Read Ebook: Heures de Corse by Lorrain Jean
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next Page Prev PageEbook has 161 lines and 21467 words, and 4 pagesPass? les bains, ?difi?s par Napol?on, des femmes, accroupies au bord du rivage, battent la lessive dans l'eau du golfe et rincent un linge qui fleurera le sel; ?? et l?, des groupes de fl?neurs, l'air de nervi de Marseille, font cercle autour du jeu des trois cartes du bonneteur. La race, ici, est bien latine: le Corse est n? joueur, il joue au caf? le long des journ?es, il y joue le soir, il joue au cercle, ? la buvette, il joue sur l'esplanade de la citadelle et sur les quais du port, dedans et dehors, ? la chandelle et en plein air. Et la nuit, dans la limpidit? de vastes ciels lunaires, devant la solitude des neiges immobiles et des nu?es vagabondes, chim?rique horizon de nacres et de givres, les quais d'Ajaccio sont plus d?serts encore: leur somnolence ensoleill?e, le jour, s'aggrave alors du froid et du silence de la montagne. Vivre dans la montagne, c'est vivre dans la mort! Personne!... A peine si quelque lamento grince et se plaint, gratt? sur une guitare, dans quelque bar aux volets clos; aucune lumi?re ne d?nonce l'endroit o? l'on chante; dans la vieille ville, on ne sait d'o?, ? quel ?tage de quelle maison, des jeunes gens indig?nes valsent entre eux, aux sons aigres de l'accord?on. O longues soir?es d'exil, nuits d'Ajaccio l'hiver! LES P?LERINAGES Rien que des Outre-Manche et des Outre-Rhin dans ce vaste hall qui se recommande de la gloire et des lauriers de Napol?on! Ajaccio, le berceau du g?ant d'Austerlitz et de Wagram, est envahi par ses bourreaux! Ah! cet odieux h?tel, bond? de Deutschs et d'Anglo-Saxons et tenu par un Suisse! Ce n'est pas l? que nous retrouverons les m?nes de l'Empereur! mais dans la vieille ville g?noise, dans les rues ?troites et, disons-le, malpropres qui se croisent et se groupent autour de la citadelle, rues dall?es comme celles de Vintimille, aux hautes maisons, aux fen?tres pavois?es de lessives, ? la chauss?e parfois enjamb?e par une arche, vo?te pittoresque et sombre o? s'encadrent ici le bleu du golfe, plus loin le poudroiement lumineux de quelque place ensoleill?e; assises au coin des portes, les portes cintr?es et basses des ?choppes arabes, des femmes aux yeux sauvages y cherchent les poux d'une marmaille grouillante; des p?cheurs, aux mollets ronds et bruns, passent, une rame sur l'?paule, appuyant fi?rement leurs pieds nus sur les dalles; des ch?taignes cuisent sur un po?le en plein air, des coques velues d'oursins s'entassent dans un angle, et des jeunes gens d?chargent d'une charrette des fagots odorants de myrte, de lentisques et de gen?vriers, toute l'?me du maquis cueillie dans la montagne, et ce sont, baign?es de soleil et coup?es de grands pans d'ombre, les rues du Centre, du Cardinal-Fesch, la rue S?bastiani et la rue du Roi-de-Rome et la rue L?tizia. La rue L?tizia est la plus ?troite: c'est dans son ombre moisie que s'?l?ve la maison Bonaparte, un grand corps de logis ? trois ?tages, fa?ade blanchie ? la chaux, petites fen?tres ? persiennes vertes; de l'autre c?t? de la rue, un petit jardin bord? d'une grille et qui fut celui de Laetitia Ramolino compl?te la demeure familiale; une plaque de marbre ? inscription dor?e compl?te la gloire de la ruelle: Dans l'angle d'une chambre, qu'on dit ?tre celle du sous-lieutenant de Brienne, une trappe, celle par laquelle, en 1793, Bonaparte, la maison ?tant cern?e, ?chappa aux poursuites de Paoli, et, sur la chemin?e de la chambre de Madame m?re, ? c?t? de la couronne en lauriers d'or du