|
Read Ebook: La Russie en 1839 Volume I by Custine Astolphe Marquis De
Font size: Background color: Text color: Add to tbrJar First Page Next Page Prev PageEbook has 801 lines and 69509 words, and 17 pagesJ'allais en Russie pour y chercher des arguments contre le gouvernement repr?sentatif, j'en reviens partisan des constitutions. Le gouvernement mixte n'est pas le plus favorable ? l'action; mais dans leur vieillesse, les peuples ont moins besoin d'agir; ce gouvernement est celui qui aide le plus ? la production, et qui procure aux hommes le plus de bien-?tre et de richesses; il est surtout celui qui donne le plus d'activit? ? la pens?e dans la sph?re des id?es pratiques: enfin il rend le citoyen ind?pendant, non par l'?l?vation des sentiments, mais par l'action des lois: certes, voil? de grandes compensations ? de grands d?savantages. ? mesure que j'ai appris ? conna?tre le terrible et singulier gouvernement, r?gularis?, pour ne pas dire fond? par Pierre Ier, j'ai mieux compris l'importance de la mission que le hasard m'avait confi?e. L'extr?me curiosit? que mon travail inspirait aux Russes, ?videmment inquiets de la r?serve de mes discours, m'a fait penser d'abord que j'avais plus de puissance que je ne m'en ?tais attribu?; je devins attentif et prudent, car je ne tardai pas ? d?couvrir le danger auquel pourrait m'exposer ma sinc?rit?. N'osant envoyer mes lettres par la poste, je les conservai toutes, et les tins cach?es avec un soin extr?me, comme des papiers suspects; par ce moyen, ? mon retour en France, mon voyage ?tait ?crit, et il se trouvait tout entier dans mes mains. Cependant j'ai h?sit? trois ann?es ? le faire para?tre: c'est le temps qu'il m'a fallu pour accorder, dans le secret de ma conscience, ce que je croyais devoir ? la reconnaissance et ? la v?rit?!!! Celle-ci l'emporte enfin parce qu'elle me para?t de nature ? int?resser mon pays. Je ne puis oublier que j'?cris pour la France avant tout, et je crois de mon devoir de lui r?v?ler des faits utiles et graves. Je me regarde comme le ma?tre de juger, m?me s?v?rement, si ma conscience l'exige, un pays o? j'ai des amis, d'analyser sans tomber dans d'offensantes personnalit?s le caract?re des hommes publics, de citer les paroles des personnes politiques, ? commencer par celles du plus grand personnage de l'?tat, de raconter leurs actions, et de pousser jusqu'? leurs derni?res cons?quences les r?flexions que cet examen peut me sugg?rer, pourvu toutefois qu'en suivant capricieusement le cours de mes id?es, je ne donne aux autres mes opinions que tout juste pour la valeur qu'elles ont ? mes propres yeux: voil? ce me semble ce qu'on peut appeler la probit? de l'?crivain. Mais en c?dant au devoir, j'ai respect?, je l'esp?re du moins, toutes les convenances; car je pr?tends qu'il y a une mani?re convenable de dire des v?rit?s dures: cette mani?re consiste ? ne parler que d'apr?s sa conviction en repoussant les suggestions de la vanit?. Au surplus, ayant beaucoup admir? en Russie, j'ai d? m?ler beaucoup de louanges ? mes descriptions. Les Russes ne seront pas satisfaits; l'amour-propre l'est-il jamais? Cependant personne n'a ?t? plus frapp? que moi de la grandeur de leur nation et de son importance politique. Les hautes destin?es de ce peuple, le dernier venu sur le vieux th??tre du monde, m'ont pr?occup? tout le temps de mon s?jour chez lui. Les Russes en masse m'ont paru grands jusque dans leurs vices les plus choquants; isol?s, ils m'ont paru aimables; j'ai trouv? au