sont paysans ? des signes imperceptibles le reconnaissent, ? un de ces pr?s, de ces champs, de ces vergers confondus dans la plaine. Les coqs des clochers s'amusent ? pencher le plus possible sans avoir ? ouvrir les ailes. Paysage o? les ma?ons et les laboureurs ont malhabilement choisi la teinte triste des couleurs les plus gaies, l'ocre pour les charpentes et les tuiles, pour les prairies et les feuillages un vert sombre, et l'herbe m?me a l'air immortel. Seules, les Vosges, sur notre gauche, sont transparentes. Nous marchons jusqu'au soir et, selon le vent, la bataille se d?place brusquement, comme une chasse.

A cinq heures, arr?t brusque. Un capitaine d'?tat-major myope arrive au galop, demande le colonel, le cherche dans mon escouade, sur mon col, sur le troisi?me bouton de ma capote. Je le guide et j'apprends que l'on se bat du c?t? de Flaxlanden, au sud-est de Mulhouse, qu'il faut partir avec quatre compagnies, quatre restant en r?serve. Je reviens l'annoncer ? Frobart qui veut des explications.

--Quelle bataille est-ce que nous livrons? demande-t-il.

--La bataille de Flaxlanden.

Il trouve le nom de sa bataille peu facile ? prononcer; il tient ? savoir aussi si c'est un combat ou une vraie bataille, si l'on se bat dans le village m?me ou aux alentours, s'il y a une poste, ? Flaxlanden. On peut le renseigner sur un point: c'est s?rement une bataille. Des interstices des convois, suivis du lieutenant en gris vert que l'arm?e fran?aise enti?re a pris tout le mois d'ao?t pour un chasseur ? pied--le payeur de la division--surgissent des colonels ? brassards qui songent ? leurs fils Saint-Cyriens et se garent du cambouis. Les camions de l'intendance regagnent sans dignit? l'arri?re. Un tringlot appelle son chien qui pr?f?re rester avec nous et auquel il tente vainement d'expliquer la b?tise de son choix. Panique de figurants quand le rideau se l?ve une minute trop t?t, et nous reconnaissons soudain que nous ignorons tous notre place de combat. Les th?ories sortent du sac des fourriers, des sergents-majors. Pas de compagnie ? laquelle les tambours et clairons ne viennent s'attacher d?finitivement, avec l'air de lui faire un cadeau, et qui ne les renvoie sous les injures ? la compagnie suivante. Les adjudants ordonnent de pendre toutes les plaques d'identit? autour du cou sous le pr?text? que cela prot?ge la poitrine et que les bras peuvent ?tre emport?s, et ils num?rotent par classe les hommes de chaque escouade, pour que l'on sache, en cas de blessure du chef, qui commande. Frobart n'a une chance de commander que s'il reste tout seul, et Artaud n'aura jamais que Frobart sous ses ordres. On remplit les bidons d'eau, malgr? les protestations de ceux qui entretenaient un peu d'absinthe pure ou de rhum. Seuls les brancardiers sont pr?ts; ils sont m?me d?j? partis: il faut les arr?ter de force et les faire passer ? leur rang... Il nous manquait deux heures pour ?tre vraiment pr?ts ? la guerre. Mais, d'ailleurs, on nous donne vingt minutes pour arracher les boutons qui tiennent mal, atteler les chiens aux voitures, amarrer au r?giment tout ce qui pourrait flotter, tomber, pour ramasser les papiers et faire autour de nous un bivouac propre et lisse comme si nous allions nous battre sur place ou si nous attendions un orage. Du moins nous ne glisserons pas, nous ne tomberons pas. L'honn?tet? du r?giment se r?tablit, les hommes qui ont cach? leur sac dans un camion, avec la complicit? du conducteur, courent le reprendre; les voitures de compagnie passent l'alcool aux ambulances, les mitrailleurs remplacent par de vraies cartouches leurs caisses bourr?es de carton. Chacun a bient?t son poids exact de bataille, et l'on pourrait peser maintenant chaque homme comme on p?se ? l'usine l'obus qui sort. Tous ceux qui n'avaient pas de bidons, de troisi?me cartouchi?re, de vis de culasse, en d?couvrent soudain un choix pr?s d'eux, et il appara?t m?me un k?pi pour Artaud, notre conducteur, qui est depuis Roanne t?te nue. C'est un k?pi rouge sans manchon, bien visible, mais Artaud se moque d'?tre rep?r?: il a d?j? un cheval blanc et, sur sa voiture, sont peints les drapeaux de tous les Alli?s. Celui du Tonkin n'est m?me pas sec.