premier Consul, une ravissante cr?che en ivoire, que Bonaparte rapporta d'?gypte en 1790, souvenirs r?sumant presque la carri?re sentimentale du h?ros, sa haine tenace et violente de l'Anglais, ses premi?res victoires et son grand, son inalt?rable amour des siens, symbolis?s par la cr?che d'ivoire et les lauriers consulaires rapport?s ? la maison natale et offerts ? la m?re! Que d'opprimants et m?lancoliques souvenirs! C'est peut-?tre cette grande ombre planante sur Ajaccio qui tisse comme un voile de tristesse att?nu?e sur la neige de ses montagnes et le bleu lumineux de son golfe! La Corse, reconnaissante ? Napol?on, lui a dress? partout des statues, emplissant ses places et ses promenades d'effigies en marbre du C?sar: Cours Grandval, sur cette place des Palmiers, ombreuse et fra?che, ensoleill?e et verte selon le jour et l'heure, et dont les Ajacciens sont si fiers, la statue en toge du premier consul domine quatre lions de granit, dont la gueule vomit l'eau d'une fontaine; sur l'esplanade du Diamant, la place de la Concorde de la ville, et dont toute la longueur commande la mer, Napol?on s'?rige encore, cette fois C?sar ?questre, escort? de ses quatre fr?res, Joseph, Lucien, Louis et J?r?me, qui, de leurs silhouettes de bronze, lui font une garde d'honneur. C'est le grand monument comm?moratif d'Ajaccio, et, sculpt?s dans la lumi?re, profil?s en noir sur l'azur m?diterran?en, les cinq Buonaparte regardent l'horizon et semblent veiller en sentinelles sur la patrie corse; l'oeil darde vers l'Anglais qui viendra par la mer. Tout cela est bien de l'immortalit? et de la gloire, mais nulle part pourtant je n'ai senti fr?mir la grande ombre envol?e comme dans la petite maison et les pi?ces obscures de la rue L?tizia. Tous les jours, en revenant du Cazone, par les all?es en lacet du Salario, la for?t d'oliviers dont le moutonnement argent? domine la ville, je les rencontrais, invariablement ?chou?es sur un banc, prenant frileusement l'air du large et le soleil, les deux fr?les Parisiennes, la m?re et la fille, venues l?, dans cet Ajaccio d'exil, pour la sant? de l'une ou de l'autre, et s'ennuyant, oh combien! dans ce monumental h?tel pour Anglais et Allemands. Elles ?taient d?barqu?es ici, joyeuses, avec un entrain affair? de jolies femmes arrivant ? Cannes ou ? Nice, toutes ravies des cactus en fleurs, du panorama de la baie, du jardin et du luxe de l'h?tel, heureuses du climat et de la douceur att?nu?e des ciels; mais elles en avaient d?cousu vite, dans le morne et pesant ennui de ce cosmopolite h?tel. En pure perte, les robes du bon faiseur, arbor?es ? chaque repas! En pure perte, les batistes brod?es de la fille et les manteaux de soir?e de la m?re, et la dorure de cheveux oxyg?n?s de celle-ci, et les bandeaux aile de corbeau de celle-l?; pas un homme en smoking ? table; et tous ces braves Allemands, en costume de cheviote, tous ces rogues Anglais, en chemise de flanelle, n'avaient cure de ces deux poup?es fran?aises, qui n'avaient ni app?tit ni souliers plats; car si les deux nouvelles venues d?couvraient, sous l'?cume de dentelles des jupes, les plus fines chaussures et les plus capiteux bas de soie, elles ne faisaient gu?re honneur au menu de l'h?tel. R?fugi?es, comme nous, ? une petite table, elles chipotaient tout du bout de la fourchette, disputant sans entrain quelque bouch?e de viande au brouet roux des sauces, r?duites ? se rabattre sur les mandarines du dessert, sans avoir comme nous la ressource d'aller prendre un repas sur deux dans quelque h?tel de voyageurs de la ville ou quelque bar de matelots du port; et j'avais fini par les prendre