peuple un caract?re int?ressant: ces v?rit?s flatteuses devraient suffire ce me semble pour en compenser d'autres moins agr?ables. Mais jusqu'ici les Russes ont ?t? trait?s en enfants g?t?s par la plupart des voyageurs. Si les discordances qu'on ne peut s'emp?cher de remarquer dans leur soci?t? actuelle, si l'esprit de leur gouvernement, essentiellement oppos? ? mes id?es et ? mes habitudes, m'ont arrach? des reproches, et comme des cris d'indignation, mes ?loges, ?galement involontaires, n'en ont que plus de port?e. Mais ces hommes de l'Orient, habitu?s qu'ils sont ? respirer et ? dispenser l'encens le plus direct, se tenant toujours pour croyables quand ils se louent les uns les autres, ne seront sensibles qu'au bl?me. Toute d?sapprobation leur para?t une trahison; ils qualifient de mensonge toute v?rit? dure; ils ne verront pas ce qu'il y a de d?licate admiration sous mes critiques apparentes, de regret, et ? certains ?gards, de sympathie sous mes remarques les plus s?v?res. S'ils ne m'ont pas converti ? leurs religions , si, au contraire, ils ont modifi? mes id?es monarchiques, en sens oppos? au despotisme et favorable au gouvernement repr?sentatif, ils se trouveront offens?s par cela seul que je ne suis pas de leur avis. C'est un regret pour moi, mais je pr?f?re le regret au remords. Si je n'?tais r?sign? ? leur injustice, je n'imprimerais pas ces lettres. Au surplus, ils peuvent se plaindre de moi en paroles, mais ils m'absoudront dans leur conscience; ce t?moignage me suffit. Tout Russe de bonne foi conviendra que si j'ai commis des erreurs de d?tail faute de temps pour rectifier mes illusions, j'ai peint en g?n?ral la Russie comme elle est. Ils me tiendront compte des difficult?s que j'avais ? vaincre, et me f?liciteront du bonheur et de la promptitude avec lesquels j'ai pu saisir les traits avantageux de leur caract?re primitif sous le masque politique qui le d?figure depuis tant de si?cles. Les faits dont je fus t?moin sont rapport?s par moi comme ils se sont pass?s sous mes yeux; ceux qu'on m'a racont?s sont reproduits tels que je les ai recueillis; je n'ai point essay? de tromper le lecteur en me substituant aux personnes que j'ai consult?es. Si je me suis abstenu, non-seulement de nommer celles-ci, mais de les d?signer en aucune fa?on, ma discr?tion sera sans doute appr?ci?e; elle est une garantie de plus du degr? de confiance que m?ritent les esprits ?clair?s auxquels j'ai cru pouvoir m'adresser pour m'?claircir de certains faits qu'il m'?tait impossible d'observer par moi-m?me. Il est superflu d'ajouter que je n'ai cit? que ceux auxquels le caract?re et la position des hommes de qui je les tiens donnaient ? mes yeux un cachet incontestable d'authenticit?. Gr?ce ? ma bonne foi scrupuleuse, le lecteur pourra juger par lui-m?me du degr? d'autorit? qu'il doit attribuer ? ces faits secondaires, qui d'ailleurs n'occupent qu'une tr?s-petite place dans mes narrations. LA RUSSIE EN 1839. Arriv?e du grand-duc h?r?ditaire de Russie ? Ems.--Caract?re particulier des courtisans russes.--Diff?rence de leurs mani?res quand le ma?tre est pr?sent ou absent.--Portrait du grand-duc.--Sa physionomie, son air souffrant.--Son p?re et son oncle au m?me ?ge.--Ses voitures.--?quipages n?glig?s.--Mauvaise tenue des domestiques.--Sup?riorit? de l'Angleterre dans les choses mat?rielles.--Soleil couchant sur le Rhin.--Le fleuve plus beau que ses bords.