L'ordre arrive. Nous partons dans la direction de Bernwiller.

Voici Bernwiller. Nous le traversons au pas gymnastique. Il a d? d?filer pendant la journ?e tant de troupes que personne des portes ne regarde ce r?giment courant ? la bataille. Nous aurions pourtant voulu demander des renseignements sur Flaxlanden. Deux gendarmes menacent l'un de nous qui a secou? des prunes au passage. Un cantinier qui se rase sur l'accotement, la glace pendue ? un cerisier, attend nerveux, la figure d?bordant de mousse, que nous ayons fini de faire trembler sa route. Sur le chemin de ces mille hommes aspir?s, les gens seulement dont l'unique r?le est d'emp?cher qu'on d?niche les nids, qu'on vole une poule, qu'on p?che les ?crevisses avec des mailles trop petites. A la sortie du village, une grande route droite et vide, silencieuse. Personne non plus qui revienne de la bataille. Nous aimerions en voir arriver cependant un cycliste, n'importe qui, un vaguemestre. Un civil m?me, une femme, qui nous donnent l'impression d'?tre vus et, pour les coeurs g?n?reux, de prot?ger plus que deux gendarmes. Mais seulement un convoi de chevaux en sang, pr?c?d? par deux boeufs encore au joug, que des ?clats de mitraille ont atteints. Les boeufs tirent... et devant eux c'est nous qui nous ?cartons, car bien peu s'attendaient ? ce que les animaux aussi fussent bless?s. Voici des arbres mutil?s, un coin de route ?clat?, un rocher pil?. Nous avons la g?ne de p?n?trer dans la m?l?e par en bas, par les v?g?taux, par les animaux, alors que nous comptions y descendre par son sommet, par ce g?n?ral qu'on dit bless? et que nous aurions trouv?, ?tendu sous un arbre, au coin du village.

--Halte!

On ordonne face ? gauche, face au c?t? que nous croyons inoffensif. Et nous sommes, assure l'?tat-major, sous le feu de l'artillerie. On nous fait reculer jusqu'au foss?. C'est deux m?tres de s?curit? en plus.

Il est huit heures. Le jour meurt aujourd'hui sans avoir vieilli. Le cr?puscule a partout m?me ?paisseur et m?me transparence: on ne peut deviner de quel c?t? s'est couch? le soleil, et l'arm?e fran?aise, qui ignore s'orienter, n'en aura point ce soir de d?savantage. Toutes les ?toiles, ?galement blanches et mortes, font penser au Nord, ? minuit, et nos mains aussi sont ?clair?es, m?me celles des moins riches, par un puissant radium. La nuit se rapproche de nous, par derri?re, comme de ceux qui la d?fendent. Plus d'ombres; les n?tres sont d?j? s?par?es de nous, comme si la bataille allait ?tre grave, comme si les adjudants nous les avaient r?clam?es, ? l'instant, avec les livrets matricules. Pas une ?toile errante, le canon a secou? toute la journ?e du ciel ce qui n'y tenait qu'? peine; plus de constellations qui se balancent, mais des astres enfonc?s jusqu'? la garde. On ne voit vraiment qu'eux; malgr? soi on les contemple, et l'on fait le fier et le beau pour ces mondes o? tout l'int?r?t doit se concentrer d'ailleurs, en ce moment, sur le cheval blanc d'Artaud; Frobart explique la grande Ourse, qui ce soir se trouve ovale. Comme il n'est pas permis de s'asseoir, les camarades s'adossent sac ? sac et prennent ainsi leur repos, se parlant l'un tourn? vers les t?n?bres fran?aises, l'autre vers les t?n?bres badoises. C'est notre premi?re bataille, et nous ?bauchons tous les gestes et les pens?es que nous aurons une fois guerriers. Nous ne nous serrons pas encore les mains, mais nous avons des regards si lourds que s'ils appuient sur les yeux indiff?rents d'un voisin, le voisin doit nous sourire. Nous n'?crivons pas de testaments, mais les soldats qui se devaient vingt sous se les rendent ou se les donnent. Un seul dans la compagnie note ses derni?res volont?s; c'est L?tre, qui l?gue son entreprise ? sa femme, sa femme ? son p?re. Nous nous passons le papier en riant, et L?tre le poursuit d'escouade en escouade, comme s'il devait h?riter.