en piti?, ces deux Parisiennes d'exil, qui ne parlaient ? personne, et qui, malades, et tr?s atteintes peut-?tre, une fois retir?es dans leur chambre, devaient tromper leur fringale avec des c?drats confits et des crottes de chocolat. Donc, apr?s leur promenade quotidienne au Cazone, la m?re et la fille gagnaient, ? petits pas, les all?es du Salario, et une fois parvenues pas bien haut, ? mi-c?te, s'asseyaient sur un banc, et l?, tristement, s'absorbaient en silence devant le golfe ensoleill? et l'horizon des montagnes du golfe... d?cor italien d'un grand lac entour? de glaciers! Fleurs d'exil oubli?es devant un paysage nostalgique. Si j'avais os? les aborder, leur parler, certes je les aurais engag?es ? me suivre un peu plus loin, dans le verger d'oliviers s?culaires dont les feuilles luisantes fr?missent dans la brise au-dessus des massifs trop soign?s de l'h?tel; l?, dans un chaos d'?normes roches grises, parmi les lentisques et les fleurs d'arbousiers, chante entre les troncs contourn?s et rugueux tout un coin de Sicile... avec l'azur du golfe apparu dans les feuilles toutes cribl?es de lumi?re et pareilles ? des minces, ah! si minces m?dailles d'argent, c'est un d?cor de Th?ocrite, toute une page d'idylle ?voqu?e: Viens, une fl?te invisible Soupire au fond des vergers, La chanson le plus paisible, Est la chanson des bergers! Mais comment persuader ? ces inconnues de me suivre ? travers les broussailles et les pierres du maquis! J'y ai pourtant pass? les meilleures heures de mon s?jour en Corse, couch? ? l'ombre grise d'un olivier g?ant, dans la chaleur des herbes et l'odeur all?g?e des t?r?binthes; mais ces deux Parisiennes ?taient aussi trop d?licatement chauss?es, je leur eusse au moins fait massacrer l? cinq ou six louis de bottines! LES VOCERI Et les guitares, sous l'effleurement des doigts, grincent et se plaignent; les voix se lamentent, gutturales et profondes, d?j? entendues, on dirait dans les caf?s arabes du Sahel ou dans les cabarets de la Triana. Il y a de la m?lop?e du muezzin dans la monotonie attrist?e de cet appel qui se tra?ne, s'?l?ve tout ? coup et retombe; il y a de la passion espagnole dans cette note sourde et toujours tenue de l'accompagnement de la guitare; mais il y a aussi quelque chose en plus, comme une sauvagerie ardente et sombre, une sauvagerie aux yeux de braise, ? la p?leur de cire, telles ces ?tranges femmes en deuil journellement rencontr?es au creux des sentes ombrag?es de ch?nes verts des routes de Bastia et du Salario. Poussi?res de maquis! il me semble en humer l'?pre et ranimante odeur de geni?vre et de lentisques. Parents et amis une fois au grand complet, l'un d'eux s'avance et, s'adressant au mort, vante sa vie, son caract?re et d?plore sa fin; c'est l'oraison fun?bre antique dans toute sa grandeur na?ve et touchante. LE SEIZE AOUT EN AJACCIO Nous avons manqu? le 15 ao?t et les f?tes de l'Assomption, qu'on c?l?bre ici sous le nom de Saint-Napol?on. Pour les Ajacciens demeur?s fid?les ? la m?moire de l'Ogre de Corse, le 15 ao?t est demeur? l'anniversaire de la naissance de Bonaparte et la f?te de l'Empereur; des banquets bonapartistes, des toasts d?lirants d'enthousiasme exaltent toujours, en d?pit des R?publiques, la grande figure napol?onienne. Pour Ajaccio, la statue ?questre du premier Consul qui chevauche si fi?rement sa monture de bronze, escort? de ses quatre fr?res Lucien, J?r?me, Louis et Joseph d?shabill?s ? la romaine, commande toujours la montagne et la mer, et c'est moins une effigie qu'un spectre cher et tangible dont l'ombre, selon les heures, diminue et grandit sur la place du Diamant. Oh! le