--Chaleur excessive. Ems, ce 5 juin 1839. J'ai commenc? hier mon voyage en Russie: le grand-duc h?r?ditaire est arriv? ? Ems, pr?c?d? de dix ou douze voitures et suivi d'une cour nombreuse. Ce qui m'a frapp? d?s le premier abord, en voyant les courtisans russes ? l'oeuvre, c'est qu'ils font leur m?tier de grands seigneurs avec une soumission extraordinaire; c'est une esp?ce d'esclaves sup?rieurs. Mais aussit?t que le prince a disparu, ils reprennent un ton d?gag?, des mani?res d?cid?es, des airs d?lib?r?s, qui contrastent d'une fa?on peu agr?able avec la compl?te abn?gation d'eux-m?mes qu'ils affectaient l'instant d'auparavant; en un mot il r?gnait dans toute cette suite de l'h?ritier du tr?ne imp?rial une habitude de domesticit? dont les ma?tres n'?taient pas plus exempts que les valets. Ce n'?tait pas simplement de l'?tiquette, comme celle qui gouverne les autres cours o? le respect officiel, l'importance de la charge plus que celle de la personne, le r?le oblig? enfin, produisent l'ennui et quelquefois le ridicule; c'?tait plus que cela; c'?tait de la servilit? gratuite et involontaire qui n'excluait pas l'arrogance; il me semblait leur entendre dire: < Cette sotte inqui?tude n'atteint point le grand-duc, sa pr?sence fait avant tout l'impression d'un homme parfaitement bien ?lev?; s'il r?gne jamais, c'est par l'attrait inh?rent ? la gr?ce qu'il se fera ob?ir, ce n'est pas par la terreur, ? moins que les n?cessit?s attach?es ? la charge d'empereur de Russie ne changent son naturel en changeant sa position. Le lendemain 6 juin au soir. J'ai revu le grand-duc h?ritier, je l'ai examin? plus longtemps, et de fort pr?s; il avait quitt? son uniforme qui le serre, et lui donne l'air gonfl?; l'habit ordinaire lui va mieux, ce me semble: il a une tournure agr?able, une d?marche noble sans aucune roideur militaire, et l'esp?ce de gr?ce qui le distingue rappelle le charme particulier attach? ? la race slave. Ce n'est pas la vivacit? de passion des pays chauds, ce n'est pas non plus la froideur impassible des hommes du Nord; c'est un m?lange de la simplicit?, de la facilit? m?ridionales et de la m?lancolie scandinave. Les Slaves sont des Arabes blonds; le grand-duc est plus qu'? moiti? allemand; mais en Mecklembourg ainsi que dans quelques parties du Holstein et de la Russie, il y a des Allemands slaves. Le visage de ce prince, malgr? sa jeunesse, n'a pas autant d'agr?ment que sa taille; son teint n'est plus frais: on voit qu'il souffre, sa paupi?re s'abaisse sur le coin ext?rieur de l'oeil avec une m?lancolie qui trahit d?j? les soucis d'un ?ge plus avanc?, sa bouche gracieuse n'est pas sans douceur, son profil grec rappelle les m?dailles antiques ou les portraits de l'imp?ratrice Catherine; mais ? travers l'air de bont? que donnent presque toujours la beaut?, la jeunesse et surtout le sang allemand, on ne peut s'emp?cher de reconna?tre ici une puissance de dissimulation qui fait peur dans un tr?s-jeune homme. Ce trait est sans doute le sceau du destin, il me fait croire que ce prince est appel? ? monter sur le tr?ne. Il a le son de voix m?lodieux, ce qui est rare dans sa famille; c'est un don qu'il a re?u, dit-on, de sa m?re. Il brille au milieu des jeunes gens de sa soci?t?, sans qu'on sache ? quoi tient la distance qu'on remarque entre eux, si ce n'est ? la gr?ce parfaite de sa personne. La gr?ce d?note toujours une aimable disposition d'esprit: il y a tant d'?me dans la d?marche, dans l'expression de la physionomie, dans les attitudes d'un homme!... Celui-ci est ? la fois imposant et agr?able. Les Russes voyageurs