Avec Jalicot je fais les cent pas. Des groupes se forment. La ligne des sections carr?es s'est fondue en une ligne de sections arrondies et la promenade, et la pens?e, est plus douce le long de ce bataillon sans angles. Dans l'ombre, nous faisons aux camarades des signes modestes d'existence:--C'est toi?--Oui, c'est moi!--C'est vous? Tous ceux qui vont ?tre braves pour la premi?re fois allument plus tendrement leur cigarette. Celui-l? sent au fond de lui un lointain sommeil, le sommeil d'apr?s la bataille, et b?ille. Notre ignorance de la guerre p?se subitement sur nous comme ? la veille d'un examen. S'il faisait clair, nous repasserions notre th?orie. Nous nous sentons coupables d'avoir n?glig? nos enrayages, nos d?ploiements. Mais surtout nous pensons sans rel?che au premier bless?, au premier mort du bataillon. Tout notre entendement butte contre ce premier cadavre. Nous comprenons le second, le troisi?me et, vers le centi?me, nous-m?mes nous ?tendons; mais soudain, malgr? nous, le premier mort que nous avons enfin couch? dans notre esprit s'anime, se rel?ve, et tout est ? recommencer. Quand un soldat allume sa pipe, nous fr?missons, en voyant ce visage qui s'illumine, comme s'il se d?signait par cette clart? pour la mort. Nos ?paules s'alourdissent, nous vieillissons. Nous errons sans repos dans cette ombre qui rend la victoire ? peine plus d?sirable que le jour.--C'est toi?--Oui, c'est moi, avec, tremblotant un peu, un immense courage...

Le bruit d'un galop. Le capitaine d'?tat-major transmet au colonel l'ordre d'attaquer le village d'Enschingen. On voit le clocher, juste devant nous, ? deux kilom?tres... Il ?prouve aussi le besoin de nous faire un discours:

--Allez, Roannais! Comme pour les Autrichiens!

Nous avons d?j? battu en effet les Autrichiens, en 1814, ? Roanne m?me. Nous avons, de ce c?t?-ci de la Loire, fait circuler un convoi ininterrompu de tuyaux en t?le sur des roues. Le g?n?ral ennemi, malin, se m?fia, ne tenta point le passage, et la ville fut d?cor?e, en m?me temps que Tournus, o? ?tait n? Greuze.

--Et attention! Vous ?tes sous le feu de l'artillerie lourde.

Il part enfin. Non, il revient, toujours au galop.

--Vous ?tes sous le feu de l'artillerie l?g?re!

Est-ce qu'il va repara?tre ainsi pour chaque calibre, pour les mousquetons, pour les revolvers? Le colonel l?ve le bras, l'abaisse. Nous partons...

Les quatre compagnies avancent en ligne ? cent m?tres d'intervalle, chacune serr?e et silencieuse. Les hommes ne prononcent pas une parole, malgr? leur d?sir de savoir au juste ce qu'ils font, si c'est une marche d'approche, une charge, s'il y aura des mitrailleuses. Mineurs, tisseurs, ils ont ?teint leur cigarette, leur pipe, comme ? l'entr?e dans l'usine, par pr?caution. Ils vont ? toute allure. La crise de discipline qu'ils ont, pour la premi?re fois, se r?sout en silence, en vitesse, et les plus disciplin?s ont pris le pas gymnastique. Avec les quatre fourriers, j'escorte le colonel qui se tient un peu en arri?re du centre. Nous suivons avec peine, ? travers des champs et des prairies coup?s de haies. Nous tr?buchons contre un boeuf ?tendu, bien gonfl?, et sur lequel, heureusement, on rebondit. Nous sautons et ressautons un ruisseau qui s'emp?tre dans nos jambes comme une bande molleti?re d?faite. Un projecteur illumine soudain la compagnie de droite, qui s'arr?te, se masse contre lui avec les pr?cautions recommand?es pour les obus, chaque t?te sous le sac qui la pr?c?de, les t?tes du second rang cach?es, les yeux du premier rang ferm?s... Le faisceau s'?teint. Le clocher du village rentre peu ? peu sous terre, dans sa tranch?e, et maintenant nous allons au hasard. Plus de canon. Une balle, une seule balle passe ? c?t? de nous, ? fin de course. Un seul Allemand nous fait l'honneur de tirer. L'homme du projecteur sans doute.