geste du Napol?on de bronze pointant le doigt vers l'horizon et semblant encore d?fendre le golfe et le maquis ? l'invasion anglaise! Pour nous, ces dix-huit heures de travers?e ont ?t? dix-huit heures de roulis, de tangage et du plus atroce mal de mer, les hommes d'?quipage eux-m?mes titubaient comme ivres, le personnel attach? au service des passagers ?tait aussi malade que les passagers, et je revois encore ce pont des premi?res avec tous ces corps gisant p?le-m?le dans un d?sordre des plaids et des couvertures et roulant avec le roulis sous l'?cume et les paquets de mer; nuit d'?quinoxe presque, tant la M?diterran?e ?tait folle et violente; et qui le croirait aujourd'hui: le bleu d'un ciel implacable br?le au-dessus d'Ajaccio, la mer couleur d'?tain en fusion a le calme d'un lac d'Italie et les montagnes ?vapor?es de chaleur, devenue ? l'horizon une brume lumineuse, font aujourd'hui de la ville de Napol?on un Bellagio de songe et de torpeur, ou je ne sais quel port de colonie invraisemblable et lointaine; mais ce calme n'est qu'apparent, car le mistral souffle encore au large et, une fois sorti de la baie, ce sont les lourdes lames courtes, d'un bleu vitreux stri? d'?cume, qui nous secouaient si formidablement cette nuit et ce matin. Des fanfares, un bruit de foule m'arrachent du lit o? je somnole; je me pr?cipite ? la fen?tre, j'entr'ouvre les persiennes; tout un peuple en f?te se presse sur les trottoirs du Cours-Napol?on. A la terrasse de la caserne, en face, tout un flot d'artilleurs se bousculent, s'accoudent et cherchent ? se faire place, avidement pench?s sur la procession. La Procession! une procession comme on n'en voit plus sur le continent et que M. Combes ne se risquera pas ? supprimer encore ici, car la population, enracin?e dans ses coutumes et fonci?rement latine et d?vote, tient avant tout ? ses manifestations religieuses, et celle-l? a, en effet, un caract?re tout particulier et bien local. Pr?c?d? d'une fanfare, un long Christ de grandeur humaine appara?t et oscille au-dessus de la foule ? l'angle du Cours. Enlumin? et peint de plaies saignantes, il s'avance, ?rig? tr?s haut par un porteur en froc violet; des guirlandes de fleurs et des banderoles violettes l'encadrent. Une confr?rie de p?nitents violets l'escorte; suivent des groupes de femmes en noir, encapuchonn?es ? la mode corse, et des hommes en complet de velours; puis un autre Christ enguirland?, lui, de banderoles et de fleurs rouges, la confr?rie qui l'entoure est v?tue de frocs ?carlates, et la procession continue, et un troisi?me Christ appara?t, tenu tr?s haut par un porteur et suivi d'une confr?rie ? ses couleurs, et voici un autre Christ et un autre Christ encore dans leur faste un peu barbare de banderoles et de fleurs artificielles. Les cinq corps supplici?s dominent, tels d'?tranges m?ts, la mar?e des t?tes nues et des capuchons; c'est un d?fil? de cinq grands Christs planant au-dessus de confr?ries et d'une foule recueillie et lente. Un concours de peuple entoure une statuette de saint port?e sur les ?paules d'un groupe de brancardiers, c'est une figurine de moine en robe de bure qui, une palme ? la main, semble b?nir, debout sur un amas de rochers. Une dizaine d'hommes--des gars muscl?s aux yeux aigus et noirs dans des faces de h?le--se disputent l'honneur de le porter, et aux fortes encolures, aux cheveux drus et plant?s bas sur le front, j'en fais des mathurins, des hommes de mer. Des vieux chenus pr?tent aussi leur ?paule aux brancards; mais c'est surtout une jeunesse ardente qui se dresse autour de la statuette du saint; et ces cinq Christs