m'avaient annonc? sa beaut? comme un ph?nom?ne: sans cette exag?ration j'en aurais ?t? plus frapp?; d'ailleurs je me rappelais l'air romanesque, la figure d'archange de son p?re et de son oncle, le grand-duc Michel, en 1815, lorsqu'ils vinrent ? Paris, o? on les avait surnomm?s les aurores bor?ales: et je suis devenu s?v?re parce que j'avais ?t? tromp?. Tel qu'il est, le grand-duc de Russie me para?t encore un des plus beaux mod?les de prince que j'aie jamais rencontr?. J'ai ?t? frapp? du peu d'?l?gance de ses voitures, du d?sordre de ses bagages et de la tenue n?glig?e des gens de service qui l'accompagnent. Quand on compare ce cort?ge imp?rial ? la magnifique simplicit? des voitures anglaises, et au soin particulier que les domestiques anglais ont de toutes choses, on voit qu'il ne suffit pas de faire faire ses ?quipages chez des selliers de Londres, pour atteindre ? la perfection mat?rielle qui assure la pr?pond?rance de l'Angleterre dans un si?cle positif comme le n?tre. Hier j'ai ?t? voir coucher le soleil sur le Rhin: c'est un grand spectacle. Ce que je trouve de plus beau dans ce pays, trop fameux pourtant, ce ne sont pas les bords du fleuve avec leurs ruines monotones, avec leurs vignobles arides, et qui, pour le plaisir des yeux, prennent trop de place dans le paysage; j'ai trouv? ailleurs des rives plus imposantes, plus vari?es, plus riantes; de plus belles for?ts, une v?g?tation plus forte, des sites plus pittoresques, plus ?tonnants; mais ce qui me para?t merveilleux, c'est le fleuve m?me, surtout contempl? du bord. Cette glace immense glissant d'un mouvement toujours ?gal ? travers le pays qu'elle ?claire, refl?te et vivifie, me r?v?le une puissance de cr?ation qui confond mon intelligence. En mesurant ce mouvement, je me compare au m?decin interrogeant le pouls d'un homme pour conna?tre sa force: les fleuves sont les art?res de notre plan?te, et devant cette manifestation de la vie universelle, je demeure frapp? d'admiration; je me sens en pr?sence de mon ma?tre: je vois l'?ternit?, je crois, je touche ? l'infini; il y a l? un myst?re sublime; dans la nature, ce que je ne comprends plus, je l'admire, et mon ignorance se r?fugie dans l'adoration. Voil? pourquoi la science m'est moins n?cessaire qu'aux esprits m?contents. Je pars dans deux jours pour Berlin et P?tersbourg. Progr?s de la civilisation mat?rielle en Allemagne.--Le protestantisme en Prusse.--La musique employ?e comme moyen d'?ducation pour les paysans.--Le culte de l'art pr?pare l'?me au culte de Dieu.--La Prusse, auxiliaire de la Russie.--Rapport qui existe entre le caract?re du peuple allemand et celui de Luther.--Le ministre de France en Prusse.--Correspondance de mon p?re, conserv?e dans les archives de la l?gation fran?aise ? Berlin.--Mon p?re, ? vingt-deux ans, nomm? ministre de France pr?s des cours de Brunswick et de Prusse en 1792.--M. de S?gur.--Le coup de couteau.--Indiscr?tion de l'imp?ratrice Catherine.--Autre anecdote curieuse et inconnue relative ? la convention de Pilnitz.--Mon p?re remplace M. de S?gur.--Son succ?s dans cette cour.--On le presse d'abandonner la France.--Il y retourne malgr? les dangers qu'il pr?voit.--Il fait deux campagnes comme volontaire sous son p?re.--Lettres de M. de Nouilles alors ambassadeur de France ? Vienne.--Ma m?re.--Sa conduite pendant le proc?s du g?n?ral Custino, son beau-p?re.--Elle l'accompagne au tribunal.--Danger qu'elle y court.--Le perron du palais de justice.--Comment elle ?chappe au massacre.