Ils vont trop vite. Nous essayons en vain de les rejoindre. Nous ne les voyons plus et le terrain est difficile. Parfois de l'herbe, du tr?fle, puis, soudain, transversales, des lignes de choux, d'artichauts et de dahlias. Les pr?s sont dans le sens de l'Alsace, mais les potagers, de biais, s'entendent pour contrarier notre marche. Un cavalier surgit derri?re nous, prie le colonel d'attendre le g?n?ral et nous d?p?chons les fourriers aux compagnies. Un second cavalier ordonne de continuer: nous continuons. Un troisi?me, un quatri?me, arrivent ainsi ? toute vitesse, de l'on ne sait quel centre, mettent pied ? terre, s'alignent sur nous, mais toujours en retrait l'un sur l'autre; la cavalerie divisionnaire, dans les batailles, forme des circonf?rences. A part Chalton, qui n'a pas trouv? sa compagnie, aucun des trois fourriers n'est revenu. Nous envoyons les dragons en ?claireurs, mais rien ? droite, rien ? gauche, et, devant nous, ? cinq cents m?tres, une colline et la for?t. Il n'y a que nous six dans la vall?e, et il para?t que l'on nous voit de partout.

La fra?cheur tombe; la premi?re couche de ros?e se pose sur nos fusils; l'homme du projecteur tire un dernier coup de canon, le clocher d'Enschingen se dresse soudain ? notre droite, tout en arri?re; une perdrix: les compagnies ne sont point pass?es l?. Nous ralentissons le pas. Une derni?re fois nous franchissons le ruisseau, mais un long rectangle de carottes nous d?courage. Nous c?dons ? leurs taillis imp?n?trables; nous n'allons pas plus loin; nous les laissons brouter une minute par les chevaux; un dragon les go?te lui-m?me; agenouill?s dans leurs feuilles odorantes, nous tirons, Chalton et moi, apr?s les trois sommations, les premiers coups de feu du r?giment sur deux lanternes ?lectriques qui scintillent dans la for?t: Il a bien vis? la premi?re, mais la mienne ne s'?teint qu'au bout de quelques minutes, quand l'?lectricit? manque, me dit-il. Pas d'angoisse, mais peu ? peu la paresse, l'indiff?rence. Pourquoi aller au del? de ces carottes, et trouver pis encore, des tranch?es, des betteraves peut-?tre? Celui qui a la meilleure oreille l'applique contre terre, mais rien que le fracas des brindilles, et le pi?tinement du cheval sur lequel est mont? debout celui qui a la meilleure vue. Celui qui a la meilleure conscience dort d?j?. Le colonel ?tudie sa carte. Nous sommes sans aucun doute entre les lignes, et les compagnies doivent ?tre arr?t?es dans un des deux villages qui sont derri?re nous, Spechbach ou Enschingen. Vers lequel allons-nous revenir? Lequel est habit?? Nous ne nous h?tons point, nous ne courons plus de danger: nos ombres sont revenues; nous nous amusons de l'aventure, qui nous ?pargne de creuser l?-bas des foss?s, de prendre la garde, et nous jouissons d'un calme, d'une s?curit? que l'on ne pourra jamais go?ter, dans cette guerre, qu'? ?gale distance des sentinelles fran?aises, des sentinelles allemandes, et avec son colonel. Parfois seulement, une d?tonation, suivie d'une autre, plus br?ve, plus s?che, comme si le tireur se pr?cipitait pour ramasser son bless?. Assis les uns en face des autres, nous formons ? nouveau un de ces groupes arrondis dont vit la paix. Nous sentons si bien que ne commence aucune ?re nouvelle et nous nous remettons, comme dans l'?re pr?c?dente, ? fumer, ? faire craquer nos doigts, ? boire. Le colonel se d?cide pour Spechbach. Voici Spechbach... Une mare ronde est pos?e devant le village comme un miroir devant les l?vres d'un homme endormi. Pas une ride, pas un murmure... Spechbach est mort... Nous avan?ons.

...Ici une heure qui n'appartient pas au r?giment et que le capitaine Lambert a fait rayer de notre Livre de marches. Ici des bless?s, des morts. La sentinelle qui nous arr?te a le front entour? d'un bandeau rougi;--la balle, l'unique balle aurait port?? Dans la premi?re maison, une foule de bless?s qui se sont install?s sans logique, les plus gravement atteints au premier ?tage, comme s'ils redoutaient en plus une inondation. Sur le banc d'une ferme, un officier endormi, la poitrine couverte d'une ouate sanglante. Ce n'est point un de nos commandants: Son num?ro d'ordre est plus faible d'une unit? que le n?tre et il le porte d'ailleurs partout, pour nous rassurer, ? son k?pi, ? son col, ? son collet... Le sort nous a manqu?s d'un point.

--D'o? venez-vous? demande le colonel.

Il se r?veille. Il r?pond machinalement ce qui le matin encore ?tait la vraie r?ponse.

--De... de Chamb?ry.

Puis il aper?oit les cinq galons.

--Le colonel... le colonel est mort, dit-il.

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