oscillants, cette ferveur odorante autour d'une figure aux dimensions d'idole imposent ? ma m?moire des souvenirs de pardon de Bretagne en m?me temps que de processions espagnoles crois?es dans les < --< Saint Roch! Sa l?gende m'en ?tait cont?e une heure plus tard sur la place du Diamant par Michel Tavera, un jeune Corse que je connus il y a quelques ann?es, ? Paris, faisant une litt?rature savoureuse et color?e comme les montagnes et qui depuis a abandonn? la Capitale, pr?f?rant aux odeurs de la rue du Bac l'atmosph?re sauvage et parfum?e du maquis. --< Mais le miroitement de la mer, le halo lumineux de la c?te noyaient le point d?sign? dans une brume de chaleur. < Au fond de la baie, les neiges du Monte d'Oro, enflamm?es par l'adieu du soleil, ?tincelaient toutes roses au-dessus des for?ts bleu?tres, les fanfares de la procession ?clataient par intervalles dans le quartier de la Citadelle, les cinq Christs d?filaient sur les anciens remparts. La maison de Napol?on, c'est le p?lerinage tout indiqu? du lendemain. Je l'ai d?j? visit?e, il y a trois ans, c'?tait pendant l'hiver et la longue enfilade des pi?ces du premier, le seul ?tage o? soient admis les visiteurs, en prenait, derri?re les persiennes closes, un lamentable aspect de d?tresse et d'abandon. Dans la chaleur de l'?t? l'impression sera peut-?tre tout autre. Comme il y a trois ans, la gardienne ouvre pieusement deux petites armoires dissimul?es dans le mur, plac?es l'une au pied du lit de Mme Laetitia, l'autre ? la t?te. De la premi?re elle tire avec pr?caution une cr?che d'ivoire repr?sentant la Sainte Famille dans l'?table de Bethl?em; le premier Consul la rapporta d'?gypte pour l'offrir ? sa m?re, c'est le gage de son culte filial. L'autre cachette rec?le, pos?e sur un coussin de velours rouge, la couronne de lauriers du premier Consul. Elle est en or massif et c'est l'enthousiasme reconnaissant d'Ajaccio qui en a fait les frais par une souscription r?cente. L'embl?me consulaire repose sous un globe de verre comme une vulgaire pendule; les mains de l'Ajaccienne, qui la montre, n'en tremblent pas moins d'orgueil. Nabulione enfant s'exer?ait d?j? ? conqu?rir le monde... La vieille Corse, qui me raconte cette l?gende faite peut-?tre ? plaisir, la d?bite avec une joie ?vidente, toute sa vieille face crevass?e rayonne, a comme un air de f?te. Pour elle, comme pour tout bon Ajaccien, quand on parle de l'Empereur, c'est toujours le 15 ao?t, la Saint-Napol?on. SOUS LES CHATAIGNIERS La ch?taigne, c'est le bl? de la Corse: elle nourrit tout le pays. Sa farine remplace celle du froment; la frugalit? et surtout la paresse du paysan corse s'en accommodent. Si le ch?taignier met trente ans avant de produire, ? partir de cet ?ge, il fournit d'ann?e en ann?e une r?colte certaine et de plus en plus abondante. A mesure qu'il pousse ses fortes ramures, la ch?taigne se multiplie h?riss?e et verte, dans le clair-obscur verniss? de ses feuilles. Le ch?taignier ne demande aucune culture. Pendant qu'il prolonge ? fleur de sol l'enchev?trement de ses racines pareilles ? des accouplements monstrueux, et, telle une ?norme araign?e v?g?tale, ?treint de tentacules ligneux le granit du talus et la pierraille de la sente, les luisantes ch?taignes pleuvent des branches hautes et, couch? dans l'ombre, le Corse indolent regarde tomber les fruits, et c'est le pain d'aujourd'hui, et c'est le pain de demain, et c'est le pain de l'?t?, et c'est le pain de l'hiver. Le petit champ de ma?s qu'il cultive ? ses moments perdus, derri?re la masure paternelle, ajoute un bien faible apport ? l'annuelle r?colte. La ch?taigne, c'est la manne de