--Les deux m?res.--Mort du g?n?ral.--Son courage religieux.--La Reine le remplace ? la Conciergerie.--Souvenirs de Versailles au pied de l'?chafaud.--Mon p?re publie une justification de la conduite du g?n?ral.--On l'arr?te.--Ma m?re pr?pare l'?vasion de son mari.--D?vouement de la fille du concierge.--H?ro?sme du prisonnier.--Un journal.--Sc?ne tragique dans la prison.--Mon p?re, martyr d'humanit?.--Derni?re entrevue dans une salle de la Conciergerie.--Incident bizarre.--Premi?res impressions de mon enfance.--Le gouverneur de mon p?re frapp? d'apoplexie en lisant dans un journal la mort de son ?l?ve. Berlin, ce 23 juin 1839. N?anmoins la sagesse et l'?conomie qui pr?sident ? l'administration de ce pays, sont pour les Prussiens un juste sujet d'orgueil. Leurs ?coles rurales sont dirig?es consciencieusement et tr?s-exactement surveill?es. On emploie dans chaque village, la musique, comme moyen de civilisation et en m?me temps de divertissement pour le peuple: il n'y a pas une ?glise qui ne poss?de un orgue, et dans chaque paroisse, le ma?tre d'?cole sait la musique. Le dimanche, il enseigne le chant aux paysans qu'il accompagne sur l'orgue; ainsi, le moindre village peut entendre ex?cuter les chefs-d'oeuvre de la vieille ?cole religieuse italienne et allemande. Il n'est pas de morceau de chant ancien et s?v?re, qui soit ?crit ? plus de quatre parties: quel est le magister qui ne pourra trouver autour de lui, une basse, un t?nor et deux enfants, premier et second dessus, pour chanter ces morceaux? Chaque ma?tre d'?cole, en Prusse, est un Choron, un Wilhem champ?tre. Ce concert rural entretient le go?t de la musique, balance l'attrait du cabaret et pr?pare l'imagination des peuples ? recevoir l'enseignement religieux. Celui-ci est d?g?n?r? chez les protestants en un cours de morale pratique: mais le temps n'est pas loin o? la religion reprendra ses droits; la cr?ature dou?e d'immortalit? ne se contentera pas toujours de l'empire de la terre, et les populations les plus aptes ? go?ter les plaisirs de l'art, seront aussi les premi?res ? comprendre les nouvelles preuves des r?v?lations du ciel. Il est donc juste de convenir que le gouvernement prussien pr?pare dignement ses sujets ? jouer un r?le dans la r?novation religieuse qui s'avance, et qui d?j? s'annonce au monde par des signes irr?cusables. La Prusse sentira bient?t l'insuffisance de ses philosophies pour donner la paix aux ?mes. En attendant ce glorieux avenir, la ville de Berlin appartient aujourd'hui au pays le moins philosophique du monde, ? la Russie; et cependant les peuples de l'Allemagne, s?duits par une administration habile, tournent leurs regards vers la Prusse. Ils croient que c'est de ce c?t? que leur viendront les institutions lib?rales que beaucoup d'hommes confondent encore avec les conqu?tes de l'industrie, comme si luxe et libert?, richesse et ind?pendance ?taient synonymes! Le d?faut capital du peuple allemand, personnifi? dans Luther, c'est le penchant aux jouissances physiques de notre temps, rien ne combat ce penchant et tout contribue ? l'accro?tre. Ainsi, sacrifiant sa libert?, son ind?pendance ? l'aride espoir d'un bien-?tre tout mat?riel, la nation allemande, encha?n?e par une politique de sensualit? et par une religion de raisonnement, manque ? ses devoirs envers elle-m?me et envers le monde. Chaque peuple, comme chaque individu, a sa vocation: si l'Allemagne oublie la sienne, la faute en est surtout ? la Prusse, qui est l'ancien foyer de cette philosophie incons?quente, appel?e, par courtoisie, une religion. La France est aujourd'hui repr?sent?e en Prusse par un ministre qui satisfait parfaitement ? tout ce qu'on exige d'un homme en place dans le temps o? nous vivons. Nul air myst?rieux, nul silence affect?, nulle r?ticence inutile ne trahissent l'opinion qu'il se fait de son importance. On ne se souvient du poste qu'il occupe, que parce qu'on lui reconna?t le m?rite n?cessaire pour en remplir les devoirs. Devinant avec un tact tr?s-fin les besoins et les tendances des soci?t?s modernes, il marche tranquillement au devant de l'avenir sans d?daigner les enseignements du pass?; enfin il est du petit nombre de ces hommes d'autrefois devenus n?cessaires aujourd'hui. Originaire de la m?me province que moi, il m'a donn? d'abord sur l'histoire de ma famille des d?tails curieux et que j'ignorais; de plus, je lui ai d? un grand plaisir de coeur; je l'avoue sans d?tour, car on ne peut attribuer ? l'orgueil la religieuse admiration que nous ?prouvons pour l'h?ro?sme de nos p?res. Je vous d?crirai avec exactitude tout ce que j'ai senti dans cette occasion; mais laissez-moi d'abord vous y pr?parer comme j'y ai ?t? pr?par? moi-m?me. Je savais qu'il existe dans les archives de la l?gation fran?aise ? Berlin, des lettres et des notes diplomatiques d'un grand int?r?t pour tout le monde, et surtout pour moi: elles sont de mon p?re. Mon p?re arriva trop tard ? Brunswick; le duc avait donn? sa parole. Cependant la confiance qu'inspiraient en France le caract?re et l'habilet? du jeune Custine ?tait telle, qu'au lieu de le rappeler ? Paris, on l'envoya encore tenter aupr?s de la cour de Prusse de nouveaux efforts pour d?tacher le roi Guillaume II de la m?me coalition, dont le duc de Brunswick avait d?j? promis de commander les arm?es. Peu de temps avant l'arriv?e de mon p?re ? Berlin, M. de S?gur, alors ambassadeur de France en Prusse, avait d?j? ?chou? dans cette n?gociation difficile. Mon p?re fut charg? de le remplacer. Le roi Guillaume avait trait? mal M. de S?gur, si mal qu'un jour celui-ci rentra chez lui exasp?r?; et croyant sa r?putation d'homme habile ? jamais compromise, il essaya de se tuer d'un coup de couteau; la lame ne p?n?tra pas fort avant, mais M. de S?gur quitta la Prusse. Cet ?v?nement mit en d?faut la sagacit? de toutes les t?tes politiques de l'Europe; rien ne put expliquer ? cette ?poque l'extr?me malveillance du roi pour un homme aussi distingu? par sa naissance que par son esprit. J'ai su de tr?s-bonne part une anecdote qui jette quelque lumi?re sur ce fait, encore obscur; la voici: M. de S?gur, lors de sa grande faveur aupr?s de l'Imp?ratrice Catherine, s'?tait souvent amus? ? tourner en ridicule le neveu du grand Fr?d?ric, devenu roi plus tard, sous le nom de Fr?d?ric, Guillaume II; il se moquait de ses amours, de sa personne m?me; et selon le go?t du temps, il avait fait de ce prince et des personnes de sa soci?t? intime, des portraits satiriques qu'il envoya dans un billet du matin ? l'Imp?ratrice. Un autre fait ?galement curieux avait pr?c?d? l'arriv?e de mon p?re ? la cour de Prusse; il vous fera voir quelle sympathie excitait alors la r?volution fran?aise dans le monde civilis?. Le projet du trait? de Pilnitz venait d'?tre arr?t?; mais les puissances coalis?es mettaient un grand prix ? laisser ignorer le plus longtemps possible ? la France les conditions de cette alliance. La minute du trait? se trouvait d?j? entre les mains du roi de Prusse, et aucun des