ce d?sert de cimes et de roches montagneuses; que serait la Corse sans ses oasis de ch?taigneraies nourrici?res! Il y a eu l? m?prise; la phrase est m?lancolique, mais de la m?lancolie du pays m?me; elle en a la sauvage fiert?. Le paysan corse aime sa pauvret?, il ne souffre pas de sa condition, il ne tiendrait qu'? lui de l'am?liorer. S'il voulait cultiver la terre et lui faire rendre ce que l'extraordinaire richesse du sol donnait ici sous la domination romaine, il serait presque riche; mais le paysan corse ne daigne pas. Travailler la terre lui semble indigne de lui, il laisse cette basse besogne aux Lucquois, et il faut entendre avec quel m?pris il englobe sous le nom de Lucquois, tous les t?cherons italiens d?barqu?s en Corse par les bateaux de Bastia-Livourne, dont le labeur est la seule animation du pays. Le paysan corse chasse, court la montagne, pousse devant lui quelques ch?vres ? travers les roches, ou bien le long d'un raidillon un ?ne charg? de bois. V?tu de velours noir et gu?tr? jusqu'aux cuisses, il chevauche parfois un mulet ou un petit cheval corse, tandis que sa femme, charg?e d'?normes paquets, une lourde cruche en ?quilibre sur la t?te, chemine ? pied ? c?t? de lui. Plus rarement encore, de quatre et demie ? huit heures, dans la fra?cheur du matin, arrose-t-il le ma?s de son champ ou les quelques l?gumes de son jardin; mais la plupart du temps la pipe ? la bouche, il r?ve, assis sur le petit parapet de pierre s?che de la route, ou devise, accoud? ? la table d'un cabaret, avec d'autres hommes v?tus de velours comme lui et, dans la belle saison, toutes ses journ?es il les passe dans la ch?taigneraie. L'Arabe au pied du palmier, le Corse au pied du ch?taignier. La ch?taigneraie corse et la belle fain?antise de ses paysans. Un ami Corse, m'en fait aujourd'hui les honneurs. Il m'introduit dans le c?nacle de ces endurcis attard?s, philosophes inconscients ? la mani?re de Lucr?ce, puisqu'ils font passer avant toutes choses la joie de vivre lentement les heures et de les sentir vivre. On m'a annonc? aux paysans d'Ucciani, et, comme ils ont tous lu, ou plut?t comme on leur a lu la veille un r?cent article consacr? ? Ajaccio et ? la gloire de Napol?on, je suis plus qu'attendu. A ma venue, tous se l?vent, de fortes mains h?l?es se tendent vers moi, on me fait place, je me trouve assis sur un lit de foug?re, je suis environn? de sourires ? dents blanches et de larges prunelles ?trangement limpides. Il y a dans les yeux corses, une ardeur et une violence contenues en m?me temps qu'une candeur si avide que, dans les premiers temps, ce regard animal et pourtant tr?s beau me d?concertait et me troublait. Nulle part je n'ai rencontr? des yeux si sauvagement attentifs. Si pourtant, en Kabylie, dans les hameaux arabes, en Kabylie aussi comme dans toute l'Alg?rie, la femme trait?e en b?te de somme est ext?nu?e de maternit? et de basses besognes, tandis que l'homme farniente et, drap? dans son burnous, s'absorbe en de longues contemplations. Comme au hameau kabyle, ma venue a d?rang? deux conteurs, deux Uccianais dont l'un de retour de Toulon, o? il y a un mois encore, il servait dans la flotte, et l'autre de Marseille, inscrit maritime frais d?barqu? d'un transatlantique, et tous deux aur?ol?s du prestige des navigateurs. Escales et travers?es, villes de mirage et gr?ves lointaines, j'ai coup? court aux r?cits merveilleux; tous les yeux, toutes les bouches s'inqui?tent fi?vreusement de mon impression sur la Corse: < Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page |
Terms of Use Stock Market News! © gutenberg.org.in2024 All Rights reserved.