agents fran?ais en Europe n'en avait encore eu connaissance. Un soir, assez tard, M. de S?gur en rentrant chez lui ? pied, croit remarquer qu'un inconnu, envelopp? d'un manteau, le suit d'assez pr?s; il presse le pas, l'inconnu presse le pas; il traverse la rue, l'inconnu la traverse avec lui; il s'arr?te, l'inconnu recule, mais s'arr?te ? quelque distance. M. de S?gur ?tait sans armes: doublement inquiet de cette rencontre ? cause de la malveillance personnelle dont il sait qu'il est l'objet, aussi bien que de la gravit? des circonstances politiques, il se met ? courir en approchant de sa maison; mais malgr? toute sa diligence, il ne peut emp?cher l'homme myst?rieux d'arriver en m?me temps que lui ? sa porte et de dispara?tre aussit?t en jetant sous ses pieds, au moment o? cette porte s'ouvre, un rouleau de papiers assez gros. M. de S?gur, avant de ramasser l'?crit fait courir plusieurs de ses gens apr?s l'inconnu; personne ne peut le retrouver. Des circonstances plus fortes que le talent et que la volont? des hommes, devaient rendre inutiles les nouvelles tentatives de mon p?re aupr?s du cabinet de Berlin; mais malgr? le peu de succ?s de ses n?gociations, il obtint l'estime et m?me l'amiti? de toutes les personnes avec lesquelles les affaires le mirent en relation, sans excepter le roi et les ministres qui le d?dommag?rent personnellement du peu de fruit de sa mission politique. Le souvenir du tact parfait avec lequel mon p?re se tira des difficult?s qui l'attendaient ? Berlin, n'est pas encore effac?. Arrivant ? la cour de Prusse comme ministre du gouvernement fran?ais d'alors, il y trouva sa belle-m?re, madame de Sabran, r?fugi?e ? cette m?me cour pour fuir ce m?me gouvernement fran?ais. La division des opinions se manifestait dans chaque maison, et la discorde qui mena?ait les peuples, s'annon?ait dans les familles par le trouble et la contradiction. Quand mon p?re voulut retourner en France pour rendre compte de ses n?gociations, sa belle-m?re se joignit ? tous les amis qu'il avait ? Berlin pour tenter de le d?tourner de ce dessein. Un M. de Kalkreuth, le neveu du fameux compagnon d'armes du prince Henri de Prusse, se jeta presqu'? ses pieds pour le retenir ? Berlin, et pour l'engager, du moins, ? attendre en s?ret? dans l'?migration le temps o? il pourrait de nouveau servir son pays. Il lui pr?dit tout ce qui allait lui arriver ? son retour en France. Mon p?re ne se laissait s?duire par aucune subtilit? de conscience; il se conduisit de mani?re ? justifier l'ancienne devise de sa famille: < < L?-dessus mon p?re, R?gulus ignor? d'un pays o? l'h?ro?sme de la veille est ?touff? par la gloire du jour et par l'ambition du lendemain, partit tranquillement pour la France o? l'?chafaud l'attendait. Il y trouva d'abord les affaires dans un tel d?sordre, que, renon?ant ? la politique, il se rendit aussit?t ? l'arm?e du Rhin, command?e par son p?re, le g?n?ral Custine. L?, il fit avec honneur deux campagnes, comme volontaire, et quand le g?n?ral qui avait ouvert le chemin de la conqu?te ? nos arm?es, revint ? Paris pour y mourir, il le suivit pour le d?fendre. Tous deux p?rirent de la m?me mani?re. Mais mon p?re surv?cut un peu de temps ? son p?re; il ne fut condamn? qu'avec les Girondins, parmi lesquels se trouvaient ses meilleurs amis. Il mourut r?sign? ? toutes les vertus du martyr, m?me ? la vertu m?connue. Add to tbrJar First Page Next Page Prev Page |
Terms of Use Stock Market News! © gutenberg.org.in2025 All Rights reserved.